Le Monde - 11.03.2020

(avery) #1

26 |culture MERCREDI 11 MARS 2020


0123


Jesse Eisenberg,


bien loin


d’Hollywood


L’acteur new­yorkais tourne


dans « Vivarium », deuxième


long­métrage de Lorcan Finnegan


PORTRAIT


I


l y a l’ordinaire du glamour
hollywoodien, dont les gros
bonnets blablatent et glou­
gloutent en interview sans
jamais formuler quoi que ce soit
de substantiel. Et puis il y a Jesse
Eisenberg, 36 ans, une quaran­
taine de rôles à son actif. Dans
l’hôtel parisien où il assure la pro­
motion de Vivarium, deuxième
long­métrage de Lorcan
Finnegan, le comédien frappe par
sa liberté de parole et de mouve­
ment. Il a beau avoir été auréolé de
prix pour son interprétation de
Mark Zuckerberg dans The Social
Network (2010), ou s’être rasé la
boule pour camper Lex Luthor,
l’ennemi juré de Superman, nul
« publicist » ne veille sur ses belles
boucles châtains. « En Europe, les
cheveux longs sont respectés, plai­
sante­t­il. Aux Etats­Unis, grandir
avec est une horreur. »
Avec le premier venu, qu’il soit
serveur, photographe ou journa­
liste, l’Américain se cherche des
terrains d’entente, les creuse fré­
nétiquement ; c’est un homme
curieux. « D’où vient ta famille,
d’Italie ?, nous lance­t­il. As­tu lu
Le Système périodique (1975) de
Primo Levi? C’est un livre
remarquable. »
Pour Vivarium, Lorcan Finne­
gan lui a offert un rôle à contre­
emploi : « Jesse joue souvent des
types un peu excentriques et intel­
los, analyse le cinéaste irlandais.

Je me suis amusé à le diriger en jar­
dinier rustre et conventionnel ; il a
été parfait. »
Contrairement à la plupart des
stars avec lesquelles il partage la
vedette, Jesse Eisenberg ne vit pas
à Hollywood, mais à New York, où
il a grandi. Il divise son temps en­
tre le cinéma, le théâtre et la télé­
vision ; entre le jeu et l’écriture,
aussi. Des actrices de la trempe de
Susan Sarandon ou Vanessa
Redgrave ont récité ses textes sur
les planches new­yorkaises : « J’ai
écrit quatre pièces sur l’expérience
de l’immigration, précise celui qui
loue l’artificialité et la structure
très théâtrales de Vivarium. A
force d’assimiler la culture de leur
pays, la plupart des Américains ne
savent pas d’où ils viennent. »

« Entre drame et comédie »
Lui s’est plongé dans l’histoire de
sa famille, des juifs d’Europe de
l’Est dont certains ont survécu, in
extremis, à la Shoah. Il s’apprête à
réaliser un épisode de trente mi­
nutes pour le feuilleton Modern
Love, produit par Amazon : « Je
vais le tourner en Bosnie, dont le
génocide m’a bouleversé. Amazon
m’a donné carte blanche ; d’autres
studios, à Hollywood, auraient été
plus précautionneux. » Dans le
même temps, il planche sur le cas­
ting de son premier long­métrage
en tant que réalisateur : « Jesse m’a
fait lire une version du scénario,
poursuit Lorcan Finnegan. C’est
un film entre drame et comédie,

qui explore les anxiétés sociales,
l’adolescence, la famille, avec une
touche d’absurde. » Pareillement,
Eisenberg lit tout ce que l’Irlan­
dais lui envoie : « Sur les conseils de
Jesse, j’ai ôté les moindres éléments
explicatifs du script de Vivarium. »
Les intérieurs ont été tournés en
Irlande, les extérieurs en Belgique :
« Face aux contraintes budgétaires,
Lorcan est très ingénieux. Seules
trois maisons ont été construites en
studio ; elles ont ensuite été dupli­

quées sur ordinateur, à l’infini. » En
amont du tournage, le cinéaste lui
a envoyé une liste de références : le
peintre René Magritte, les photo­
graphes Gregory Crewdson et An­
dreas Gursky, les films La Femme
des sables (1964), Safe (1995), Lost
Highway (1997), Chansons du
deuxième étage (2000)... L’acteur a
apprécié : « Vivarium n’est pas un
commentaire sociopolitique sur la
vie pavillonnaire, mais un cauche­
mar fiévreux, où rien n’est explicite.

