Le Monde - 11.03.2020

(avery) #1
RENDEZ-VOUS
LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 11 MARS 2020 | 7

Quatre scénarios pour la transition numérique 


dans l’enseignement supérieur et la recherche


TRIBUNE - Un collectif de membres de l’Inrae et d’Agreenium a exposé, dans une étude
prospective, des pistes contrastées d’évolution des relations entre recherche et numérique

D


e nombreuses conséquences
de la transition numérique
sur les pratiques de recherche
et d’enseignement sont d’ores et déjà
visibles. Elles ne sont toutefois pas
encore complètement appropriées et
intégrées dans leur globalité au ni­
veau de l’enseignement supérieur et
de la recherche (ESR) : évolution des
organisations, des métiers, des com­
pétences (simulation, fouille de don­
nées massives, intelligence artifi­
cielle...), nature des relations avec les
géants du numérique, changement du
positionnement dans les partenariats
socio­économiques et avec la société
civile... Le coût environnemental de
cette transition reste aussi à intégrer.
L’utilisation d’un grand nombre de
données d’origines diversifiées de­
vient centrale pour la production de
connaissances. Cela suppose de maî­
triser tous les maillons et partenariats
nécessaires depuis leur collecte, leur
gestion, jusqu’à leur valorisation. Les
produits de la recherche se diversi­
fient, ainsi que le mode de diffusion
des connaissances, en favorisant la
synergie entre les missions d’informa­
tion scientifique et technique, d’édi­
tion, d’enseignement numérique et
de relation science­société.
La profusion de ressources pédagogi­
ques en ligne renforce les possibilités
d’autoformation et questionne la place
du présentiel, de la formation initiale et
des diplômes dans le parcours de cha­
cun. Des algorithmes sont susceptibles
de produire des parcours de formation,
bousculant le rôle des enseignants et
leur relation aux apprenants. La contri­
bution de l’ESR au développement so­

cio­économique s’accroît avec de possi­
bles concurrences entre institutions,
par exemple en matière de formation
et de diffusion des connaissances.
Dans un contexte complexe et en
pleine mutation, l’Institut national de
recherche pour l’agriculture, l’alimen­
tation et l’environnement (Inrae) et
Agreenium (l’institut agronomique,
vétérinaire et forestier de France) ont
conduit en 2018­2019 une étude, « La
transition numérique dans la recher­
che et l’enseignement supérieur à
l’horizon 2040 » (Quae.com). Par son
approche systémique et anticipatrice,
elle offre aux responsables des établis­
sements de l’ESR des éléments objec­
tifs pour une prise en compte de l’en­
semble de ces enjeux. Quatre scénarios
contrastés ont été construits à partir
des évolutions possibles des pratiques
de recherche, de l’apprentissage et du
partage des savoirs, de l’enjeu des don­
nées dans l’économie numérique, et
des relations science­société.
« L’ESR au pied des géants du numéri­
que » explore les conséquences de l’en­
trée du capitalisme de plate­forme dans
l’ESR, associée à une science orientée
par la donnée. La performance des pro­
duits et services des entreprises privées
multinationales pourrait alors rempla­
cer à terme l’ensemble de l’ESR public.
« L’ESR et le numérique pour la pré­
servation de la planète » évoque la capa­
cité de l’ESR, augmentée par les usages
internationaux et transdisciplinaires
du numérique, à mieux gérer la com­
plexité des objets d’étude et à adopter la
planète comme l’un d’eux. La politique,
les financements et l’organisation de
l’ESR ne seraient plus gérés à l’échelon

