20 |économie & entreprise MERCREDI 11 MARS 2020
0123
londres correspondance
E
n décembre 2019, le
grand public français a
soudain découvert
l’américain BlackRock.
La plus importante société de ges
tion au monde, qui gère
7 500 milliards de dollars (soit
6 500 milliards d’euros) d’en
cours, s’est retrouvée accusée
d’agir en sousmain pour influen
cer la réforme des retraites. Jean
Luc Mélenchon critique désor
mais les « blackrockistes » : « C’est
BlackRock qui se trouve là, derrière
tous ces articles [de loi] », dénon
çait le leader de La France insou
mise, le 9 février, à l’Assemblée
nationale.
Et voilà que Vanguard, autre im
portante société de gestion amé
ricaine, avec 5 600 milliards de
dollars d’encours, se lance dans le
débat. Mardi 10 mars, elle a publié
un « manifeste » incitant les Euro
péens à épargner davantage. « Les
habitants de l’Union européenne
n’épargnent pas correctement
pour leur retraite et, chez Van
guard, nous pensons qu’il y a cer
taines choses qui peuvent être fai
tes pour les aider », explique au
Monde Sean Hagerty, son direc
teur pour l’Europe.
Pour lui, il est clair que le sys
tème des retraites doit reposer sur
plusieurs « piliers ». « Les retraites
obligatoires ne suffisent plus, et il
faut que les gens épargnent de ma
nière volontaire en parallèle. »
Concrètement, il est nécessaire de
développer la retraite par capitali
sation. Et ce, même si les grandes
Bourses de la planète ont connu
leur pire journée de cotation de
puis 2008 et l’éclatement de la
crise des subprimes.
Controverse française
Si l’intervention de Vanguard peut
paraître osée dans un climat éco
nomique et politique hautement
inflammable, c’est que la firme ne
s’intéresse guère à l’Hexagone. « A
vrai dire, ce manifeste n’est pas lié
au contexte en France ou dans un
autre pays en particulier. Nous
nous situons au niveau européen,
où il y a une nouvelle Commission
et un nouveau Parlement. » A
Bruxelles, un grand projet visant à
développer les marchés de capi
taux est en gestation depuis des
années et la société de gestion
veut influencer le débat.
Vu de Vanguard, firme améri
caine qui s’est lancée en Europe il
y a une décennie, la controverse
française est incompréhensible.
Les EtatsUnis et le RoyaumeUni,
où elle est la plus présente, ont
des systèmes de retraite par capi
talisation et l’entreprise peine à
comprendre en quoi proposer
des produits d’investissement
peut être problématique. D’au
tant que l’argent que Vanguard
gère ne lui appartient pas. Ces so
ciétés vendent l’équivalent des
vieilles Sicav, qui ont les faveurs
des épargnants prudents de lon
gue date.
BlackRock, qui travaille surtout
pour les investisseurs institution
nels, et Vanguard, qui vise plutôt
les épargnants individuels, font
partie d’une révolution de l’in
dustrie de la gestion. Ils offrent
des produits dits « passifs », qui se
contentent de suivre les indices
boursiers. Il est possible d’acheter
par exemple un fonds qui épouse
la courbe du CAC40, plutôt que de
confier son portefeuille à un spé
cialiste qui achète et vend des ac
tions une à une. Son avantage : les
frais de gestion sont très réduits.
Vanguard critique d’ailleurs ver
tement le secteur, qui s’en met
plein les poches.
« Il y a des gens qui ont des capi
taux et d’autres qui ont besoin de
capitaux : l’industrie de la gestion
sert d’intermédiaire, indique
M. Hagerty. Mais nous pensons
qu’elle prend des frais supérieurs à
ce qui est nécessaire. Les prix doi
vent baisser. » Il s’insurge contre
les tarifs en Europe. « Un investis
seur paie couramment autour de
2 % [des sommes épargnées] pour
le conseil et la gestion de ses fonds.
Or, le rendement attendu à long
terme des actions tourne autour
de 5 %. Cela veut dire que l’indus
trie de la gestion prend 40 % du
rendement et 0 % des risques. »
Aux EtatsUnis, le même service
coûte trois fois moins cher.
Le succès de la gestion passive à
baisser les coûts, en simplifiant et
en uniformisant les produits, ex
plique la taille géante de sociétés
comme Vanguard et BlackRock,
qui attirent toujours plus les in
vestisseurs. Grâce à cette course à
la taille, ils réalisent des écono
mies d’échelle, ce qui leur permet
de baisser encore plus les frais.
