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ÉCONOMIE & ENTREPRISE
MERCREDI 11 MARS 2020
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L’
économie française et le sec
teur pétrolier n’avaient pas
vécu une telle chute des prix
du brut en vingtquatre heu
res depuis janvier 1991, lors
du déclenchement de la pre
mière guerre du Golfe. La baisse de 25 % du
baril de Brent (à 33,90 dollars, soit 30 euros),
lundi 9 mars, après l’échec des négociations
entre la Russie et l’Organisation des pays ex
portateurs de pétrole (OPEP) peutelle
amortir le choc brutal de l’épidémie de Co
vid19 sur l’activité en donnant un coup de
pouce au pouvoir d’achat des consomma
teurs ou aux industries gourmandes en or
noir? Rien n’est moins sûr du fait du carac
tère inédit de la crise sanitaire qui secoue ac
tuellement le monde.
C’est « une très bonne nouvelle pour tous
ceux qui font leur plein », a déclaré le minis
tre de l’économie et des finances, lundi, sur
France Inter. « La baisse des prix doit se ré
percuter, j’ai déjà eu l’occasion de le dire aux
compagnies pétrolières, le plus rapidement
possible », a insisté Bruno Le Maire, esti
mant que cela devait être « symétrique ». Ce
qui est impossible en raison du poids des
taxes, qui représentent près de 60 % des
prix des carburants à la pompe.
Pour autant, ce n’est « pas forcément bon
pour l’économie française », s’estil em
pressé de nuancer. « Avoir un prix du pétrole
qui baisse trop, ça inquiète les marchés », ce
qui a « des répercussions sur le financement
de nos entreprises, et donc sur notre écono
mie », atil prévenu. De fait, l’effondrement
du prix du brut à Londres et à New York a
immédiatement entraîné celui des actions
sur l’ensemble des places boursières. Il a ré
clamé plus de « coordination » aux Saou
diens, qui ont ouvert les vannes pétrolières
et baissé leurs prix afin de conserver leurs
parts de marché.
Selon les projections de l’Institut national
de la statistique et des études économiques
(Insee), un recul de 10 dollars du Brent se
traduit par une hausse de 0,2 point à
0,4 point du produit intérieur brut sur un
an, d’après le modèle macroéconomique,
quand l’Observatoire français des conjonc
tures économiques (OFCE) l’estime à
0,1 point la première année et à 0,2 la se
conde. Des chiffres à prendre avec précau
tion en raison du contexte sanitaire. « En
temps normal, prise isolément, un recul du
pétrole peut contribuer à soutenir l’activité,
par des coûts de production moindres et une
baisse de l’inflation, note Julien Pouget, chef
du département de la conjoncture à l’Insee.
Mais nous ne sommes pas en temps normal,
et cet élément n’est pas le seul facteur qui im
pacte notre économie. »
MAUVAIS SOUVENIRS
Tout dépend aussi de la façon dont la baisse
se reflète sur les prix de vente des produits
raffinés (carburants, fioul domestique) et
sur les prix finaux des produits transfor
més. Il ne se fera sentir que si les cours sont
durablement bas. « Non seulement cette
transmission peut prendre un peu de temps,
mais elle peut ne pas se faire de manière inté
grale et l’effet positif sur la consommation
des ménages est donc moindre », ajoute
Louis Boisset, économiste chez BNP Paribas.
La crise liée au Covid19, qui fragilise l’acti
vité et la trésorerie des entreprises, peut les
inciter à n’appliquer qu’en partie ces baisses.
Quelques secteurs sont particulièrement
touchés, à commencer par celui des compa
gnies pétrolières. Les cours des majors
(ExxonMobil, Shell, BP...) ont reculé de 12 % à
19 % lundi et leurs dirigeants ont quelques
mauvais souvenirs : outre la première
guerre du Golfe, la faillite de la banque Leh
man Brothers précipitant la crise financière
de 2008 et la riposte de l’Arabie saoudite à
l’essor de la production américaine à coups
de barils à prix réduit en 20142015. Depuis
2015, et en y intégrant ce « lundi noir », l’ac
tion Total a perdu 27 %, BP 29 %, Shell 44 %,
ExxonMobil 50 %, Chevron 22 % et ENI 50 %.