national mais européen, avec des
conséquences possibles comme l’aban­
don de langues nationales dans l’ensei­
gnement supérieur ou la concentra­
tion de la recherche publique sur la
priorité de préservation de la planète.
« Les écosystèmes numériques terri­
torialisés de l’ESR » décrit les relations
facilitées par le numérique entre les
acteurs du monde scientifique et le
reste de la société à une échelle corres­
pondant plutôt aux régions actuelles.
A l’inverse du scénario précédent, cha­
cun des territoires, qui organise son
propre système de recherche et d’en­
seignement supérieur, piloterait sa
politique de recherche, de formation
et d’innovation, avec le risque que les
territoires entrent en concurrence
sans se soucier du bien commun.
Enfin, « L’ESR face à la frugalité nu­
mérique » suppose la mise en adéqua­
tion des transitions numérique et
écologique. Ici, le développement non
maîtrisé du numérique a obligé les
Etats à limiter l’accès aux outils numé­
riques face à la raréfaction des ressour­

ces naturelles et énergétiques. L’ESR
rompt avec l’usage des technologies
numériques efficaces à cause de leurs
effets néfastes sur l’environnement.
Ces différents scénarios sont plausi­
bles sans être prédictifs, ils s’appuient
sur des hypothèses d’évolution de
composantes de l’ESR qui font sys­
tème entre elles. Les enjeux associés à
ces scénarios ayant été identifiés, le
risque serait désormais que les éta­
blissements de recherche et d’ensei­
gnement supérieur ne se mobilisent
pas rapidement pour construire une
stratégie globale de digitalisation afin
de maîtriser leur avenir. En France,
une stratégie de la science ouverte a
été adoptée – l’Inrae a mis en place
dans sa gouvernance une direction
pour la science ouverte afin de porter
la stratégie de transformation numé­
rique de la recherche – mais la vision
d’ensemble d’une digitalisation du
fonctionnement global du dispositif
de recherche et d’enseignement su­
périeur nécessite d’être mieux parta­
gée pour être déclinée dans chacun
des établissements.
Si la transition numérique est en mar­
che dans l’ESR, on est encore loin de
l’appropriation générale des enjeux par
l’ensemble de la communauté de l’ESR,
condition essentielle de la réussite de la
transformation digitale à venir.

CARTE


BLANCHE


Par ALICE  LEBRETON


A


lors que l’épidémie de coronavirus
frôle le seuil pandémique, la
menace que constituent les mala­
dies infectieuses émergentes pour la santé
des populations et l’économie mondiale
n’échappe plus à personne. Maintenir la
veille sanitaire, mettre en place une ré­
ponse rapide et appropriée deviennent un
casse­tête dans un monde où s’accroissent
la densité de la population, sa mobilité et sa
connectivité, et ce, même si le Règlement
sanitaire international oriente l’action des
194 Etats membres de l’Organisation mon­
diale de la santé (OMS).
Afin de mieux cerner l’évolution du
contexte international sur cette problémati­
que d’actualité, la revue The Lancet Infec­
tious Diseases annonçait d’ailleurs en jan­
vier la création d’une commission sur l’état
de préparation aux risques épidémiques
émergents. Mais prenons de la hauteur. Au
moment où les premiers touristes de l’es­
pace prennent leur envol et où la colonisa­
tion martienne nous est promise, sommes­
nous suffisamment vigilants sur un éven­
tuel risque infectieux interplanétaire?
Contrairement aux apparences, cette ques­
tion n’est ni une plaisanterie ni une pure
divagation. Bien qu’elle ait donné naissance
à quelques célèbres ouvrages de science­
fiction, comme La Variété Andromède, de
Michael Crichton (Robert Laffont, 1970), elle
fait aussi très sérieusement l’objet d’études
scientifiques depuis le début de la conquête
spatiale. Par exemple, les capacités de répon­
ses immunitaires des astronautes à bord de
la station spatiale internationale ont été
quantifiées avec soin : durant les premiers
jours en apesanteur, l’organisme, stressé, se
met en alerte ; puis les défenses tendent à
faiblir dans les semaines suivantes, favori­
sant diverses infections. Un article de syn­
thèse paru fin janvier dans la revue PLoS
Pathogens esquisse un panorama des recher­
ches sur ce sujet ; dans l’état actuel de nos
connaissances, quelles seraient les mena­
ces potentielles représentées par des micro­
organismes extraterrestres?


