Libération - 07.03.2020

(Darren Dugan) #1
10 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020
MONDE

El Diabólico, leader de la Mara Salvatrucha, en février. PHOTO VICTOR PENA

I


l purge une peine de pri-
son que seule la mort
interrompra : le cumul de
ses condamnations s’élève
à 169 ans. Condamné en 2002
pour homicide, il a été jugé
à nouveau en novembre 2016
pour avoir commandité
quatre décapitations depuis
sa cellule. Jorge Jahir de
León Hernández, 36 ans, sur-
nommé «El Diabólico», était
enfermé jusqu’à la semaine
dernière à Fraijanes II, une
prison de haute sécurité pro-
che de Ciudad de Guatemala,
la capitale du pays, unique-
ment réservée aux membres
de la Mara Salvatrucha
(MS-13), le gang qu’il conti-
nue à diriger derrière les bar-
reaux. Le 29 février, en com-
pagnie de 235 membres de
son groupe criminel, il a été
transféré au pénitencier de
Pavoncito dans le cadre
d’une opération de sécurité.

«Réhabilitation». La ren-
contre avec El Diabólico a eu
lieu avant son transfert, via
l’application de visioconfé-
rence Facetime, puisque les
smartphones, bien qu’inter-
dits, circulent dans les pri-
sons. Le détenu a souhaité
sortir du silence, redoutant
qu’Alejandro Giammattei,
président récemment entré
en fonctions, ne ruine ce qu’il
définit comme des années de
travail. Depuis 2012, en effet,
Jorge Yahir de León s’occupe
de la réinsertion de ses cama-
rades. «On a commencé à dire
aux homies [les gars du quar-
tier, dans le langage des gangs

El Diabólico dit avoir compris
que la violence génère tou-
jours plus de violence et s’est
investi dans la prévention et
l’accompagnement de ses
troupes. Celui qui se qualifie
volontiers de «vieux» ajoute :
«S’engager dans des program-
mes de réhabilitation freinera
la délinquance, et donner du

travail aidera à faire baisser
la criminalité.»
Jorge Jahir de León raconte
son enfance dans une famille
pauvre de Ciudad de Gua -
temala. Confié à un oncle
à 6 ans après les départs suc-
cessifs de ses parents et de sa
grand-mère paternelle, il
tombe dans la petite délin-

californiens, ndlr] de tra-
vailler dans la réhabilitation,
explique-t-il. On a créé un
atelier de sérigraphie, une
boulangerie, les mecs sont mo-
tivés par tout ça, pour se sortir
de la merde des rues.» Depuis
huit ans, les ateliers se sont
multipliés à Fraijanes : artisa-
nat, éducation, santé...

Par
ADRIEN VAUTIER

Guatemala : le deal du chef de gang


El Diabólico pour se racheter une conduite


Dans un entretien
à «Libé» depuis sa
prison, le chef
de la mara M-13,
le groupe criminel
le plus puissant
du pays, propose
au nouveau
président la fin
de la violence
en échange
de programmes
de réinsertion.

quance à un âge où l’on ne
choisit pas encore ses vête-
ments. Question de survie.
«Quand il n’y avait rien
à manger, se souvient-il, on
volait dans les épiceries,
on demandait tout ce dont
on avait besoin et on partait
en courant.»
A 9 ans, il goûte à la drogue.
«J’ai commencé à fumer du
crack, sniffer de la colle et
prendre de la cocaïne. Nous
étions des enfants des rues
issus de foyers éclatés.»
Deux ans plus tard, il intègre
la MS-13, et les
i n t e r n e m e n t s
dans des centres
pour mineurs
s’enchaînent. Les années 90
défilent au rythme des me-
nus larcins et des sorties en
boîte de nuit. L’enfant se mue
en leader, et la MS-13 devient
une véritable armée.

