Le Monde - 11.03.2020

(avery) #1

32 |idées MERCREDI 11 MARS 2020


0123


Violences faites


aux femmes :


une présomption


permanente


de mensonge


Un collectif de personnalités, dont Andréa Bescond,
Caroline De Haas ou Muriel Salmona, s’indigne
de la tribune des avocates pénalistes défendant
la présomption d’innocence et la prescription

C


haque fois qu’une femme victime
de violence parle, le retour de bâton
n’est pas loin. Dimanche 8 mars, il a
pris la forme d’une tribune d’avoca­
tes pénalistes qui nous expliquent, dans Le
Monde, pourquoi la parole des femmes vic­
times met en péril les fondamentaux du
droit et de notre société.
Nous le disons très tranquillement : ces
avocates se trompent. Elles pensent le
monde judiciaire comme un monde pro­
tégé – par quel miracle, elles ne l’expliquent

pas – de toutes les idées reçues, des inégali­
tés et des violences qui traversent la société.
Les femmes sont des milliers à témoigner
de la façon dont elles sont mal reçues au
commissariat, à l’hôpital ou par leur entre­
prise lorsqu’elles dénoncent des violences.
La justice est comme la santé, la police ou le
monde du travail : elle n’est pas neutre.
Comme toutes ces institutions, elle est pé­
trie des mécanismes de domination qui
existent dans la société.
La réalité, c’est que des milliers de plaintes
sont classées sans suite alors que les enquê­
tes de police ont produit le faisceau d’indi­
ces concordants qui permettait de juger
leur cas.
La réalité, c’est que des femmes portent
plainte pour violences au sein du couple et
qu’on leur parle encore de devoir conjugal
dans les audiences.
La réalité, c’est que des femmes en danger
se voient refuser leur ordonnance de pro­
tection par des juges aux affaires familiales
qui considèrent qu’il faudrait qu’elles por­
tent plainte pour que cela soit sérieux.
La réalité, c’est que des enfants victimes
de violences sont maintenus chez eux par
des juges des enfants qui considèrent qu’il
faut préserver le cadre familial.
La réalité, c’est que des pères violents gar­
dent l’autorité parentale car des juges expli­
quent qu’un mauvais mari peut être un bon
père (réponse : non).
La réalité, c’est que des milliers de cas de
viols sont jugés comme des agressions
sexuelles au tribunal correctionnel au lieu
de passer aux assises.
Notre réalité, c’est celle d’un ordre judi­

ciaire qui fait montre aujourd’hui de vio­
lence à l’endroit des femmes victimes de
violences et ne prend pas suffisamment en
considération leur parole.
Notre réalité, c’est celle d’une présomp­
tion permanente de mensonge qui pèse sur
les femmes victimes de violences. A peine
ouvre­t­on la bouche qu’on le voit dans le
regard de toutes celles et ceux qui nous ac­
cueillent. Ce regard qui dit : « Hum, vous êtes
sûre? », « Mais comment cela s’est passé? »,
« Mais un viol, c’est­à­dire? ». Ce regard nous
glace. Ce regard nous réduit au silence.
Des avocates pénalistes refusent de voir
ces faits. On les comprend. Accepter que
l’institution à laquelle elles ont voué leur
vie professionnelle dysfonctionne grave­
ment est douloureux. On appelle cela le
déni. Déni du parcours de la combattante
que traversent des milliers de femmes cha­
que année lorsqu’elles décident de porter
plainte. Déni de la violence institutionnelle
imposée à des femmes victimes. Déni
d’une société qui n’entend pas nos cris, nos
peurs, nos souffrances.
Nous côtoyons chaque jour des avocates
qui défendent les femmes victimes. Elles le
font parfois malgré l’institution. Elles l’ont
d’ailleurs dit elles­mêmes il y a quelques
jours sur le site Dalloz : « Dans ce combat il
n’y a (presque) que des coups, des crachats et
des injures à ramasser. »
Si nous voulons que les violences sexistes
et sexuelles disparaissent en France, si nous
voulons en finir avec l’impunité, la pre­
mière étape est de sortir de ce déni. C’est la
condition sine qua non pour agir de ma­
nière efficace.

