24 |disparitions MERCREDI 11 MARS 2020
0123
11 DÉCEMBRE 1938
Naissance à Philadelphie
(Pennsylvanie)
1959 Formation du quartet
de Coltrane
1972 « Sahara »
1987 « Tribute to John
Coltrane »
6 MARS 2020 Mort dans
le New Jersey
McCoy Tyner
Pianiste de jazz
N
é à Philadelphie le
11 décembre 1938, le
compositeur et défri
cheur Alfred McCoy
Tyner est mort le 6 mars dans le
New Jersey. Le communiqué de la
famille insiste sur la dimension
spirituelle, exemplaire et fidèle
de sa musique. Aussi frappante
par sa précocité que par sa longé
vité, sa carrière impressionne
avant tout les pianistes : couleur
modale, toucher subtil ou puis
sance de percussion, elle intègre
toutes sortes d’apports (Afrique,
Orient, avantgarde, funk) et
reste inséparable de celle de John
Coltrane (19261967). Même in
lassable quête spirituelle, enta
mée ensemble. Exubérance et in
tériorité mêlées.
Ses parents, Jarvis et Beatrice Ty
ner, sont originaires d’un Etat
particulièrement dur aux Afro
Américains, la Caroline du Nord.
Jarvis chante au temple, comme
on doit le faire. Manucure, Bea
trice aurait aimé le piano : elle ins
talle McCoy sur un tabouret – il
n’a pas 13 ans –, et lui procure ins
trument et professeur.
Il mène ses études classiques à
la Granoff School of Music et se
forme aux congas avec Garvin
Masseaux. Ses voisins, Richie et
Bud Powell – l’ange du piano
(19241966) –, l’aident à scruter
phrasé, timbre et jeu de pédales.
La musique est leur langue, leur
obsession, leur science. L’harmo
nie, leur syntaxe. Leurs intermi
nables débats, en loge ou assis sur
un bout de trottoir, sont leurs
dialogues présocratiques. Ils li
sent des ouvrages savants et sont
intarissables.
Rencontre avec Coltrane
En 1953, il dirige une formation
quelque peu expérimentale
d’adolescents aux airs graves. Il
connaît les voies du blues ru
gueux et, la nuit, pratique le
rhythm and blues pour gagner sa
croûte. C’est après l’un de ces gigs
qu’il rencontre un jeune homme
d’une étrange beauté, il vient lui
aussi de Caroline du Nord (la ville
d’Hamlet, exactement), comme
Monk, d’ailleurs, et se nomme
John Coltrane. Nous sommes
en 1956. On les programme une
semaine au Red Rooster.
A New York, Coltrane joue dans
le quintet de Miles Davis. Tyner
lui offre une composition que le
saxophoniste transforme en
chefd’œuvre, The Believer (1958).
L’époque est brûlante. Le titre est
clair. Tyner rejoint le Jazztet de
Benny Golson et Art Farmer. Il ac
compagne les solistes de passage
en ville (Jackie McLean, Sonny
Rollins, Max Roach, Roy Haynes,
Frank Strozier). On le retrouve sur
nombre de séances marquantes :
Juju de Wayne Shorter, Matador
avec Grant Green, ou sur le sur
prenant John Coltrane and Johnny
Hartman – quartet au grand com
plet plus baryton basse...
Sideman, « homme d’à côté », il
l’est aussi pour Freddie Hubbard :
cinq albums stupéfiants, une
courbe qui irait d’Open Sesame
(1960) à Blue Spirits (1965). Le
quartet de Coltrane (19591965) –
McCoy Tyner, Jimmy Garrison
(basse), Elvin Jones (batterie) –,
groupe en fusion, moment d’his
toire et de légende, prend son en
vol en 1959. Alchimie? Elvin Jones
avait précisé au Monde : « Si nous
répétions? Vous voulez rire. Ja
mais de la vie! On se lançait à bride
abattue. C’était bien mieux ainsi.
Répéter... C’eût été un désastre. On
aurait été perdus. » Puis, pour
mettre les points sur les baguet
tes : « On cherchait la juste voie, le
point de communion, vous com
prenez? C’était tellement plus léger
ainsi. On cherchait ensemble notre
spiritualité sans se le dire. On cher
chait à retrouver nos pères. On
avait les mêmes histoires, le même
génie d’imprégnation. »
Après six années où ils sidèrent
les mondes des musiques, une
vingtaine d’albums et le senti
ment de possibilités illimitées,
McCoy Tyner quitte le quartet
qu’avait rejoint un temps Eric
Dolphy (19281964). En 1961, ils
donnent une première version
enregistrée d’une longue série,
leur thème repère, My Favorite
Things (valse bluette tirée de La
Mélodie du bonheur) : « Ça re
monte au début des années 1960,
révèle Elvin Jones. Un producteur
de BadenBaden nous faisait enre
gistrer pour un studio expérimen
tal. Il voulait qu’on soit là tous les
matins à 7 heures. C’était pire que
l’armée. Alors on prenait My Favo
rite Things... On ressassait la
chanson pour se sentir ensemble.