Mutineries. Les maras
comptent aujourd’hui plu-
sieurs dizaines de milliers de
membres dans le Triangle
Nord (Guatemala, Honduras
et Salvador). Entre la Mara 13
et le 18th Street Gang, la
guerre fait rage depuis près
de vingt ans. Rackets, assassi-
nats, trafic de stupéfiants : les
faits d’armes des mareros
remplissent les pages des
journaux des trois pays. L’un
des plus récents : le 14 février,
un commando armé a atta-
qué le tribunal d’El Progreso
au Honduras pour libérer le
chef de gang Alexander Men-
doza alias «El Porkys», accusé
de cinq assassinats dont ceux
de deux procureurs. Bilan :
quatre policiers morts et une
évasion réussie.
En mars 2002, un vol à main
armée tourne mal, un
homme meurt... El Diabólico
est condamné à 25 ans de dé-
tention. La vie carcérale est
dure, au-delà de l’imaginable.
La justice fait cohabiter les
membres de gangs rivaux.
«Les autres prisonniers nous
électrocutaient et nous lais-
saient des heures dans des
tonneaux d’eau, ils nous pous-
saient à bout, explique le pa-
tron de la Mara Salvatrucha.
Si on regroupe deux groupes
ennemis, il y aura forcément

une mutinerie.» Lui en a vécu
plusieurs, dont celle de dé-
cembre 2002 où 14 prison-
niers finissent brûlés vifs. La
bataille pour le contrôle des
prisons dure plusieurs an-
nées, jusqu’à ce que le gou-
vernement accepte d’isoler
chaque mara. Par la force,
El Diabólico a obtenu gain
de cause et la MS-13 investit
Fraijanes II. Avec, notam-
ment, les programmes de ré-
habilitation.
Mais Jorge Jahir de León n’en
a pas fini avec ses vieux
démons. Il est
accusé d’avoir
ordonné et pla-
nifié en 2010
la décapitation de quatre per-
sonnes à l’extérieur, choisies
au hasard, pour mettre la
pression sur le ministère de
l’Intérieur. Une des têtes
fut même déposée devant
le Congrès. En 2016 il est jugé
et condamné à plus d’un
siècle et demi de prison.
Si le taux d’homicides au
Guatemala a diminué de moi-
tié au cours des dix dernières
années, il reste pourtant très
élevé avec 22,4 meurtres pour
100 000 habitants en 2018,
selon les chiffres officiels.
Alejandro Giammattei a été
élu en août sur un pro-
gramme ultra-sécuritaire qui
prévoit de rétablir la peine de
mort et de classer les gangs
parmi les «groupes terroris-
tes». Ancien directeur de l’ad-
ministration pénitentiaire, le
président de centre droit a
lui-même connu la prison
pendant dix mois en 2010,
après une sanglante opéra-
tion de rétablissement de
l’ordre dans un pénitencier.
La plainte a finalement été
classée sans suite. «Il faut
changer les mentalités, nous
on peut parler dans les cliquas
[cellules de la mara M-13] si le
gouvernement nous aide.
On veut juste travailler et
aider nos familles», plaide
El Diabólico. Une main ten-
due que le Président semble
refuser, à en juger par l’éva-
cuation de la prison de Fraija-
nes où, selon le porte-parole
des autorités pénitentiaires,
les prisonniers «avaient trop
de privilèges». •

L'HISTOIRE
DU JOUR

Une semaine de
primaires démocrates
Toutes les semaines, Libération fait le point sur
le marathon électoral qui doit décider du candidat démocrate à la Mai-
son Blanche. Et c’est peu dire que ces sept derniers jours ont été agités :
le modéré Joe Biden a effectué une remontée inespérée lors du Super
Tuesday. Désormais soutenu par Pete Buttigieg, Amy Klobuchar et Mi-
chael Bloomberg, il fait la course en tête devant le socialiste Bernie San-
ders, qui table, lui, sur le ralliement d’Elizabeth Warren. PHOTO AP

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