Le Monde - 11.03.2020

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ACTUALITÉ
LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 11 MARS 2020

La « mouche de Buridan », modèle d’étude du hasard


BIOLOGIE - Génome identique, comportements différents : des drosophiles éclairent le rôle de mécanismes aléatoires forgeant l’individualité


U


n même génome n’induit pas for­
cément les mêmes comporte­
ments. On l’observe chez les vrais
jumeaux humains, qui ne sont
pas strictement similaires malgré
un patrimoine héréditaire identique. Entre le
« programme » porté par l’ADN, l’environne­
ment, la trajectoire de vie, les circonstances et la
culture, bien des facteurs en interaction peuvent
faire diverger l’« individualité ». A une échelle
plus fondamentale, la drosophile permet d’ex­
plorer ce que les comportements individuels
doivent aussi à la part d’aléatoire s’inscrivant
dans le développement de chacun d’entre nous,
y compris aux stades les plus précoces. Des
observations conduites chez cet insecte, et décri­
tes dans la revue Science du 6 mars, en apportent
une illustration élégante, aux implications épis­
témologiques peut­être majeures.
L’expérience tourne autour de ce que les cher­
cheurs nomment le « paradigme de Buridan »,
en référence à l’âne proverbial mort d’inanition
parce que incapable de choisir entre deux pico­
tins. En l’occurrence, la mouche, privée de ses
ailes et placée dans une petite arène circulaire
fortement éclairée, hésite entre deux bandes
verticales sombres placées sur la paroi à l’opposé
l’une de l’autre. Elles sont perçues comme pro­
tectrices – ou simplement dignes d’exploration,
dans ce morne environnement. La drosophile
marche donc alternativement vers elles selon un
parcours plus ou moins rectiligne.

Asymétrie imprévisible
Ce que montre l’équipe dirigée par Bassem Has­
san (Institut du cerveau et de la moelle épinière
[ICM], Paris ; université de médecine et Univer­
sité libre de Berlin), c’est que la trajectoire de la
mouche entre ces deux pôles d’attraction est liée
au degré d’asymétrie dans la façon dont des neu­
rones participant à la vision se projettent vers
deux structures cérébrales. Plus cette asymétrie
est prononcée, plus l’animal « marche droit », et
inversement. Faire se reproduire entre elles les
mouches ayant le même comportement ne ga­
rantit pas de retrouver celui­ci à la génération
suivante. Ce caractère est donc strictement indi­
viduel, non héritable et directement lié au déve­
loppement de ces neurones dont l’asymétrie
n’est pas prévisible. Elle est liée à un mécanisme
d’inhibition de certains signaux « intrinsèque­
ment stochastique », aléatoire, au niveau molé­
culaire, écrivent les chercheurs. Le hasard est en­
tré dans la danse, « et il touche la définition même
de l’individualité », constate Bassem Hassan.
« Nous faisons l’hypothèse que des mécanismes
et conséquences similaires se retrouveront chez
d’autres espèces, y compris chez les humains »,
écrit­il avec ses collègues. A quoi peut bien servir
cette variabilité induite par le hasard? « Cela peut
constituer un facteur de robustesse aussi bien
pour l’individu que pour la population dont il est
issu, en accroissant les chances de survie de cha­
que génome en cas de pression de sélection. »
Marcher droit est­il toujours un avantage dans la
vraie vie? Pas si sûr... Si l’ADN était seul garant de
ce comportement, un seul profil génétique
serait avantagé, au risque de voir disparaître par
sélection une partie de la diversité qui, dans

d’autres circonstances, pourrait se révéler avan­
tageuse. Le déterminisme génétique, socle de la
biologie contemporaine, se trouverait donc
sauvé de lui­même par un soupçon de hasard.
A moins que ce dernier soit plus profondément
ancré au cœur du vivant? C’est la thèse soutenue
depuis bientôt quarante ans par le biologiste Jean­
Jacques Kupiec, qui l’expose dans son récent livre,
Et si le vivant était anarchique (Les liens qui libè­
rent, 256 pages, 20 euros). « Cette publication dans
Science apporte de l’eau à mon moulin », se ré­
jouit­il. Selon lui, en effet, « la variabilité aléatoire
est la propriété première du vivant, son moteur. On
retrouve du désordre à tous les étages ». Une vision
à rebours du modèle dominant, qui voit dans
l’ADN le support d’un programme déterministe
s’accommodant d’un minimum de « bruit » dans
le moteur – en science, le bruit désigne des parasi­
tes dans la transmission de l’information.
A vrai dire, rappelle Jean­Jacques Kupiec, dès les
années 1970, Jean­Pierre Changeux et Antoine
Danchin, en France, et Gerald Edelman, aux Etats­
Unis, avaient souligné la variabilité à l’œuvre au
sein du système nerveux. L’idée était que les

neurones pousseraient de façon un peu désor­
donnée avant qu’intervienne une stabilisation
des circuits fonctionnels au terme d’une forme
de sélection qualifiée de « darwinisme neural ».
« Mais cela n’aboutissait pas à une remise en cause
de la programmation génétique », note­t­il.

