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MERCREDI 11 MARS 2020 économie & entreprise| 19
Krach boursier ou pas, le risque
de contagion à l’économie est bien réel
Si la crise financière, déclenchée par le coronavirus et la chute du pétrole, est une
« correction », après des mois de hausse, elle n’en met pas moins en danger le monde
londres correspondance
A
près une semaine agitée, les Bour
ses mondiales ont fait le grand
plongeon, lundi 9 mars. Le CAC 40
a cédé 8,39 % dans la journée, une dégrin
golade qui a rappelé les mauvais souvenirs
de 2008. Les valeurs bancaires ont bu la
tasse comme la Société générale (– 17,65 %)
ou Crédit agricole SA (– 16,86 %). Le cons
tructeur Renault a, lui, vu sa capitalisation
boursière fondre de moitié depuis le
1 er janvier. A Wall Street, l’indice S&P 500 a
perdu 7,6 %, une glissade tellement rapide
que, pour la première fois depuis plus de
vingt ans, un coupecircuit a gelé les cota
tions pendant quinze minutes en séance.
Mardi 10 mars matin, les places européen
nes ouvraient en hausse.
Peuton parler de krach boursier? Pas
encore, selon les puristes. « La correction
sur les marchés est extrêmement forte,
mais elle intervient dans des volumes en
core très inférieurs à ceux qui caractérisent
un krach. On n’observe pas encore de capi
tulation de la part des investisseurs, avec
des prix qui seraient aberrants », souligne
Franck Dixmier, directeur des gestions
obligataires chez Allianz GI.
Pourquoi la chute du baril atelle sus
cité la panique? Sur des marchés déjà
très nerveux, l’effondrement de 30 % du
prix du baril de pétrole a fait l’effet d’une
bombe. « La réaction est d’abord venue des
marchés du crédit, qui avaient plutôt bien
résisté, ces dernières semaines, face à la
montée des inquiétudes autour du corona
virus, explique Gilles Moëc, économiste
en chef du groupe Axa. Les investisseurs
craignent que la violente baisse du prix du
pétrole fragilise les producteurs de gaz de
schiste américains, qui représentent 11 %
des émetteurs de crédit à haut rendement
aux EtatsUnis. »
Ces groupes pétroliers, très endettés,
ayant des coûts d’extraction bien supé
rieurs aux 30 dollars (26,50 euros) que
cote le brent, des faillites sont à craindre.
D’ailleurs, les banques américaines ont
aussi été attaquées en Bourse, lundi. « Ce
stress sur le secteur pétrolier s’est ajouté au
choc qu’a représenté dimanche [8 mars] la
mise en quarantaine du cœur industriel de
l’Italie », ajoute M. Moëc.
Les cours vontils encore baisser? Peter
Dixon, économiste à Commerzbank,
pense que la chute va continuer. Il souli
gne que les marchés, en particulier les
Bourses américaines, ont commencé l’an
née 2020 à des niveaux surévalués. « On
sait qu’une correction devait avoir lieu, et
on pensait qu’un événement extérieur la
provoquerait, peutêtre la guerre commer
ciale ou le Brexit. Finalement, l’épidémie de
coronavirus semble jouer ce rôle. »
Il souligne que le ratio Shiller, qui com
pare les valorisations boursières aux bé
néfices des entreprises, était de 31 au dé
but de l’année, un niveau qui n’a été dé
passé qu’en 1929 et 2000, deux années de
krach. « Sa moyenne sur le long terme est
de 19. Vendredi, il était tombé à 29. Si on
pense qu’il pourrait descendre à 24, par
exemple, cela voudrait dire que les Bourses
américaines devraient encore baisser de
15 %20 % », poursuit M. Dixon. Il compare
néanmoins cette chute boursière à celle
de 2001, pas de 2008 : « Le choc est con
joncturel plutôt que structurel. »
Pourquoi craindre des effets « boule de
neige » sur les marchés? Des mécanis
mes pervers peuvent amplifier la chute
des marchés. Des ordres automatiques de
vente, par exemple, sont donnés par des
investisseurs au cas où certains seuils se
raient franchis à la baisse. Les gérants
obéissent également à des règles de ges
tion internes qui ont des conséquences
sur leurs allocations d’actifs. « La volatilité
a explosé ces derniers jours et cela pourrait
amener certains investisseurs à couper
leurs positions car les niveaux de risques
dans les portefeuilles ne sont plus compati
bles avec le profil de risque recherché »,
prévient M. Dixmier. En parallèle, « certai
nes stratégies à la mode visent à ce que les
obligations et les actions représentent le
même poids en termes de risque au sein
d’un portefeuille. Dans les conditions ac
tuelles, cela conduit à vendre des actions »,
ajoute Stéphane Déo, stratégiste à La Ban
que postale Asset Management.
