Libération - 07.03.2020

(Darren Dugan) #1

Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020 u 25


S


i j’ai bien compris, il y a deux camps en
présence : les pro-Polanski et les anti.
Il doit bien y avoir des gens au milieu,
qui se méfient du cinéma du milieu et du
milieu du cinéma, ce monde où «tout le
monde couche avec tout le monde» comme
le disait un personnage de Truffaut. Comme
j’ai deux types d’ami·es également répartis
chez les belligérants, ma boussole s’affole,
mais à la différence de Despentes, dont le
genre camionneur colle à la colère, j’adopte-
rai le style chevau-léger, parce que je pense
avec Jean Renoir que «ce qu’il y a de terrible
dans le monde, c’est que chacun a ses rai-
sons».
Les anti-Polanski, essentiellement des fémi-
nistes, gauchistes LGBT ++, ont un argument
très puissant, qui est qu’un artiste n’est pas
au-dessus des lois : c’est un dur à admettre
pour un écrivain élevé comme moi dans
l’idée que la Littérature est supérieure à
tout, mais pas pour un homme qui essaie
d’être à peu près vertueux dans ses condui-
tes. Autrement dit, un violeur est un violeur,
qu’il soit cinéaste talentueux ou garagiste
génial. L’argument est éthique et social : on
ne passe pas outre la loi, et un cinéaste, qui
est un homme comme les autres, ne saurait
s’excepter du genre humain. Il faut refuser
l’impunité de l’art et la séparation entre

l’œuvre et l’homme, qui n’est valable que
dans la réception post-mortem.
Les pro-Polanski, dont j’étais a priori plus
proche, au nom du fait que je vois d’abord
en lui le cinéaste talentueux et non
l’homme, n’ont que des arguments de se-
conde main pour le défendre : étant plus lit-
téraliste qu’eux, je ne peux me satisfaire de
leurs objections esthétiques. J’aime l’écri-
vain Céline, mais je n’oublie pas qu’il dénon-
çait des Juifs sous l’Occupation. Comme il
est mort, ma haine contre lui est atténuée :
c’est la raison pour laquelle la Littérature est
amorale, elle fait oublier l’homme au béné-
fice du créateur. Ce n’est pas le Polanski so-
domite de vierges qui m’occupe, mais le cré-
ateur du Couteau dans l’eau et du Pianiste.
C’est tout de même un peu mieux que Flo-
rence Foresti.
Des deux côtés ça bloque, parce que la criti-
que est faite à partir d’un point de vue tron-
qué : les féministes voient en Polanski
d’abord un violeur (ce qui est vrai aujour -
d’hui, mais sera oublié à sa mort), ses défen-
seurs voient d’abord un cinéaste et accessoi-
rement un homme (ce qui est faux,
puisqu’un cinéaste est aussi, et même sur-
tout, un mâle). Il faudrait donc rééduquer
les deux camps, mais lequel choisir? Les fé-
ministes ont raison au nom de la justice ; les