Cela les a obligées à compenser ces médio
cres performances par d’importants divi
dendes et des rachats d’actions dans un sec
teur pétrolier, par ailleurs, sous la pression
des politiques de lutte contre le réchauffe
ment climatique. Elles ont dû fortement
baisser le « point mort » audelà duquel elles
font des bénéfices grâce à une discipline fi
nancière stricte et à des investissements
d’explorationproduction plus rigoureux
qu’à l’époque du baril à 100 dollars.
ATTENTISME
Les sociétés de services parapétroliers, beau
coup moins solides, et parfois même en dif
ficulté, ont fait les frais de cette rigueur avec
des carnets de commandes moins remplis et
une pression sur leurs prix. En convales
cence, Vallourec (tubes d’acier pour le « oil
& gas ») et CGG (cartographie sousmarine)
ont dévissé en Bourse lundi (respectivement
- 21,6 % et – 35 %). L’épisode arrive au plus
mauvais moment pour le francoaméricain
TechnipFMC (– 26 %), qui est en train de se
scinder en deux sociétés.
Un baril à 20 dollars n’est plus une vue de
l’esprit, selon la banque Goldman Sachs. A ce
prix, Saudi Aramco peut tenir, car ses coûts
de production sont inférieurs à 3 dollars par
baril. Rien de tel pour les oilmen américains
endettés ou la Russie, deuxième exportateur
mondial derrière l’Arabie saoudite. Les ex
perts s’attendent à une remontée très lente
des prix en raison des incertitudes sur la re
lance de l’appareil productif, notamment en
Chine, quand l’épidémie de Covid19 mon
trera des signes de repli (comme en Chine).
L’industrie automobile, elle aussi, est in
quiète. Traditionnellement, une chute du
prix du carburant dope ses ventes. Le krach
actuel risque de l’handicaper, alors qu’elle est
soumise, depuis le 1er janvier, à de nouvelles
normes environnementales draconiennes
de l’Union européenne. Les constructeurs se
sont engagés dans une électrification de leur
offre et doivent réduire les émissions de
dioxyde de carbone (CO 2 ) de 20 % en 2020,
sous peine d’amendes pouvant atteindre des
centaines de millions d’euros. La plupart des
constructeurs comptent vendre environ
10 % de véhicules électriques ou hybrides re
chargeables (contre 3 % en 2019), et tous pilo
tent attentivement leur réseau commercial.
Or, l’argument du coût d’utilisation avan
tageux de l’électrique à cause du prix des car
burants s’affaiblit, ce qui nourrit l’attentisme
des automobilistes. « Si le phénomène dure,
cela pourra avoir un effet, confirme Gilles
Normand, patron de la division véhicule
électrique chez Renault. En particulier en
France, où la division par deux du bonus éco
logique pour les ventes aux professionnels a
renchéri de 100 euros le loyer mensuel des voi
tures à batteries. Nous avons déjà constaté un
fléchissement marqué des commandes, voire
un vrai coût d’arrêt pour les petites flottes. »
Les compagnies aériennes, dont c’est le se
cond poste de dépenses, peuvent a priori en
bénéficier. Las! Elles se couvrent des mois à
l’avance pour se protéger contre les fluctua
tions des cours. Air FranceKLM reconnaît
qu’elle ne profitera pas de la baisse des prix
de l’or noir, car elle a acheté à terme du car
burant à un prix plus élevé qu’aujourd’hui.