De quoi les gérants ontils peur? Les in
dices, ça baisse, ça monte. Les crises com
mencent – comme en 2008 –, lorsqu’il y a
un assèchement de la liquidité. Depuis le
mois de septembre 2019, des tensions
sont apparues sur le marché monétaire
américain, qui ont rendu nécessaires des
injections de la Réserve fédérale (Fed,
banque centrale américaine). Ce phéno
mène n’est toujours pas résolu, mais la
Fed a les moyens d’intervenir.
En revanche, les gérants relèvent qu’il
devient difficile de vendre des titres sur
les marchés du crédit à haut rendement –
celui des emprunteurs les moins bien no
tés. Cela peut poser des difficultés aux
fonds indiciels. Ces derniers, qui cher
chent à copier la performance d’un in
dice, sont cotés et peuvent donc donner
lieu à des rachats tous les jours. Mais com
ment pourrontils rembourser leurs
souscripteurs, s’ils peinent à vendre les
valeurs qu’ils ont en portefeuille? Quand
les fameux producteurs de gaz de schiste
risquent de faire défaut, personne ne se
rue pour acquérir leurs obligations...
Etats et banques centrales peuventils
agir? La Fed a tenté de surprendre les mar
chés, en baissant ses taux directeurs d’un
demipoint, mardi 3 mars, qui évoluent
désormais dans une fourchette entre 1 %
et 1,25 %. En vain. Les marchés ne se sont
pas repris. Jeudi 12 mars, la Banque cen
trale européenne devrait à son tour faire
des annonces. Mais, avec un taux direc
teur déjà profondément négatif, à – 0,5 %,
le plus bas de son histoire, elle n’a guère de
marge de manœuvre. Tout juste peutelle
agir à la marge, par exemple, en facilitant
les prêts aux entreprises ou en interve
nant plus sur les marchés obligataires.
De l’avis général, le rôle central doit reve
nir aux gouvernements, notamment pour
aider les entreprises à court de liquidités à
se refinancer. En France, le paiement des
cotisations sociales et des impôts peut
ainsi être étalé par les entreprises tou
chées par la crise. Les PME qui auraient des
problèmes pour obtenir des prêts de tréso
rerie peuvent aussi demander à la banque
publique d’investissement Bpifrance d’en
garantir jusqu’à 70 % du montant. Des me
sures similaires ont été prises en Italie.
Comment une chute des marchés se ré
percutetelle sur l’économie? Les Bour
ses sontelles une simple bulle spécula
tive déconnectée de la réalité? Certaine
ment pas aux EtatsUnis, où l’essentiel du
financement des entreprises se fait sur
les marchés financiers. La semaine du 2
au 6 mars, le marché de la dette a soudain
calé : aucune nouvelle obligation d’entre
prise n’a été émise sur les marchés améri
cains, contre 88 milliards de dollars les
trois semaines précédentes, selon
BNY Mellon. En clair, les entreprises ne
peuvent plus se financer par ce biais.
Très inquiets, les investisseurs se ruent
vers les placements les plus sûrs, à savoir
les obligations d’Etat, dont les rende
ments s’effondrent, tandis qu’ils fuient
les obligations des entreprises, dont les
rendements s’envolent. C’est particuliè
rement vrai pour les secteurs les plus tou
chés, notamment le pétrole, l’hôtellerie,
la restauration...
En Europe, où le financement des entre
prises est principalement réalisé par les
banques, l’effet est plus indirect. Le choc
n’en est pas moins réel. Les investisseurs
commencent à s’inquiéter du sort de l’Ita
lie. Ses taux obligataires se sont tendus,
passant de 1 % à 1,4 % en une semaine.
Rien à voir avec les niveaux atteints lors
de la crise de la zone euro (près de 7 %),
mais un signal d’alerte.