Vie extraterrestre
Deux origines possibles de ces exomicrobes
sont envisageables. La première serait en réa­
lité... terrienne. Car l’envahisseur des écosys­
tèmes extraterrestres, c’est d’abord nous! Nos
compagnons de voyage microscopiques se­
ront amenés à s’adapter et à coloniser les en­
vironnements extrêmes que nous visiterons



  • sans doute moyennant des taux de muta­
    tions considérables. Hors de l’orbite terrestre
    basse, les conditions mutagènes ne man­
    quent pas, en particulier sous l’effet du rayon­
    nement cosmique. Ces conditions d’évolu­
    tion accélérées pourraient, un jour, par ha­
    sard, engendrer une descendance virulente
    parmi toutes les autres restées inoffensives.
    La seconde origine, nettement moins pro­
    bable, implique l’existence d’une vie extra­
    terrestre. Rien n’indique qu’elle soit appa­
    rue, même si les océans d’Europe et d’Ence­
    lade, deux lunes rocheuses de Jupiter et
    Saturne, pourraient en théorie héberger des
    formes de vie basées sur la chimie organi­
    que. Mais il faudrait qu’une telle vie soit
    compatible avec notre propre biologie pour
    envisager qu’elle nous parasite. Le plus cré­
    dible serait que des exomicrobes produisent
    des substances toxiques non spécifiques, ou
    bien des molécules inconnues contre les­
    quelles notre système immunitaire déclen­
    cherait une réaction allergique incontrôlée.
    Un risque épidémique est, en revanche,
    quasi nul : il nécessiterait de tirer parti de
    notre biologie pour se multiplier et se trans­
    mettre par contagion entre individus. Ini­
    maginable, à moins qu’un hôte intermé­
    diaire ait préparé le terrain et que notre
    futur agresseur soit déjà adapté à une niche
    de vie qui nous ressemble. Il n’aurait plus
    alors à s’inventer pathogène, mais seule­
    ment à franchir une barrière d’espèce. Aux
    confins de l’Univers, qui endossera donc le
    rôle que semble avoir joué le pangolin dans
    l’épidémie de Covid­19 ?


Doit­on craindre 


une pandémie 


interplanétaire ?



Sandra Arrault, Marco Barzman,
Michaël Chelle, Nicolas
de Menthière, Guy Richard
et Cécile Tournu sont membres
de l’Inrae ; Philippe Prévost
est membre d’Agreenium

ON EST ENCORE
LOIN DE
L’APPROPRIATION
GÉNÉRALE DES
ENJEUX PAR
L’ENSEIGNEMENT
SUPÉRIEUR
ET LA RECHERCHE

Le supplément « Science & médecine » publie chaque semaine une tribune libre. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l’adresser à [email protected]

Alice Lebreton chargée de recherche à l’Institut
national de recherche pour l’agriculture,
l’alimentation et l’environnement, Institut
de biologie de l’Ecole normale supérieure

L’hydrogène, pilote de l’évolution de l’Univers ?


Une équipe a observé les « filaments de gaz » censés interconnecter les galaxies, à 12 milliards


d’années-lumière. Un pas de plus vers la compréhension du cycle de la matière ordinaire


C’


est un regard jeté sur les gran­
des structures de l’Univers. Un
voyage par­delà les étendues
incommensurables de l’espace intersi­
déral... Une équipe internationale a
dressé la première carte détaillée de
l’hydrogène associé à l’une des régions
de la « toile cosmique ». Hideki Umehata,
du groupe Riken de l’université de
Tokyo, et ses collègues ont scruté à l’aide
du spectrographe MUSE du Very Large
Telescope, au Chili, le proto­amas SSA22,
un amoncellement de plusieurs centai­
nes de galaxies situé dans la constella­
tion du Verseau, à 12 milliards d’années­
lumière de la Terre. Ils affirment dans la
revue Science du 4 octobre 2019 avoir
réussi à observer les « filaments de gaz »
censés, selon les théories en vigueur,
interconnecter ces gigantesques struc­
tures constituées de centaines de mil­
liards d’étoiles!
La nature a, dit­on, horreur du vide.
Pourtant, c’est un fait : l’Univers en
contient beaucoup. De gros trous autour
desquels se répartissent les galaxies.
Celles­ci définissent un vaste réseau tri­
dimensionnel fait de filaments et de
nœuds. Et voient leur masse, leur mor­
phologie, leur activité et leur orientation
varier en fonction de leur emplacement
dans cette toile titanesque quadrillant le
cosmos. « On peut, par exemple, observer
que les grosses galaxies elliptiques mori­
bondes occupent plutôt des nœuds et que
les galaxies spirales productrices d’étoiles
[comme la nôtre] des filaments », indi­
que Sandrine Codis, chercheuse CNRS à
l’Institut d’astrophysique de Paris.