Cette logique ne fonctionne pas
bien en Europe, où les systèmes
diffèrent d’un pays à l’autre. Dans
son manifeste, Vanguard plaide
pour une harmonisation de la fis
calité des fonds d’investissement.
« Il s’agit moins de baisser la fisca
lité que de l’harmoniser, précise
M. Hagerty. Actuellement, un
même fonds nécessite dans cha
que pays un traitement fiscal spé
cifique, ce qui est coûteux. »
Il souhaite aussi plus de trans
parence dans le fonctionnement
de l’industrie, pour éviter que des
conseillers favorisent un produit
d’épargne en échange d’une ré
trocommission versée par la so
ciété de gestion vers laquelle ils
dirigent les clients. Vanguard
pousse en outre à la création d’un
système de retraite paneuropéen
permettant aux personnes qui
travaillent dans plusieurs pays de
rassembler leurs pensions.
Ces conseils de Vanguard ne
sontils pas une façon de « privati
ser » les retraites, pour s’éloigner
du système par répartition? La so
ciété de gestion répond que sa
motivation n’est pas de faire des
profits. Vanguard est une société
mutualisée, qui n’a pas d’action
naires et ne verse pas de dividen
des. Ses propriétaires sont les
Américains qui investissent de
l’argent dans ses fonds, et ses bé
néfices sont réinvestis, ou servent
à réduire les frais de gestion.
éric albert
A Bruxelles,
un grand
projet visant
à développer
les marchés de
capitaux est en
gestation depuis
des années
« les prochaines semaines vont être
éprouvantes », concède Charles Emond, le
nouveau PDG de la Caisse de dépôt et pla
cement du Québec, au regard de l’effondre
ment des marchés boursiers et des cours
du pétrole lié à l’épidémie de Covid19.
Pour autant, le patron de l’un des plus im
portants fonds de pension au monde – le
deuxième du Canada –, qui gère 340 mil
liards d’actifs de dollars canadiens (envi
ron 218 milliards d’euros) et se targue d’un
rendement de plus de 9 % au cours de la
dernière décennie, affirme que l’institu
tion québécoise a les reins assez solides
pour affronter la crise qui s’annonce.
Née en 1965 pour gérer les fonds re
cueillis dans le cadre d’un régime de re
traite universelle nouvellement créé, la
« Caisse », comme on l’appelle communé
ment au Québec, est investie d’une double
mission : elle est chargée de la gestion des
actifs du régime de retraite de 6 millions de
Québécois (sur une population de 8,3 mil
lions) et elle doit participer au développe
ment économique de la province.
Depuis 2014, la Caisse amorce un virage
international. Ainsi, deux tiers de ses actifs
se font actuellement hors Canada (dont
55 milliards de dollars canadiens pour l’Eu
rope), avec une place prépondérante et an
cienne pour la France, puisqu’elle occupe à
elle seule 30 % de ces investissements
européens. « Notre volonté est d’être un ac
teur structurant pour l’économie française,
en étant un investisseur à long terme »,
affirme Charles Emond.
Stratégie de placement
La majorité des investissements dans
l’Hexagone concerne l’immobilier – par le
biais de sa filiale Ivanhoé Cambridge, avec
des programmes d’envergure comme la
construction des tours Duo dans le 13e ar
rondissement de Paris d’ici à 2021, l’acqui
sition des bâtiments de bureaux Cap Am
père à SaintDenis (SeineSaintDenis) ou
une participation de 15 % dans la société
foncière Gecina – et les infrastructures.
C’est cette stratégie de placement dans ce
secteur porteur qui a poussé la Caisse à
aider Alstom à acquérir Bombardier Trans
port, en février. A l’issue de la transaction,
elle deviendra le premier actionnaire du
géant français, avec 18 % de son capital. Jus
quelà, la SNCF était le partenaire privilégié
de la Caisse dans ce domaine.
Présente à 30 % dans Keolis, l’opérateur
privé de transports publics qu’elle a accom
pagné dans son internationalisation, elle
détient aussi 30 % d’Eurostar. Elle est en
outre partie prenante du projet « Greens
peed » mené par la SNCF, qui prévoit de
créer un acteur unifié du transport ferro
viaire en fusionnant Eurostar et Thalys.
