28 |culture MERCREDI 11 MARS 2020
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Marie Curie, énergie brute
Marjane Satrapi brosse le portrait de la scientifique, double Prix Nobel
RADIOACTIVE
N
ée Maria Salomea Sklo
dowska, Marie Curie
(18671934) futelle la
victime des préjugés
sexistes de son époque malgré les
deux Prix Nobel qui la récompen
sèrent (un record jamais égalé)?
Ou suscitatelle, par son mauvais
caractère, l’hostilité de ses confrè
res? Question que la réalisatrice et
auteure de bande dessinée Mar
jane Satrapi (Persepolis, 2007) ne
tranche pas, présentant son hé
roïne, interprétée par Rosamund
Pike, sous toutes ses facettes :
pointe avancée du combat fémi
niste au début du XXe siècle et
scientifique assurée de son génie
au point de douter parfois que
d’autres n’en aient. Quelques mi
nutes de projection sont à peine
passées que la double Prix Nobel
lance à son futur époux, Pierre
Curie (Sam Riley), lui aussi nobé
lisé, la phrase qui résume le mieux
son orgueil et son credo : « Je trou
verai moimême. »
Cette ambiguïté court au long du
film, lui conférant une partie de
son intérêt sans lequel il ne serait
qu’un de ces biopics ordinaires à la
gloire de leurs héros. Autre carac
téristique perturbatrice de la nar
ration, somme toute linéaire : qua
tre brefs sauts en avant viennent
rappeler que la nature du radium
est, elle aussi, ambivalente selon
l’usage qui en est fait : salvatrice ou
destructrice. Ils nous projettent à
Hiroshima en 1945, dans les an
nées 1950 à Cleveland, où un en
fant subit une radiothérapie
contre le cancer, dix ans plus tard
dans le Nevada sur un site d’essais
nucléaires et enfin, en 1986, à
Tchernobyl. Même s’ils peuvent
paraître démonstratifs (le bien,
le mal...), ces flashs temporels très
colorés apportent au film, situé
dans un Paris grisâtre où se lais
sent trop souvent deviner les tra
ces de la ville hongroise où il a été
tourné, une rupture esthétique
et chromatique d’abord surpre
nante, puis salutaire.
Une joute intellectuelle
Film sur une femme au travail,
pelletant de la pechblende (ou
uraninite, un minerai radioactif),
transportant des éprouvettes jus
qu’à l’épuisement tout en élevant
ses deux filles, Irène, qui devien
dra physicienne et chimiste, et
épousera Frédéric JoliotCurie, et
Eve, qui fut pianiste et auteure, Ra
dioactive est aussi un film sur une
femme de cœur – même si Marie
Curie semble se méfier de ses
élans, leur préférant les certitudes
de la science. Sa rencontre avec
son futur mari, Pierre, est d’abord
une joute intellectuelle. Il loue ses
études sur le magnétisme, tandis
qu’elle admire ses travaux sur la
cristallisation. La fusion des corps
suivra le défi des esprits.
Mais l’abandon et la confiance
ne semblent pas faire partie du
nuancier sentimental de Marie
Curie, qui redoute qu’on veuille
l’asservir, profiter de ses travaux,
la priver de la gloire qu’elle mérite.
Ancrée dans le camp de la raison,
elle résiste à l’attrait des expérien
ces spirites quand son mari y
voyait un possible prolongement
de leurs découvertes sur la struc
ture de la matière. Le duo formé
par les physiciens les plus célè
bres de leur temps n’est pas
exempt de jalousie. Celleci cul
mine quand ils reçoivent leur prix
Nobel, une cérémonie à laquelle,
venant d’accoucher, Marie ne
peut se rendre Elle le reproche à
son mari. « Ton problème, c’est ton
arrogance! », lance Pierre à sa
femme. Qui, après l’avoir giflé, ré
torque : « Mon problème c’est toi et
l’amour que je te porte! »
Plus qu’un compagnon de vie,
elle recherche un partenaire admi
ratif qu’elle puisse admirer en re
tour. A la mort de Pierre, en 1906,
Paul Langevin (Aneurin Barnard),
collaborateur et ami du défunt, de
vient son compagnon. Une liaison
hors mariage pour lui et condam
née par une opinion publique pu
ritaine et conservatrice qui, dans
un contexte de xénophobie atti
sée par la proximité de la première
guerre mondiale, la renvoie à ses
origines de Polonaise. Avant qu’un
second prix Nobel, de chimie, ne
vienne la récompenser. Cette fois,
elle est seule et sans rival.
philippe ridet
Film britannique
de Marjane Satrapi.
Avec Rosamund Pike, Sam Riley,
Aneurin Barnard (1 h 50).