C’est un film sur les angoisses que
tu ressens quand tu t’engages. Tu
adores ta femme et ton enfant,
mais, inconsciemment, tu pani­
ques. Cet enfant te survivra, ta
femme sera la dernière personne
que tu côtoieras, ça te ramène à ta
propre mortalité. Cela aurait pu
s’appeler Parasite – pas de chance,
c’était déjà pris. »

Bernie Sanders et Woody Allen
L’acteur montre une photo du fils
de 3 ans qu’il a eu avec Anna
Strout, sa compagne depuis 2002 :
« Anna est issue d’une grande fa­
mille d’intellectuels socialistes, ma
belle­mère s’est engagée pendant
trente­cinq ans dans une associa­
tion de lutte contre les violences
conjugales, ce sont des gens extra­
ordinaires, s’enflamme­t­il. Ceci
dit, ma femme adore We Want Sex
Equality (2010), un film assez mé­
diocre sur un syndicat d’ouvrières ;
pour elle, la politique prime. A l’in­
verse, j’ai tendance à penser que
plus le message social occupe de la
place, moins le film est bon. »
Ça ne l’empêche guère d’afficher
ses sympathies pour le candidat
Bernie Sanders, à la gauche du
parti démocrate. Ni d’incarner
prochainement, après le peintre
Géricault dans The Medusa (2017),
le mime Marceau dans Resistance :
« Je n’aime pas les films de guerre,
mais celui­là se penche sur autre
chose : quelles valeurs mettons­
nous dans notre travail ?, s’enthou­

siasme l’acteur, dont la mère fut
clown en hôpital et le père conduc­
teur de taxi, avant de devenir l’un
et l’autre universitaires. Marcel
Marceau a sauvé des enfants de
l’Holocauste, en usant de ses dons
de mime. Mieux vaut être une belle
personne qu’un grand artiste. »
Adolescent, Eisenberg a envoyé
à l’entourage de Woody Allen une
pièce revenant sur son change­
ment de nom [Woody Allen est né
Allan Konigsberg] ; pour toute ré­
ponse, il a reçu un intimidant
courrier d’avocat. Cela ne l’a pas
dissuadé de tourner à deux repri­
ses avec son ex­idole, dont il imite
à la perfection les bégayantes ma­
ladresses : « A la fac, j’ai étudié le ci­
néma surréaliste. La tournure d’es­
prit de ces auteurs est très éloignée
de celle, plus logique et angoissée,
de nous autres juifs new­yorkais,
comme a pu la représenter Woody
Allen. » Il conclut d’une phrase
énigmatique, ponctuée de coups
d’œil intenses et furtifs : « Je suis
très attiré par ce que je ne com­
prends pas. »
aureliano tonet

Le yiddish, un idiome aux semelles de vent


La réalisatrice Nurith Aviv interroge sept jeunes spécialistes qui disent leur passion pour la langue du judaïsme diasporique


YIDDISH


Q


uel chemin que celui de
Nurith Aviv! Née en 1945
en Palestine mandataire
dans une ville nouvelle
nommée Tel­Aviv, on la retrouve
en France quelques années plus
tard à faire l’image chez René Allio,
René Féret ou Agnès Varda. De­
puis vingt ans, elle réalise pour
son propre compte des documen­
taires d’où émerge une passion
impérieuse pour les langues. Le
yiddish – langue du judaïsme dias­
porique d’Europe orientale – est à

l’honneur dans son nouveau film.
Rien d’anodin pour cette sabra
(« nom désignant les populations
juives nées avant 1948 dans le ter­
ritoire de la Palestine sous man­
dat britannique et leurs descen­
dants dans la population israé­
lienne ») venue au monde dans
l’Israël naissant des années 1950
où, précisément, le yiddish était
en butte à une quasi­interdiction,
en tant que langue vernaculaire
de la faiblesse diasporique. Un
« jargon » indigne d’intérêt à re­
bours de l’hébreu, auréolé de son
prestige antique et du miracle
conquérant de sa renaissance

moderne. Langue hybride et coa­
gulante – fabriquée d’hébreu, d’al­
lemand et de slavismes au gré des
pérégrinations de l’histoire juive
–, le yiddish a donc longtemps été
un idiome méprisé, tant de l’inté­
rieur que de l’extérieur des com­
munautés qui le pratiquaient.