Théorie « anarchiste »
L’étude de Science est jugée « très intéressante »
par Thomas Préat (Ecole supérieure de physique
et de chimie industrielles de Paris), dont l’équipe
avait été la première à démontrer, en 2004, que le
cerveau de la majorité des mouches était asy­
métrique. Et que les 7 % d’entre elles dont le
cerveau était symétrique souffraient d’un déficit
de la mémoire à long terme. Ce pourcentage se
retrouvait chez des mouches isogéniques (géné­
tiquement identiques), ce qui suggère que cette
variabilité « ne semble pas être déterminée géné­
tiquement », estime Thomas Préat.
L’étude dirigée par Bassem Hassan fait aussi
écho à des travaux de l’équipe d’Olivier Gan­
drillon (ENS Lyon), publiés en décembre 2019.
L’idée était d’exposer des cellules souches de

sang de poulet à des produits susceptibles d’aug­
menter ou de diminuer l’expression aléatoire de
leurs gènes, pour tester la validité de l’approche
déterministe : selon celle­ci, davantage de hasard
perturberait la différenciation, c’est­à­dire la
réalisation du « programme ». C’est l’inverse qui
s’est produit, donnant du poids à la théorie
« anarchiste » de Kupiec. En 2016­2017, l’équipe
d’Olivier Gandrillon puis celle d’Andras Paldi
(Ecole pratique des hautes études) avaient déjà
obtenu des résultats en ce sens, montrant
qu’une phase de variabilité de l’expression des
gènes précédait la stabilisation des cellules dans
un type donné. Des modélisations numériques
réalisées par le physicien Bertrand Laforge (Sor­
bonne Université) vont dans le même sens.
L’étude de Science est saluée par M. Gandrillon :
« Elle montre qu’il y a de l’aléatoire incompressible
à l’échelle moléculaire, qui a une traduction au
niveau du comportement de l’individu. » La revue
Science s’était déjà aventurée sur ce terrain, rap­
pelle­t­il, en publiant en 2002 une étude de
Michael Elowitz (Caltech) montrant chez la bac­
térie intestinale E. coli que des phénomènes sto­
chastiques intrinsèques intervenaient dans
l’expression des gènes. Montrer cette variabilité
non génétique sur un organisme bien plus
complexe, la mouche, est selon lui un jalon « im­
portant ». « Cette stochasticité a été sélectionnée
par l’évolution, elle a un vrai rôle biologique »,
dit­il. Il cite les phénomènes de résistance bacté­
rienne, mais aussi les processus cancéreux, qui
méritent d’être explorés à cette lumière. Reste à
voir si les biologistes mainstream, armés de la
stupéfiante puissance des outils génétiques, se
laisseront convaincre que ce « bruit » aussi est
porteur d’information utile.
« J’ai moi­même été formé dans l’idée du déter­
minisme génétique, mais le jour où j’ai constaté
une variation importante dans la connectivité
cérébrale chez des mouches pourtant génétique­
ment homogènes, j’ai questionné ma propre foi »,
raconte drôlement Bassem Hassan. Doutes qui se
sont trouvé renforcés par la lecture des écrits de
Jean­Jacques Kupiec, avec qui il partage un destin
un peu solitaire. « En 2013, mon premier article sur
ce thème, qui formait la base de notre dernière
étude, a été très difficile à faire publier », se sou­
vient­il. En 2015, une autre publication lui vaut
d’être qualifié d’« antimoléculaire ». Une bourse
de la Paul G. Allen Family Foundation (1,5 million
de dollars) et l’accueil de l’ICM lui donneront la
liberté, à la tête d’une équipe internationale,
d’étudier à loisir ses « mouches de Buridan ».
Vont­elles permettre d’élargir le débat sur le rôle
des phénomènes stochastiques en biologie?
Il l’espère. Le dialogue avec Jean­Jacques Kupiec,
avec qui il n’a curieusement jamais échangé,
pourrait être nourri : des nuances se font déjà
jour. Bassem Hassan n’est pas certain qu’il faille
donner le primat à la variation aléatoire sur le pro­
gramme génétique. « Si le bruit est incontrôlable,
on tombe dans des cas pathologiques », dit­il. Pour
lui, le fameux programme n’est pas déterministe
mais algorithmique. « Un peu comme une recette
floue : chaque étape donne l’étape suivante, mais le
génome ne sait pas quel gâteau cela va donner. »
Riches discussions au menu !
hervé morin

Cette illustration met en relation l’asymétrie neuronale au sein du système visuel de la drosophile
et sa façon de se rendre d’un point d’intérêt à un autre. Les trajets sont plus directs quand le réseau
neuronal est plus asymétrique. MAHEVA ANDRIATSILAVO/SUCHETANA BIAS DUTTA/BASSEM HASSAN

C


hacun se souvient du
scandale, fin 2018. Le
monde découvrait la nais­
sance, en Chine, de deux premiers
bébés génétiquement modifiés.
Ces jumelles, Lulu et Nana, prove­
naient d’embryons dont l’ADN
avait été remanié par le fameux
outil « d’édition » du génome,
Crispr­Cas9. Un de leurs gènes
avait été muté, dans l’espoir de
leur conférer une résistance au
VIH. Ce, sans aucune évaluation
du risque associé à cette manipu­
lation génétique.
Un scientifique, He Jiankui,
avait donc franchi la ligne rouge.
En décembre 2019, ce « doc­
teur Frankenstein » chinois a été
condamné à trois ans de prison et
à une lourde amende. Et la Chine,
en urgence, s’est dotée d’un arse­
nal juridique et d’instances éthi­
ques renforcées.