Le long combat pour le droit à l’avortement
En Argentine, Juan Solanas est allé à la rencontre de femmes témoignant de leur souffrance
FEMMES D’ARGENTINE
Q
uelques chiffres suffi
sent à attester de la
nécessité du documen
taire de Juan Solanas. De
350 000 à 500 000 avortements
clandestins sont pratiqués cha
que année en Argentine, pays qui
interdit l’IVG sauf en cas de viol
ou de danger pour la mère ; les
patientes risquent leur vie aussi
bien qu’une peine de prison. Ces
interventions se soldent par envi
ron 50 000 hospitalisations dues
à des complications ; des milliers
de femmes sont mortes.
En 2018, les militantes du droit à
l’avortement furent très près de
l’emporter. Un septième projet de
loi déposé en ce sens obtint une
très courte majorité à l’Assemblée
après un débat homérique de
vingtquatre heures. Mais il fut
retoqué quelques semaines plus
tard au Sénat. C’est ce court laps
de temps que Juan Solanas, fils du
réalisateur et sénateur argentin
Fernando Solanas (Tangos, l’exil
de Gardel, 1985, récompensé à
Cannes et à Venise), a mis à profit
pour réaliser ce documentaire
aussi utile que classique dans sa
forme. Parcourant 4 000 kilomè
tres dans un pays en pleine crise
économique, il est parti seul à la
rencontre des femmes voulant té
moigner de leur lutte, de leur
souffrance, de la domination
patriarcale.
Résistance acharnée de l’Eglise
Muni d’une caméra, d’un trépied
et d’un peu d’éclairage, il a pu,
seul face à ses interlocutrices, re
cueillir sur le vif et sans filtre une
parole brute, sincère et néces
saire. Une urgence qui donne au
documentaire son rythme et son
effet de suspense quand bien
même connaîtraiton sa fin.
Pays catholique et de naissance
du pape François, l’Argentine
s’est rangée systématiquement
sur la ligne provie défendue par
le Vatican, les Eglises évangélis
tes et de nombreux médecins
qui arguent de leur croyance
pour repousser l’IVG. Les
batailles perdues pour l’avorte
ment illustrent la vitalité de la
résistance acharnée de l’Eglise
qui défend, en Amérique latine,
des positions qu’elle a perdues
en Europe – même si elle y rega
gne du terrain.
Juan Solanas laisse entendre les
arguments des opposants sans
les caricaturer. Il est vrai que
parfois ils n’en ont pas besoin.
Les témoignages de femmes ad
mises à l’hôpital à la suite d’un
avortement clandestin, laissées
exsangues et putréfiées pour
leur « donner une leçon », suffi
sent à les décrédibiliser. Tout
comme celui, glaçant, d’une
prostituée à qui le médecin qui
l’avait engrossée dans un bordel
a refusé le recours à l’avortement
au nom de sa foi...
Depuis quelques jours, les
foulards verts grâce auxquels on
distingue les partisans de la léga
lisation de l’IVG ont fait le retour
en Argentine. Le nouveau prési
dent de centre gauche, Alberto
Fernandez, a déclaré : « Toute la
société doit respecter la décision
individuelle de chacun à disposer
de son corps. »
Dans l’opinion publique, les
proavortement gagnent du
terrain. Echaudées, les femmes
d’Argentine ont repris la mobili
sation de plus belle. Le documen
taire de Juan Solanas reste plus
que jamais d’actualité.
ph. r.
Documentaire argentin,
français et uruguayen
de Juan Solanas (1 h 26).
Elle fut aussi
à la pointe
avancée
du combat
féministe
au début
du XXe siècle
L E S
A U T R E S
F I L M S
D E
L A
S E M A I N E
Retrouvez l’intégralité des critiques sur Lemonde.fr
P O U R Q U O I PA S
Trois étés
Film brésilien et français de Sandra Kogut (1 h 34).
Dans une luxueuse résidence secondaire des environs de Rio
de Janeiro, les propriétaires donnent chaque été une fête somp
tuaire, dont Mada, responsable de la domesticité, orchestre les
agapes. En trois années successives, le couple de propriétaires,
convaincu de fraude, abandonne peu ou prou la maison à Mada.
Celleci organise alors la survie du groupe des domestiques, tout
en continuant de s’occuper du grandpère, lui aussi laissé à
l’abandon. Voici donc une nouvelle parabole latinoaméricaine
sur le rapport des maîtres et des esclaves à l’heure néolibérale,
ce qui en soi ne poserait pas de problème, si ce n’est qu’on en a
vu de plus tranchantes. j. ma.
Une sirène à Paris
Film français de Mathias Malzieu (1 h 40).
Musicien et chanteur avec le groupe Dionysos, romancier dans
une veine postRichard Brautigan ou néoBoris Vian, Mathias
Malzieu s’est fait cinéaste pour adapter son dernier roman :
l’histoire de Lula (Marilyn Lima), une sirène échouée sur un quai
de Seine, recueillie par Gaspard (Nicolas Duvauchelle), un chan
teur qui s’est promis de ne jamais plus souffrir d’amour. Evide
ment on ne peut retenir longtemps dans une baignoire une si
rène sous peine qu’elle ne finisse en poisson séché. Son hôte,
qui commence à en pincer pour elle, devra donc la remettre à
l’eau pour qu’elle survive. Dilemme entre l’amour et la raison...