Immense et fertile continent
Cette langue aux semelles de vent


  • conspuée, galvaudée, oubliée,
    avant que d’être quasiment liqui­
    dée par les nazis avec ses locuteurs
    naturels – n’en fut pas moins un
    immense et fertile continent.
    Ancrée dans le Talmud qu’elle ser­


vait à enseigner, elle fut aussi celle
de l’explosion moderne, de la
sortie du ghetto, des espoirs socia­
listes révolutionnaires, d’une
culture théâtrale, littéraire et
même cinématographique mé­
connue, et pourtant conduite au
début du XXe siècle à l’unisson des
avant­gardes européennes.
C’est à ce dernier aspect que
s’intéresse plus particulièrement
ce documentaire, par une mé­
thode assez originale. Nurith Aviv
est en effet allée chercher sept
jeunes spécialistes de cette lan­
gue (enseignants, chercheurs,
philologues, linguistes, parfois

poètes eux­mêmes...) de par le
monde et leur a demandé tout à la
fois de dire les raisons de cet itiné­
raire personnel et de choisir,
parmi la riche production poéti­
que qu’offre le yiddish, leur pièce
favorite pour en lire un extrait
choisi. Depuis Paris, Berlin, Vil­
nius ou Varsovie, leurs voix font
ainsi résonner aujourd’hui des
mots écrits voilà cent ans en ces
mêmes lieux par de jeunes et im­
pétueux représentants d’une
culture vive bientôt frappée à
mort par la tragédie de l’histoire.
Il en résulte un troublant téles­
copage, une déconcertante opi­

niâtreté. Les poètes se nomment
Moyshe­Leyb Halpern, Peretz
Markish, Anna Margolin, Avrom
Sutzkever. Leur style, érotique ou
expressionniste, lyrique ou inti­
miste, flambe. Leurs noms et
leurs mots, énoncés dans cette
langue de l’utopie syncrétique et
cosmopolite, reforment pour
nous le territoire englouti d’un
rêve écourté et, pour cette raison
même, éternellement jeune.
jacques mandelbaum

Documentaire français
et israélien de Nurith Aviv
(1 heure).

Jesse
Eisenberg,
à l’Hôtel
Grand
Amour,
le 19 février
à Paris.
LUDOVIC CAÈME
POUR « LE MONDE »

« J’ai écrit quatre
pièces sur
l’expérience de
l’immigration »
JESSE EISENBERG

VIVARIUM

vivarium, de l’irlandais Lorcan
Finnegan, pourrait être un film d’un genre
nouveau, disons « naïf fantastique », où le
quotidien d’un couple vire tranquillement
au cauchemar alors que rien ni personne a
priori ne vient le mettre en danger. Pré­
senté à la Semaine de la critique à Cannes,
en 2019, ce second long­métrage a l’habi­
leté de déployer une critique radicale du
consumérisme sans forcer le trait, avec
juste ce qu’il faut de décalage et d’inven­
tion : le scénario de Garrett Shanley – qui
avait déjà écrit le premier « long » du réali­
sateur, Without Name (2016) − montre
comment la vie moderne elle­même se
charge de détruire un bonheur qui sem­
blait pourtant à portée de main.
Tom (Jesse Eisenberg) et sa compagne
(Imogen Poots) sont légers, heureux, et

cherchent une maison. Ils entrent dans une
agence immobilière et sont accueillis par
un vendeur illuminé et mielleux (Jonathan
Aris), qui logiquement devrait les faire fuir.
Une maison dans un lotissement? Ce n’est
pas le rêve de ce jeune couple urbain, mais
le logement en centre­ville devient hors de
prix. Alors va pour une visite dans la mai­
son bleu­vert, identique et collée aux
autres telles des pochettes d’allumettes...

Vie quotidienne réglée
Les sourires de guimauve vont vite se figer :
aussitôt que leur voiture pénètre dans le lo­
tissement, le jeune couple bascule dans un
dédale de rues dont ils ne parviennent plus
à sortir. Obligé de s’installer dans la maison
témoin, le couple découvre une vie quoti­
dienne aussi réglée que dévastatrice. Tout
est prévu pour répondre à leurs besoins,
courses alimentaires, produits d’hygiène,
jusqu’à la livraison d’un bébé. C’est la méta­

phore du vivarium : un endroit où l’on élève
des petits animaux vivants en tentant de
reconstituer leur milieu naturel ou biotope.
Avec ses petits nuages à la Magritte, im­
mobiles flottant dans le ciel pâle, Vivarium
explore les limites d’un réel supportable. A
partir de quand perd­on sa vie à la gagner,
en attendant la retraite ou la mort? Le film
suit une piste avant d’en creuser une autre.
Ainsi en va­t­il des rues identiques où se
perd le couple. Ils ne vont pas les arpenter
inlassablement et nous rejouer Dans le la­
byrinthe, d’Alain Robbe­Grillet (1959). Une
action qui échoue en appelle une autre, et
ainsi de suite, maintenant le suspense sur
le devenir de la famille, et plus largement
sur celui de nos sociétés dites avancées.
clarisse fabre

Film irlandais, belge et danois de Lorcan
Finnegan. Avec Jesse Eisenberg, Imogen
Poots, Jonathan Aris (1 h 37).

Le lotissement comme biotope du consumérisme

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