On la jouait vingt minutes, qua
rante, une heure. Les responsables
étaient terrifiés. En fait, on était
des explorateurs. C’était une expé
rience scientifique ; et c’est fou,
mais de jour en jour, c’était cha
que fois mieux. Jamais on n’a
donné une version moindre,
moins intéressante, moins intense
que la précédente. »
Juste après la seule prestation
en scène de Love Supreme (Juan
lesPins, 26 juillet 1965 – la pièce
avait été enregistrée en 1964), Mc
Coy Tyner quitte le quartet. Quel
que vingt mille jours plus tard, on
continue de le ligoter à la mé
moire de Coltrane. Il lui consacre,
de son côté, force titres et hom
mages. Très courtois, regard si
doux et timbre grave, il ne s’aga
cera jamais de cette insistance. La
musique n’est qu’un des aspects
de sa sagesse.
Imaginaire spatial
Depuis Inception, millésimé 1962
pour le label Impulse !, dont le
point d’exclamation intégré est
suivi du soustitre The New Wave
in Jazz, ses albums personnels
(106, au total) disent le mouve
ment de sa pensée. New wave?
Nouvelle vague dont le Raoul
Coutard est Rudy Van Gelder, sor
cier des consoles et des micros.
Today and Tomorrow (1963, Im
pulse !) répond à Ornette Cole
man (Tomorrow is the Question
remonte à 1959) ; McCoy Tyner
Plays Ellington (1964) prolonge la
rencontre de « Trane » et Duke
(1962) ; The Real McCoy (1967, Blue
Note) fait le point ; Expansions, Ex
tensions, Cosmos, toujours pour
Blue Note, poursuit leur course
dans l’imaginaire spatial...
Sahara (Milestone, 1972) marque
une date, première nomination
des quatre mentions consécutives
(« disque de l’année » selon la re
vue Downbeat), Passion Dance
(1978), Together (1979), Horizon
(1979)... De John Gilmore à Gary
Bartz, en passant par Sonny For
tune, l’éventail des partenaires
couvre tous les mondes du jazz.
Comment ne pas lire entre les
titres l’autobiographie d’un cher
cheur qui donne au regretté club
de la 7e Avenue (au 88), le Sweet
Basil (1991), la clé de son âme :
Key of Soul. Et comme pour ré
pondre aux titres non moins cos
miques de Coltrane, ou lui adres
ser ce salut que se lancent les
âmes, avec leurs petites ailes,
ajouter au Tribute to John Col
trane (1987, Impulse !) ce poi
gnant autant que pacifié Remem
bering John (Enja, 1991).
Il collectionne récompenses et
distinctions, se présente une di
zaine de fois dans les grands festi
vals européens, enchaîne solos,
trios, big bands, et marque toute
prestation d’un moment de gé
nie. Illuminations, n’allons pas
croire à quelque coïncidence, date
de 2004. De même que Counter
points : Live in Tokyo (2004, Miles
tone)... Profus, aimable, fin gas
tronome, curieux, si curieuse
ment tranquille dans ce rôle de si
deman, pourtant abondamment
leader, il n’hésitait pas à convier
sur scène d’autres pianistes, Mul
grew Miller, Kenny Barron, ou –
comme à la grande salle de la Phil
harmonie pour Jazz à la Villette,
en 2016 – Geri Allen. Un vrai sage
n’a pas d’ego.
francis marmande
En 2004. ROBERT ATANASOVSKI/AFP
Henry Cobb
Architecte américain
I
l s’appelait Henry Nichols
Cobb, cet architecte disparu à
93 ans, le 2 mars, à New York,
moins d’un an après son par
tenaire, Ieoh Ming Pei, l’inventeur
du Grand Louvre. Cobb était né le
8 avril 1926, à Boston (Massachu
setts), qui fut le premier siège de
l’agence Pei Cobb Freed & Par
tners. Venu d’une famille riche en
architectes et promoteurs, élevé à
son tour dans les meilleures éco
les (Exeter, Harvard), brillant et
sympathique, selon ses collabora
teurs, toujours tiré à quatre épin
gles, il avait tout du Yankee (« natif
ou habitant de la NouvelleAngle
terre », selon la définition tradi
tionnelle).