cinéphiles ont raison au nom de l’art. Mais
mon antithèse est encore trop binaire, car
une faute de goût irréparable entache les
deux armées. Les pro-Polanski n’auraient
jamais dû proposer le cinéaste comme can-
didat aux césars : il a déjà raflé moult prix et
l’élire pour un film aussi moyen que J’ac-
cuse relève de la provoc. Personne n’a osé
dire que ce n’était qu’un téléfilm, alors que
Portrait de la jeune fille en feu , scandaleuse-
ment sous-primé, est bien meilleur : la logi-
que du pouvoir, du «on ne prête qu’aux ri-
ches» est la loi du monde du cinéma des
mecs (et des pouffes). Polanski a fait des
chefs-d’œuvre mais j’accuse J’accuse d’être
un pensum au-dessous de son sujet, qui
suinte l’entre-soi, avec cette pléiade d’ac-
teurs qui traîne dans toutes les productions
académiques d’un cinéma familial subven-
tionné. Du coup, Adèle Haenel dont la petite
audace n’est que l’envers de ce palmarès pé-
père, peut tirer son épingle d’un jeu faussé,
et Foresti s’acheter une vertu à 120 000 eu-
ros la soirée. Le pouvoir réel et le pouvoir
symbolique luttent pour le césar du mau-
vais goût.
Comment sortir d’un tel duel de positions?
Non les réconcilier, mais les satisfaire? Il me
vient une idée inapplicable quoique
cohérente : récompenser l’artiste et punir
l’homme dans le même moment. Polanski-
le-cinéaste a tout eu, Polanski-l’homme n’a
pas été puni. Il faudrait à la fois primer le
bon artiste et châtier le mauvais citoyen : cé-
sariser Polanski et le mettre en clinique.
Ainsi agira-t-on pour tous les créateurs ta-
lentueux qui ont violé les droits de l’hom me
(et de la femme) tout en servant au mieux
leur art. Césars en prison? N’est-ce pas la
synthèse enfin accomplie de l’homme et
l’œuvre ?•

Cette chronique est assurée en alternance par Jakuta
Alikavazovic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne et
Sylvain Prudhomme.

ÉCRITURES


Par THOMAS CLERC

Césars en prison


RÉSIDENCE SUR LA TERRE


Par
PIERRE DUCROZET

quelques postes de police à l’ori-
gine de la grande répression. Mais
il y a maintenant un nouveau
mouvement, l’AA (Armée d’Ara-
kan), qui n’a rien à voir avec ce
dernier. Ce sont majoritairement
des bouddhistes, dont certains
d’ailleurs avaient prêté main-forte
à l’armée lors de la répression con-
tre les Rohingyas, et qui deman-
dent l’indépendance du Rakhine.
De plus en plus de jeunes se ral-
lient à ce mouvement, parce qu’ils
n’ont pas d’autre espoir. Il y a donc
de nombreux affrontements dans
le nord de l’Etat.»
J’avais pourtant étudié tout ça, je
savais où je mettais les pieds, mais
tout d’un coup la tâche me semble
trop ardue. Je m’étais fixé deux
missions, en dehors du plaisir de
plonger dans ce pays tant fan-
tasmé : collecter des informations
sur les Rohingyas et sur l’oléoduc
qui relie l’Arabie saoudite à la
Chine en traversant le territoire
birman (deux thèmes qui occupent
une place dans mon prochain ro-
man – habile teaser ). J’ai déjà
choisi d’arriver en Birmanie le
même jour que Xi Jinping (il est
plus agréable d’être bien accompa-
gné), venu évoquer avec la Dame
les nombreux investissements chi-
nois en Birmanie, dont cet oléoduc
qui permet à la Chine d’éviter le

détroit de Malacca pour acheminer
le pétrole de la mère nourricière
jusqu’à chez elle.
Alors je pose des questions, j’ob-
serve, j’écoute, je marche dans les
rues brûlantes de Yangon pendant
des jours. Le mystère résiste – j’au-
rais pu, là encore, m’en douter. Je
reste longtemps debout face à
d’immenses affiches, où, sous le
visage de la Dame, il est écrit : «We
stand with Aung San Suu Kyi.»
Partout, c’est ce qu’on me répé-
tera. Je reste là, interdit face à cet
incroyable destin. Rebelle, enfer-
mée, libérée, portée au pouvoir,
meneuse d’un peuple, et finale-
ment obligée (ou choisissant,
comment savoir) de passer sous si-
lence ce qui est tenu, par l’ONU,
pour un génocide. Je regarde ce vi-
sage, que l’on a vu quelques jours
plus haut si fermé à La Haye, alors
que les crimes de l’armée birmane
étaient déroulés devant elle. Je re-
garde ce visage sur les affiches, et,
comme tout le monde, je n’y lis
rien. Mon bus part ce soir pour le
nord. Il me faudra bien tous ces
jours et toutes ces semaines pour
essayer de saisir ne serait-ce que
quelque chose de ce pays et de ce
mystère.•