Nadège Beausson-Diagne, actrice ;
Andréa Bescond, réalisatrice ; Florian
Borg, avocat, barreau de Lille ; Caroline
De Haas, membre de l’association
#NousToutes ; Mylene Hadji, avocate,
barreau de Paris ; Mié Kohiyama, prési-
dente de MoiAussiAmnésie ; Lyes
Louffok, membre du Conseil national
de la protection de l’enfance ; Anne-
Laure Maduraud, magistrate ;
Mélusine, militante féministe et antira-
ciste ; Eric Metayer, réalisateur ;
Emmanuelle Piet, médecin ; Valérie
Rey-Robert, auteure et militante
féministe ; Flor Tercero, avocate,
barreau de Toulouse ; Muriel Salmona,
psychiatre, présidente de l’association
Mémoire traumatique et victimologie ;
Elodie Tuaillon-Hibon, avocate,
barreau de Paris ; Marjolaine Vignola,
avocate, barreau de Paris ; Vannina Vin-
censini, avocate, barreau de Marseille
Retrouvez la liste complète
des signataires sur Lemonde.fr

Procès de terroristes : « Il y a une tension

entre le contexte sécuritaire et l’audience,

où l’on revient à une justice plus ordinaire »

Une équipe de chercheurs, dirigée par Christiane
Besnier, ethnologue, et Sharon Weill, spécialiste des
conflits armés, a assisté aux procès liés au terrorisme
djihadiste qui se sont tenus entre 2017 et 2019. Malgré
le durcissement de la législation, ils y ont vu une justice
plus apaisée, expliquent les deux universitaires

ENTRETIEN


A


lors que les grands procès des atten­
tats de 2015 et 2016 vont débuter avec
celui de Charlie et de l’Hyper Cacher
en mai, une équipe de quatre cher­
cheurs a assisté à cent trente­huit jours
d’audiences entre 2017 et 2019 concernant
13 procès liés au terrorisme islamiste. Menée
avec le concours de la mission Droit et jus­
tice, cette étude dirigée par Christiane Bes­
nier, ethnologue à l’université Paris­Descar­
tes et auteure de La Vérité côté cour (La Dé­
couverte, 2018), et Sharon Weill, maîtresse de
conférences en droit international et conflits
armés à l’Université américaine de Paris, aus­
culte la façon dont la justice française a af­
fronté en particulier le cas des revenants de
Syrie. Ses auteurs y ont vu une justice apaisée
malgré le fort durcissement sécuritaire.

Face à la vague du terrorisme islamiste, la
France a­t­elle mis en place une justice
d’exception?
Sharon Weill : Les choses ne sont pas noires
ou blanches. Il faut distinguer la législation, la
politique pénale et les procès. La législation
s’est durcie considérablement, faisant avan­
cer la raison d’Etat avec de nouvelles règles dé­
rogatoires en matière de procédure pénale, de
détention provisoire ou d’aménagement de
peine. Un basculement de la politique pénale
est également intervenu, en 2016, à l’égard des
revenants de Syrie avec la décision de ne plus
les renvoyer en correctionnelle où les peines
sont limitées à dix ans, mais devant les assises
avec des peines de vingt ou trente ans.
Christiane Besnier : Il y a une tension entre
ce contexte sécuritaire et l’audience, où l’on
revient à une justice plus ordinaire. La tem­
poralité des assises permet à la personne
poursuivie de s’exprimer. Et elle le fait. Les
avocats ne sont pas dans une posture politi­
que, mais débattent de la qualification des
faits et creusent le parcours de l’accusé. La
présence des familles humanise ce moment.
Certes, la cour d’assises spéciale n’est compo­
sée que de magistrats professionnels. Mais,
puisqu’ils ne sont pas spécialisés, on les a
trouvés à l’écoute, comme des jurés.
S. W. : En dehors des deux grands procès de
ces années 2017­2019, celui de l’affaire Can­

nes­Torcy et celui de l’affaire Merah, les
autres, les petits procès des revenants,
auraient pu aller en correctionnelle. Eh bien,
la pleine oralité des débats a permis l’écoute.
On a pu voir une belle justice.

Vous évoquez dans votre étude le cas des
peines d’élimination que peut prononcer
la cour...
C.B. : La politique pénale n’a pas eu le résul­
tat attendu qui était de pouvoir infliger des
peines supérieures à dix ans. L’avocat géné­
ral, qui représente la société, demande sou­
vent des peines très élevées. Les juges du
siège étaient en revanche plus dans un cadre
de délinquance que de terrorisme. Parmi les
50 accusés que nous avons suivis, la moitié a
eu des peines inférieures ou égales à dix ans,
ou à peine supérieures.