Et le transport aérien a d’autres soucis : re
trouver des passagers et faire redécoller ses
avions immobilisés depuis des semaines.
jeanmichel bezat, éric béziat,
guy dutheil et béatrice madeline
L’INDUSTRIE
AUTOMOBILE EST
INQUIÈTE, ALORS
QU’ELLE EST
SOUMISE, DEPUIS
LE 1ER JANVIER, À DE
NOUVELLES NORMES
ENVIRONNEMENTALES
DRACONIENNES
La chute du pétrole,
une fausse bonne
nouvelle pour
l’économie française
Le coup de pouce aux consommateurs
ou aux industries gourmandes en or noir
risque d’être annihilé par l’ampleur
de la crise sanitaire liée au Covid
M A R C H É S
l’or noir plonge et l’or jaune garde la
tête hors de l’eau. Voilà, en un rac
courci, deux tendances frappantes de
l’évolution du cours des matières pre
mières en ce début d’année. Une pé
riode marquée par l’irruption du co
ronavirus d’abord à Hubei, au cœur
de la Chine, puis dans de nombreux
foyers aux quatre coins de la planète.
Mais aussi par la chute brutale du
cours du pétrole.
Lundi 9 mars, le baril de brent a
perdu près de 25 % de sa valeur. Une
onde de choc qui a percuté les mar
chés actions, mais aussi l’ensemble
des cours des matières premières. « Si
le pétrole vous brûle les doigts, vous
vous défaites de positions sans distinc
tion, d’autant que certains index re
groupent plusieurs matières premiè
res. Il y a donc eu une incidence sur les
métaux industriels, comme le cuivre,
qui a perdu 2,5 %, le plomb, 3 % ou le
nickel, en recul de 1,5 % », explique
Benjamin Louvet, gérant matières
premières chez OFI AM.
Les matières premières agricoles
n’ont pas été épargnées, bien au con
traire. En particulier, celles transfor
mées en agrocarburant. La baisse du
cours du pétrole rend ce débouché in
dustriel moins rémunérateur pour
les cultures concernées. Le soja, le
maïs, le colza, l’huile de palme et le
sucre ont subi un net retrait de leurs
cours respectifs – l’huile de palme cé
dant, par exemple, 5 %, et le sucre 3 %.
« Des éléments qui se conjuguent »
Cette tendance baissière, accentuée
lundi, était déjà d’actualité depuis
que le coronavirus a frappé la Chine.
Même si cette crise sanitaire n’expli
que pas tout. « Beaucoup d’éléments
se conjuguent pour expliquer les ten
dances, comme la chute la plus specta
culaire, celle du pétrole. L’effet du coro
navirus vient se rajouter à une ten
dance baissière liée à un marché excé
dentaire », selon Philippe Chalmin,
professeur à l’université ParisDau
phine. Et c’est la guerre des prix lan
cée entre l’Arabie saoudite et la Russie
qui a fini par précipiter le baril dans
une chute vertigineuse.
De même, pour le Baltic Dry Index
(BDI), indice du prix du fret maritime,
jaugeant la demande mondiale de ba
teaux chargés de produits secs (céréa
les, minerais ou charbon). Il a coulé,
en février, à son plus bas niveau de
puis 2016. La menace du Covid19 sur
l’économie chinoise et donc mon
diale a contribué à ce plongeon. Mais,
déjà, en tout début d’année, le BDI
tanguait avec l’entrée en vigueur, au
1 er janvier, d’une nouvelle réglemen
tation environnementale pour le
transport maritime, qui limite les
émissions de soufre en réduisant sa
présence dans les carburants. Sans
oublier les remous liés à la guerre
commerciale à laquelle se livrent les
EtatsUnis et la Chine.
Dans ce contexte, le Covid19 mine
les perspectives économiques. La qua
simise à l’arrêt de la Chine en février,
premier consommateur de matières
premières, a fait reculer les cours des
métaux. Le cours du cuivre, considéré
comme un thermomètre de la santé
économique mondiale de par la va
riété de ses utilisations dans l’indus
trie, est en recul de 11 % depuis janvier.
Le gouvernement chinois tente de re
lancer la machine. Mais le coronavirus
a franchi les frontières. « La principale
inquiétude vient maintenant des Etats
Unis, avec la faiblesse de son système
de santé », estime M. Louvet. Sans sur
prise, l’or profite des craintes des in
vestisseurs, même s’ils sont con
traints, parfois, d’en céder pour com
bler leurs pertes. Il s’apprécie de plus
de 10 % depuis le début de l’année.
laurence girard
A l’exception de l’or, les matières premières sous pression