Entretemps, la créature aura semé un peu d’inattendu dans
un Paris que le réalisateur voudrait poétique et farfelu. ph. r.
Les Visages de la victoire
Documentaire français de Lyèce Boukhitine (1 h 32).
Lyèce Boukhitine a d’abord filmé sa mère, Cherifa, arrivée
d’Algérie dans les années 1960 après avoir été mariée contre son
gré à un homme alcoolique et violent. Première à témoigner
dans ce documentaire, elle use d’une parole qui aurait été
d’autant plus audible et singulière si elle n’avait été suivie de
confidences redondantes d’autres femmes débarquées dans un
pays hostile avec un époux qu’elles n’ont pas choisi. Trop de pa
role tue la parole. Qu’elles s’appellent Aziza, Jimiaa, Mimouna,
elles n’auront d’autres destinées que de faire de nombreux
enfants et de subir la loi d’un patriarcat arriéré. Parfois elles par
viennent à apprendre à lire et à écrire. Premiers pas vers l’éman
cipation et cette « victoire », évoquée par le titre de ce documen
taire, qui parle autant des femmes d’Afrique du Nord qu’il
dessine un portrait terrible de leurs compagnons. ph. r.
O N P E U T É V I T E R
La Bonne Epouse
Film français de Martin Provost (1 h 49).
En 1967, en France, une école ménagère enseigne aux jeunes
filles comment devenir une bonne épouse. Paulette Van Der
Beck (Juliette Binoche), la femme du propriétaire Robert (Fran
çois Berléand), y dispense avec ardeur ses cours de bonnes ma
nières. A la mort de son mari (chargé des comptes), elle apprend
qu’elle est ruinée. Son assurance vacille, tout autant que ses
principes. Le hasard lui fait retrouver un amour de jeunesse en
la personne d’André Grunvald (Edouard Baer). Pour rappeler
l’histoire de l’émancipation des femmes, Martin Provost fait le
choix de la comédie (poussée à la caricature) et de l’esthétique
compassée du cinéma de papa. Le jeu des acteurs marche à
l’unisson de ces partis pris, marqués par l’outrance, jusqu’à la
dernière séquence (musicale). Un sommet de ridicule. v. cau.
À L’A F F I C H E É G A L E M E N T
Ascension sur le fil
Documentaire australien de Simon Bischoff (47 min).
Le Cœur du conflit
Documentaire français de Judith Cahen (1 h 19).
D’égal à égal
Film allemand d’Evi Goldbrunner (1 h 38).
Visions chamaniques
Documentaire français de David Paquin (1 h 29).
En avant 1 487 975 579 487 975
De Gaulle 1 421 495 619 421 495
Invisible Man 2 182 062 348 ↓ – 38 % 531 803
L'Appel de la forêt 3 164 096 499 ↓ – 56 % 1 122 566
Sonic, le film 4 158 513 792 ↓ – 60 % 2 031 861
Papi Sitter 1 154 115 445 154 115
10 jours sans maman 3 142 730 (^496) ↓ – 56 % 1 066 207
Le Cas Richard Jewell 3 96 406 (^512) ↓ – 51 % 725 615
Dark Waters 2 72 116 265 ↓ – 44 % 230 417
Ducobu 3 5 66 231 507 ↓ – 69 % 1 453 145
Nombre
de semaines
d’exploitation
Nombre
d’entrées
Nombre
d’écrans
Evolution
par rapport
à la semaine
précédente
Total
depuis
la sortie
AP : Avantpremière
Source : « Ecran total »
Estimation
Période du 4 au 8 mars inclus
Deux nouveaux films tirent nettement les marrons du feu cette se
maine, nonobstant la menace de plus en plus précise du Covid19. Il
s’agit du dessin animé des Studios Disney sous bannière Pixar, En
avant, qui s’installe confortablement en tête du tableau, avec près de
cinq cent mille spectateurs réunis en cinq jours et une très bonne
moyenne de huit cent quarantetrois entrées par copie. Les deux gar
çonnets du film sont néanmoins tenaillés par un géant nommé De
Gaulle, drame historique de chez nous qui s’en tire plus que bien en
franchissant la barre des quatre cent mille entrées. Parmi les sorties
du mercredi précédent, seul Papi Sitter, comédie nationale sur un
problème qui pend au nez de tout le monde, parvient encore à se his
ser dans le haut du tableau, sans atteindre toutefois ces sommets. No
tons, en cinquième position, la belle tenue de Sonic en quatrième se
maine d’exploitation, qui atteste, décidément, du pouvoir de
séduction inentamé de l’animation hollywoodienne.
LES MEILLEURES ENTRÉES EN FRANCE
Rosamund Pike
incarne la chimiste
et physicienne.
LAURIE SPARHAM/STUDIOCANAL