Comment se prémunir contre
d’autres dérives? De nombreuses
propositions de régulation ont été
émises. La dernière en date : la dé­
claration commune des comités
d’éthique français, britannique et
allemand, publiée le 3 mars dans
la revue Nature. Elle est cosignée
par les professeurs Jean­François
Delfraissy, David Archard et Peter
Dabrock, respectivement prési­
dents du Comité consultatif na­
tional d’éthique (CCNE), du Nuf­
field Council on Bioethics et du
Deutscher Ethikrat. Chacun de ces
comités avait rendu, en 2018
ou 2019, son propre avis. « Sur nos
bases communes, nous avons
décidé de publier un document
conjoint. Ce n’était pas évident, car,
si nos trois comités sont très pro­
ches, leurs modes de fonctionne­
ment sont différents », raconte
Jean­François Delfraissy.

Dans les trois pays, les modifica­
tions du génome humain suscep­
tibles de se transmettre à la des­
cendance sont illégales. Mais « de
nombreux Etats ne disposent pas
de garde­fous juridiques efficaces »,
constatent les comités. Ils exhor­
tent donc « les Etats à placer de fa­
çon univoque l’édition du génome
transmissible sous le contrôle des
autorités publiques concernées et
de sanctionner tout abus ».

Course aux biotechnologies
« Aucune instance internationale
n’est en mesure d’édicter des rè­
gles de portée universelle », regret­
tent­ils aussi. En février 2019,
l’OMS a mis en place un comité
d’experts pour développer des
normes mondiales de gouver­
nance et de surveillance sur
l’édition du génome humain.
« Nous souhaitons faire prendre

en compte notre déclaration par
l’OMS, indique le professeur Del­
fraissy. A cette institution, ensuite,
de prendre une décision. »
Fait notable, les trois comités
« ne considèrent pas que la lignée
germinale humaine soit catégori­
quement inviolable ». Le recours
aux techniques d’édition du gé­
nome pourrait ainsi « être accepta­
ble pour prévenir la transmission
de maladies héréditaires graves ».
Pour autant, insiste Delfraissy, « il
n’en est pas question pour le mo­
ment ». Car aucun essai clinique
ne saurait être mené « sans qu’un
grand débat de société soit orga­
nisé ». Ni tant que la recherche
n’aura pas « ramené à un niveau
acceptable les incertitudes considé­
rables planant actuellement sur les
risques d’une utilisation clinique ».
Prudente, l’Allemagne plaide
pour des mesures assez restrictives


  • son passé l’incite à se défier de
    toute dérive. Plus libéral, le Royau­
    me­Uni est attentif à ne pas entra­
    ver la recherche. Quant à la France,
    sa position est en général intermé­
    diaire. Sauf sur la question des ap­
    plications à visée transhumaniste :
    « Le CCNE exprime sa totale opposi­
    tion aux applications correspon­
    dant aux démarches d’“homme
    augmenté”. » Le comité allemand,
    lui, recommande « une évaluation
    au cas par cas ». Leur homologue
    britannique estime que « les déci­
    sions devront prendre en compte
    les intérêts et les responsabilités des
    personnes, dans un contexte socié­
    tal et technique donné ».
    Quel sera l’impact de la déclara­
    tion commune, au fond assez
    consensuelle, des trois comités?
    « Compte tenu de leur aura, elle
    pourrait inciter les décideurs pu­
    blics à avancer ensemble », estime


Marion Abecassis, avocate en
sciences de la vie au cabinet
McDermott Will & Emery, invitée
permanente du comité d’éthique
de l’Inserm. Mais elle souligne
un paradoxe. D’un côté, « on
aurait besoin d’une gouvernance
globale et de normes internatio­
nales impératives (“droit dur”) as­
sorties de sanctions – et des
moyens de les imposer ». Mais, en
pratique, « il reste extrêmement
difficile d’aligner différents Etats
que séparent des fossés culturels et
réglementaires, y compris en Eu­
rope ». D’autant que les pays ont
engagé une course aux biotech­
nologies. « Mettre en place rapi­
dement des normes non contrai­
gnantes (“droit mou”), comme les
déclarations de l’ONU, me semble
plus réaliste, même si ce n’est pas
pleinement satisfaisant. »
florence rosier

Bébés OGM : trois comités d’éthique presque à l’unisson


BIOÉTHIQUE - Les instances française, britannique et allemande invitent les Etats à se doter de garde-fous juridiques dans un manifeste commun

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