Quel est l’impact sur l’économie de la
zone euro? Avant l’épidémie, la zone
euro frôlait déjà la récession. Le brutal ar
rêt de l’économie italienne, qui pourrait
être suivie par d’autres pays, pourrait suf
fire à faire basculer la région dans le
rouge. Oxford Economics ne prévoit plus
que 0,6 % de croissance pour 2020. Son
scénario de base est que le choc sera vio
lent, mais ne durera que quelques mois.
Les analystes de TS Lombard sont bien
plus pessimistes. Ils tablent désormais
sur une récession mondiale et ils s’in
quiètent en particulier du sort de l’Italie.
« Le système bancaire ne pourra probable
ment pas rester solvable et liquide après la
mise en quarantaine du pays. L’industrie
touristique est morte pour 2020. (...) L’Italie
va avoir besoin d’un soutien massif de ses
partenaires de la zone euro pour éviter le
sort de la Grèce. »
éric albert
et isabelle chaperon (à paris)
Cours du Dow Jones
à New York, en points
Cours du CAC 40
à Paris, en points
Cours du Nikkei
à Tokyo, en points
12 février 9 mars 2020* 12 février 9 mars 2020* 12 février 9 mars 2020*
* A la clôture Infographie : Le Monde Source : Bloomberg
23 821,02 4 707,91 19 698,
29 551,42 6 104,73 23 861,
Igor Sechin n’a pas l’habitude de se
confier au hasard. Il préfère l’orga
niser. Question de déformation
professionnelle pour cet ancien in
terprète en français et en portugais
qui a bâti sa carrière à l’ombre des
services secrets. Frère d’armes de
Vladimir Poutine, il est aujourd’hui
à la tête de la première compagnie
pétrolière de Russie et tire les ficel
les de tout ce qui concerne la politi
que énergétique du pays. C’est
pourtant lui que le directeur exécu
tif de l’Agence internationale de
l’énergie (AIE), Fatih Birol, a accusé,
à mot couvert, de « jouer à la rou
lette russe ». Un jeu de hasard sou
vent mortel. C’est en effet l’intransi
geance du prince Igor qui a poussé
l’Arabie saoudite à renoncer à son
projet de réduction conjointe des
capacités de production pour main
tenir les prix.
Lundi 9 mars, le Royaume a an
noncé l’écrasement de ses prix et
l’augmentation de sa production,
sur un marché déjà en surcapacité.
Avec l’arrêt de l’économie chinoise,
la consommation d’or noir dans le
monde pourrait bien cette année
baisser pour la première fois de
puis la crise de 2008. Casser les
prix et augmenter les quantités
alors que les clients sont moins
gourmands a déjà produit l’effet
escompté, l’effondrement des
cours mondiaux, la panique sur les
marchés et la propagation au reste
de l’économie.
Pourquoi une telle hâte à se pré
cipiter vers l’abîme? L’Arabie saou
dite veut punir la Russie de n’avoir
pas voulu jouer le jeu du cartel de
l’OPEP. Cette dernière, elle, veut pu
nir l’Amérique et ne croit plus à la
stratégie saoudienne. En moins de
quatre ans, les EtatsUnis, qui ne
sont pas membres de l’OPEP, sont
devenus un exportateur majeur de
pétrole brut en multipliant par
plus de six leur production. Pour
Igor Sechin, ce sont les grands ga
gnants des politiques malthusien
nes de l’OPEP. A chaque fois que les
pétroliers réduisaient leur produc
tion, les Américains récupéraient
les parts de marché perdues.
Mordre la poussière
Moscou veut donc leur faire mor
dre la poussière. Selon une récente
étude de la réserve fédérale de Dal
las, 59 % des pétroliers du Texas
ont besoin d’un baril audessus de
50 dollars pour financer leurs in
vestissements. Il flirte aujourd’hui
avec les 35 dollars. D’où la déconfi
ture boursière des grandes ban
ques américaines qui les soutien
nent.
L’Arabie saoudite y perdra aussi.
Les cours actuels sont à la moitié
de ce qui serait nécessaire pour
équilibrer un budget déjà miné par
l’interminable guerre au Yémen.
Avec des coûts plus élevés et une
industrie moins performante, les
Russes vont également voir leurs
ressources rétrécir. La lutte est
donc psychologique : qui cédera le
premier? Au jeu capitaliste, ce se
rait le plus agile, donc les Etats
Unis. Mais la roulette russe peut
obéir à d’autres règles.
PERTES & PROFITS|OR NOIR
p a r p h i l i p p e e s c a n d e
Roulette russe
et princes arabes