La Caisse de dépôt et placement du Qué
bec se veut également responsable face à
l’urgence climatique. En 2017, elle a promis
de réduire de 25 % son empreinte carbone
d’ici à 2025, en accompagnant des entrepri
ses vers la transition écologique ou en se
positionnant dans des industries « pro
pres » comme Boralex, troisième acteur de
l’éolien terrestre en France. Pour rester cet
objet de fierté de l’identité nationale qué
bécoise, la Caisse doit assurer un rende
ment optimal aux déposants dont elle gère
les retraites, mais aussi apparaître comme
une institution vertueuse dans un monde
en plein bouleversement.
hélène jouan
(montréal, correspondance)
La Caisse de dépôt et placement du Québec, partenaire de la France
Vanguard convoite les retraites des Européens
La société de gestion américaine plaide pour une harmonisation du système de pensions sur le Vieux Continent
Pour la première fois de son histoire,
le Liban fait défaut sur sa dette
L’endettement public libanais représente près de 170 % du produit intérieur brut
beyrouth correspondance
L’
abcès a été crevé. Le Liban
n’a pas honoré, lundi
9 mars, l’échéance de
dette qui lui incombait. C’est le
premier défaut de paiement de
son histoire. Il s’explique par un
constat lucide et préoccupant :
l’état des finances publiques ne
permet plus de couvrir le service
de la dette publique faramineuse,
qui représente désormais près de
170 % du produit intérieur brut
(PIB). C’est la fin d’une « illusion ».
Un constat que le premier mi
nistre, Hassan Diab, avait dressé
samedi 7 mars, quand il a annoncé
la « suspension » du paiement de
1,2 milliard de dollars (1,1 milliard
d’euros) en eurobonds, des bons
du Trésor émis par l’Etat. Le chef
du gouvernement a justifié ce
choix par le niveau « critique et
dangereux » des réserves en devi
ses de la banque centrale – « nous
devons stopper l’hémorragie » – et
par la crise économique violente
que subissent les Libanais.
Depuis l’automne 2019, le chô
mage augmente, l’inflation aussi.
Dans un pays à l’économie dolla
risée, une dévaluation de la livre
libanaise a lieu dans les bureaux
de change, où le dollar a récem
ment atteint 2 600 livres libanai
ses (contre 1 500, selon le taux of
ficiel). « Nous ne pouvons pas
payer les créanciers étrangers,
alors que les Libanais n’ont pas ac
cès à leurs dépôts, que les hôpitaux
font face à un manque d’approvi
sionnement en matériel et équipe
ments médicaux, (...) et que cer
tains [Libanais] sont dans l’inca
pacité de subsister et de répondre à
leurs besoins les plus élémentai
res », a justifié M. Diab.
Insoutenabilité du modèle
Divers économistes s’étaient pro
noncés en faveur de ce défaut de
paiement. L’un des arguments
est que, si le Liban avait honoré
l’échéance de mars, il aurait ponc
tionné ses réserves, mais aurait
difficilement pu tenir les deux
rendezvous suivants, en avril et
en juin (la totalité des trois rem
boursements attendus s’élevant à
4,6 milliards de dollars). Le règle
ment de la dette risquait d’aggra
ver la crise des liquidités.
Le scénario était jugé inévitable
également par plusieurs agences
de notation : elles n’ont cessé de
dégrader la note du Liban depuis
début 2019, s’interrogeant no
tamment sur le niveau réel des ré
serves en devises de la banque
centrale, entouré d’opacité.
Cette décision était, en revan
che, âprement combattue par les
banques libanaises, qui ont fait
pression jusqu’au dernier mo
ment, samedi, pour que le gou
vernement se ravise. Elles détien
nent une partie des bons du Tré
sor qui doivent être remboursés
cette année et sont, de façon gé
nérale, les principales détentrices
de la dette libanaise.
C’est à partir de 20162017 que
les finances du pays ont com
mencé à donner des signaux in
quiétants, repérés par les spécia
listes : les ingénieries financières
se sont multipliées et les taux
d’intérêt sur les dépôts sont mon
tés en flèche. Il était devenu ur
gent d’attirer de l’argent frais de
l’étranger, notamment des Liba
nais de la diaspora, nécessaire
pour combler les besoins crois
sants de financement de l’écono
mie (la majorité de ce qui est con
sommé est importée).
Mais, en réalité, cela fait long
temps que l’insoutenabilité du
modèle libanais – son endette
ment massif, qui a commencé
dans les années 1990, et une éco
nomie non productive – est dé
noncée. « L’appétit pour les gains
à court terme [a] conduit à ériger
une gigantesque pyramide de
Ponzi », écrivait l’économiste
Charbel Nahas, qui dirige le parti
Citoyens et citoyennes dans un
Etat, dans une tribune parue en
janvier dans le mensuel Le Com
merce du Levant, à propos de l’ac
tuelle crise financière.