Beau, blond, séducteur, il avait le
petit air poupin de John F. Ken
nedy (19171963), dont les archives
présidentielles, à Boston, avaient
été confiées à Pei, à la demande
expresse de Jackie, l’épouse de feu
le président. Choix judicieux que
de remettre ce bâtiment à un ar
chitecte plus « inventif » qu’Henry
Cobb. Celuici ne se mettait ja
mais en avant, sinon, pour endos
ser ces problèmes techniques,
grands ou petits, que rencontre
tout architecte au cours de sa car
rière. Et aux Etats Unis, sur ce
plan, les avocats ne chôment pas...
Une même politesse et une
même vision idéale du métier : sur
cette base, Cobb et Pei vont s’asso
cier dès 1955, s’établir derechef à
New York, et ne cesseront alors de
construire pendant près de
soixantedix ans, déclinant tous
les profils possibles de tours, sans
se laisser émouvoir par les modes,
comme le postmodernisme. Loin
de là, ils produisent à tour de bras
des gratteciel qui réconcilieront
l’humanité avec l’ennui inévitable
du style international.
Flammes de verre et d’acier
Les deux hommes, et surtout
Cobb, vont cependant consacrer
une bonne partie de leurs rela
tions publiques à préciser qui des
deux était l’auteur de tel ou tel
édifice. Henry Cobb, élégant et
non dépourvu d’humour, simpli
fiait ainsi la question : tout ce qui
était bâtiment culturel, était à cré
diter à Pei : l’aile est de la National
Gallery of Art, à Washington
(1978), ou, bien sûr, le Grand Lou
vre à Paris (1983).
Luimême endossait volontiers
les nombreux gratteciel, flammes
de verre et d’acier aussi élégantes
que leur dessinateur, et devenues
les symboles de nombreuses cités
américaines. Quant à sa renom
mée, elle ne le préoccupait pas
plus que cela : « Quand on travaille
avec une superstar, il faut accepter
de s’effacer. »
Une des œuvres, signée par
l’agence, mais attribuable explici
tement au seul Cobb, la John Han
cock Tower, fut achevée en 1976 et
rebaptisée « 200 Clarendon
Street ». C’est alors le plus haut
gratteciel de la ville de Boston.
D’une hauteur de 241 mètres, la fa
çade est entièrement vitrée,
60 étages, dont le murrideau est
composé de 10 344 panneaux de
verre réflecteurs.
Or, après avoir dû lutter avec la
bourgeoisie bostonienne pour
imposer cet objet trop haut, trop
brillant, trop éloigné des tradi
tions locales, l’agence se retrouve
confrontée à un sévère problème
d’ingénierie. La tour se livre à un
effeuillage des plus indécents :
soumis à des vents imprévus ou
mal supportés par les structures,
les panneaux réflecteurs se met
tent à tomber les uns après les
autres, avant même la fin des tra
vaux. Coût pour l’assureur et pro
priétaire de la tour : 15 millions de
dollars.
Henry Cobb encaisse le coup, se
revendiquant comme seul auteur
de Clarendon Street. Par chance, il
est plutôt estimé par la critique.
Robert Campbell, alors journaliste
au Boston Globe, souligne que, à
cette occasion, Cobb « s’est montré
comme un modèle absolu de recti
tude et de professionnalisme ».
D’autres professionnels cares
sent la tour dans le sens du poil.
En 2015, lors d’un gala, l’ingénieur
et architecte Guy Nordenson est
pris la main dans le sac de l’amitié :
ravalant son statut d’ingénieur –
une classe à part aux EtatsUnis –
et s’armant d’un vaste bagage cul
turel, il fit un bel éloge nuancé de
son camarade Cobb. Quant à Paul
Goldberger, doyen des critiques, il
fait l’éloge de la tour comme on
peut le faire de l’absence : « La tour
s’efface comme une sculpture abs
traite, belle mais muette. »
Célébration du parallélo
gramme? C’est ce que semble ma
licieusement penser Cobb : « Je
n’ai pas le profil brillant de desi
gners contemporains, comme
Frank Gehry ou M. Pei. Je suis quel
qu’un qui résout les problèmes. »
Sur ce constat, en 2010, Pei et
Cobb s’étaient d’ailleurs résolus à
faire agence à part.
frédéric edelmann
8 AVRIL 1926 Naissance
à Boston (Massachusetts)
1955 S’associe à l’architecte
Ieoh Ming Pei
1976 Auteur de la John
Hancock Tower, à Boston
2 MARS 2020 Mort à New York
En 1977, devant la John Hancock Tower, à Boston. CHET MAGNUSON/AP