Pourquoi? C’est ce que les astrophysi­
ciens voudraient savoir. Ces derniers
font de l’hydrogène le pilote de l’évolu­
tion des galaxies. Une fois créé, juste
après le Big Bang, ce gaz se serait effon­
dré sur lui­même, donnant naissance à
ces « filaments » à la jonction desquels,
ou dans leurs parties les plus denses, les
galaxies seraient apparues. Il continue­
rait à y circuler depuis, alimentant ces
objets célestes en carburant nécessaire à
la fabrication des étoiles. Mais est­ce
vraiment le cas?

Première carte 3D
C’est ce qu’ont voulu savoir Hideki Ume­
hata et ses confrères. Ils ne sont pas les
premiers à avoir détecté le gaz de ces fila­
ments. « D’autres y étaient déjà parvenus
en analysant le rayonnement de certains
quasars ou noyaux actifs de galaxie très
éloignés », rappelle Françoise Combes,
astrophysicienne à l’Observatoire de Pa­
ris et professeure au Collège de France.
Mais, reposant sur la mise au jour dans
le spectre lumineux de ces astres de « li­
gnes d’absorption », indicatrices de la
présence d’hydrogène neutre sur la ligne
de visée, la méthode utilisée par ces
équipes avait le défaut de ne pas permet­
tre une visualisation en trois dimen­
sions de ces structures.
Tel n’est pas le cas de la technique em­
ployée par le groupe d’Hideki Umehata.
« Elle a consisté à observer une région très
lointaine riche en galaxies fortement pro­
ductrices d’étoiles ou dotées d’un trou noir
supermassif. Puis à détecter le rayonne­
ment UV émis par l’hydrogène du milieu

intergalactique, lorsqu’il est illuminé par
ce type d’astres », explique Françoise Com­
bes. Par ce procédé, les chercheurs ont pu
réaliser la toute première carte 3D des
filaments de gaz interconnectant les
galaxies d’un amas.
« Cette étude est très importante, estime
Sandrine Codis. Elle constitue un pas sup­
plémentaire vers la compréhension du
cycle de la matière ordinaire dans l’Uni­
vers qui est crucial pour comprendre la
formation et l’évolution des galaxies.
Dans ce processus, une partie du gaz est
convertie en étoiles à l’intérieur de ces
galaxies avant qu’il soit réinjecté, enrichi
en éléments lourds, dans les filaments, par
le biais des vents stellaires, lors des explo­
sions de supernovae ou en raison de l’acti­
vité des trous noirs supermassifs. »
Elle marque aussi une nouvelle étape
dans la description de la « toile cosmi­
que ». Cette structure issue des petites
fluctuations quantiques de l’Univers
primordial va être sondée par de nom­
breux instruments au cours des prochai­
nes années en vue de tester la relativité
générale d’Einstein ou d’essayer de préci­
ser la nature de la matière noire ou de
l’énergie noire, ces composantes hypo­
thétiques du cosmos sur lesquelles s’in­
terrogent les astrophysiciens. Cela sera le
cas, notamment, de la mission Euclid, de
l’Agence spatiale européenne, dont le
lancement est prévu pour 2022.
vahé ter minassian

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