S.W. : Même en appel, les peines sont plutôt
restées dans une échelle correctionnelle. La
pression des attentats avait justifié la crimi­
nalisation des départs en Syrie, mais une fois
devant la cour d’assises, cela n’avait plus
beaucoup de sens. Il n’y a pas de victimes, ces
revenants n’ont pas commis de violence, ni
même de préparatifs lointains d’attentat
comme dans le dossier Cannes­Torcy où les
peines sont allées jusqu’à vingt­huit ans.

Les juges ne sont­ils pas davantage
dans l’évaluation de la dangerosité future
d’un individu plutôt que dans
la sanction d’une infraction?
S.W. : La loi justice préventive est issue de
celle créant l’infraction d’association de mal­
faiteurs terroristes. On ne peut pas le repro­
cher au juge. La plupart des personnes pas­
sées par la Syrie sont jugées sur ces critères.
On ne cherche pas trop à savoir ce qu’ils ont
fait sur place, l’objectif est de savoir s’ils
comptent commettre des attentats ici.
C.B. : On juge des intentions. Mais, et c’est
aussi la force de l’audience aux assises, elle
permet de cerner la personnalité de l’accusé
et de sentir son évolution. Les juges cher­
chent à évaluer la dangerosité. Le parquet gé­
néral, qui n’est pas à l’audience et n’a pas ces
éléments, va pourtant systématiquement
faire appel quand les peines sont inférieures
aux réquisitions.

Le risque n’est­il pas que le cas soumis
à la cour soit dépassé par le contexte
terroriste et la peur qu’il engendre?
S.W. : Bien sûr. D’ailleurs au premier
procès de Jawad Bendaoud, c’était fou, tou­
tes les parties civiles étaient là, c’était de­
venu le procès du Bataclan! Au procès des
attentats de Toulouse et Montauban, il y

avait forcément, du fait de l’absence de Mo­
hammed Merah, une attente qui dépassait
le seul rôle d’Abdelkader Merah.

Il y a quelque chose de très particulier
dans cette justice antiterroriste, c’est de
juger des morts...
C.B. : C’est l’expression de ce contexte très
sécuritaire. Une personne est, selon les servi­
ces de renseignement, sans doute morte,
mais on a tellement peur qu’elle revienne
qu’on cherche à se prémunir d’un danger in­
saisissable. Ce sont des audiences particuliè­
res, sans avocat. Il y a juste la lecture du rap­
port par le président, puis les réquisitions du
procureur. Les peines infligées sont toujours
le maximum légal. Parfois, un membre de la
famille est présent, souvent la mère. C’est
pour elle le seul moyen d’avoir des informa­
tions sur son fils disparu. Mais elle n’a ni ac­
cès au dossier ni le droit de s’exprimer.

Que retirez­vous des cent trente­huit jours
d’audiences auxquelles vous avez assisté?
S.W. : Aller aux assises, c’est découvrir la pa­
role des accusés pour tenter de comprendre
le phénomène de la radicalisation et du ter­
rorisme, écouter leur famille, les personnes
de leur environnement et les témoins. Cela
permet d’entrer dans leur univers. Il est re­
grettable qu’aucune trace de ces moments ne
reste. C’est pour cela que nous proposons de
filmer les audiences. L’intérêt n’est pas tant
de savoir si la personne est coupable ou non,
mais de pouvoir étudier le phénomène du
terrorisme, de savoir qui sont ces gens,
qu’est­ce qui les a convaincus de partir en Sy­
rie... Combien de livres ont été écrits sur eux
sans les rencontrer?

Comment la justice française se distingue­
t­elle de celle de ses voisins européens
touchés par la même vague terroriste?
S.W. : La France est beaucoup plus répres­
sive. Peu d’Etats ont une infraction préven­
tive comme l’association de malfaiteurs ter­
roriste. Si des revenants ont été jugés dans
d’autres pays européens, c’est en correction­
nelle, avec des peines bien inférieures. Ici, on
parle tout de même des assises !
propos recueillis par
jean­baptiste jacquin

« LES AVOCATS


NE SONT PAS


DANS UNE POSTURE


POLITIQUE, MAIS


DÉBATTENT DE LA


QUALIFICATION DES


FAITS ET CREUSENT


LE PARCOURS


DE L’ACCUSÉ »
CHRISTIANE BESNIER

LA RÉALITÉ, C’EST


QUE DES MILLIERS


DE PLAINTES SONT


CLASSÉES SANS SUITE

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