Peu d’options
Celleci est devenue patente à
partir de l’été 2019 : l’obtention de
lignes de crédit s’est compliquée
pour les entrepreneurs, le dollar a
commencé à se raréfier, avant
qu’un contrôle des capitaux offi
cieux ne soit imposé par les ban
ques aux déposants. Par contre
coup, la livre libanaise s’est dé
préciée dans les bureaux de
change. La crise de liquidités est
telle qu’il a fallu prioriser certains
acteurs : parmi les importateurs,
seuls ceux de farine (le blé pro
duit localement couvre moins de
20 % des besoins), de médica
ments et de carburants ont accès
à des dollars au taux officiel.
Pour redresser la barre, le Liban
a peu d’options. Il se dirige vers
une restructuration de sa dette.
En amont de la décision de faire
défaut, le gouvernement s’est en
touré de deux cabinets interna
tionaux (Cleary Gottlieb et La
zard). Il a aussi demandé l’assis
tance technique du Fonds moné
taire international (FMI), qui y a
effectué une mission fin février.
Mais Hassan Diab n’a pas parlé,
samedi, de plan d’ajustement
structurel.
Plusieurs acteurs libanais y
sont pour l’instant opposés, y
compris le puissant Hezbollah,
soutien du cabinet. L’option FMI
serait toutefois toujours sur la ta
ble des discussions. Et les
bailleurs de fonds le lient au dé
blocage d’aides budgétaires, tout
comme ils conditionnent l’octroi
de prêts à des réformes.
Les précédents gouverne
ments s’étaient bornés à des pro
messes vertueuses ou à des
plans qui n’ont pas été mis en
œuvre. Les négociations pour
une restructuration de la dette
pourraient s’ouvrir ce moisci.
Pour les Libanais, la question est
de savoir comment les coûts
vont être répartis.
laure stephan
263
C’est le nombre de créations nettes d’emplois dans le secteur privé
enregistré par l’économie française en 2019, selon les données définiti-
ves publiées, mardi 10 mars, par l’Insee. Ce chiffre est en progression
de 1,4 % par rapport à l’année précédente, mais il n’atteint pas
le niveau de 2017. Sur la période octobre-décembre 2019, les créations
nettes d’emplois ont progressé de 0,5 %, à 88 800 postes, après
+ 39 900 le trimestre précédent, pour atteindre 19,74 millions d’emplois
dans le privé en France. – (AFP.)
C O N J O N C T U R E
Poussée d’inflation
en Chine
L’inflation en Chine, a connu,
en février, son plus haut ni
veau sur un an depuis au
moins 2012, portée par la
forte envolée des prix ali
mentaires, en pleine épidé
mie de Covid19 qui paralyse
l’empire du Milieu. Les prix
à la consommation ont
bondi de 5,2 %, le mois der
nier, sur un an, après une
progression de 5,4 % en jan
vier, a indiqué, mardi
10 mars, le Bureau national
des statistiques. – (AFP.)
Rebond de la production
industrielle en France
La production industrielle
française a connu un rebond
moins marqué qu’attendu
en janvier, affichant une pro
gression de 1,2 %, après son
plongeon de décembre 2019,
selon les données publiées,
mardi 10 mars, par l’Insee.
L’ampleur de sa contraction,
lors d’un mois de décembre
marqué par les grèves dans
les transports dans le cadre
de la mobilisation contre la
réforme des retraites, a été
revue à – 2,5 %, contre – 2,8 %
annoncé précédemment.
F I N A N C E
Aon s’offre
Willis Towers Watson
Le britannique Aon, numéro
deux du courtage d’assu
rance, s’est offert, lundi
9 mars, pour 30 milliards de
dollars (26,4 milliards
d’euros), par échange d’ac
tions, son concurrent Willis
Towers Watson, troisième
mondial, qu’il convoitait de
puis longtemps. Le nouveau
groupe aura sa maison mère
enregistrée en Irlande et une
présence importante à Chi
cago, New York et Singapour,
avec des effectifs de quelque
95 000 personnes dans
le monde. – (AFP.)
L’Argentine restructure
sa dette
Le gouvernement argentin a
publié, mardi 10 mars, le dé
cret ouvrant la voie à la res
tructuration de 68,8 mil
liards de dollars, soit environ
60,6 milliards d’euros,
de dette publique du pays.
Buenos Aires souhaite
notamment retarder
l’échéance sur certains de ses
emprunts, mais également
trouver un accord avec des
créanciers privés pour en
réduire le montant.