Cette chronique paraît en alternance avec
celle de Paul B. Preciado, «Interzone».

fesseur d’anglais tanné par les
jours, ivre dans la nuit et cher-
chant visiblement à y enfouir un
passé douteux, me racontant cette
détestable rumeur qui a long-
temps circulé dans la ville : les Ro-
hingyas auraient eux-mêmes
foutu le feu à leurs maisons avant
de filmer et de diffuser ces vidéos.
Il me dit ensuite, d’un œil chargé
de sang, que ce n’est peut-être pas
à nous de nous mêler de tout ça,
descendants de sanguinaires co-
lons que nous sommes. Il a tort,
mais la nuit est noire et je fais un
pas en arrière. Fabien Daudier, qui
a travaillé deux ans et demi au
grand journal national, le Myan-
mar Times, me le confirme le len-
demain : «La majorité des Bir-
mans, et en particulier à Yangon,
pensent ainsi : les Rohingyas ne
sont pas des Birmans, ce sont des
Bengalis. Ils s’alignent ainsi sur le
discours officiel.» Je lui dis que je
voudrais me rendre dans le nord
du Rakhine, puis dans la jungle du
Kachin, rassembler ainsi du maté-
riel pour mon roman. «Ah c’est
compliqué, me dit-il, il y a des
fronts un peu partout : dans le
pays Shan, en pays Kachin, et puis
de nouveau dans le Rakhine. Il y a
eu un premier mouvement en 2017,
l’Arsa, l’Armée du salut des Rohin-
gyas de l’Arakan, qui a attaqué les

Tentative d’enquête


en terrain miné


L’arrivée en Birmanie ne se passe pas exactement
comme prévu entre les affiches de la «Dame»
et l’indicible génocide des Rohingyas.

L


a première fois que je vis la
ville de Yangon, je la trouvai
franchement laide. Ses murs
décrépits, ses balcons protégés de
barbelés, son odeur de bétel mêlée
de bois de santal me replongeant
dans l’Inde que je pensais avoir
laissée, pour un moment, derrière
moi. Il y avait dans l’air une épais-
seur inattendue, une torpeur, des
regards durs. On aurait pu s’y at-
tendre, non? Une odieuse dicta-
ture longue de décennies laisse des
traces partout, dans tous les bâti-
ments, dans tous les corps. Alors
calmons-nous un peu, et repre-
nons notre souffle. Ce n’est sans
doute que la fatigue.
Je dépasse les rues âpres, les trot-
toirs défoncés, je change d’hôtel
(c’est pas mieux), j’essaie de me
plonger dans ce nouveau voyage
qui vient de me prendre au dé-
pourvu. Je trouve la 19e rue, au
cœur de Chinatown, m’assois à
une terrasse (porc grillé et bière
Myanmar) et continue à détailler
l’extraordinaire variété des visa-
ges. Je distingue là les traits chi-
nois, thaïs, indiens, l’ethnie majo-
ritaire bamar, je devine les ethnies
shan (pommettes hautes), kachin
(ethnie de l’extrême nord, en
guerre contre le gouvernement),
peut-être karen (du sud-est, égale-
ment en conflit), j’essaie de me re-
pérer au milieu de cette formida-
ble diversité religieuse et ethnique.
Si j’aperçois aussi de nombreux
musulmans, aucune trace bien
sûr de ceux qui m’obsèdent : les
Rohingyas. J’essaie alors de me
composer un masque respectable
et d’aller poser quelques ques-
tions sur ce qui nous occupe de-
puis août 2017, à savoir la mort
d’au moins 10 000 Rohingyas et le
d é p a r t f o r c é d e p l u s d e
700 000 réfugiés vers le Bangla-
desh voisin, où ils s’entassent de-
puis dans des camps autour de
Cox’s Bazar. Je ne reçois évidem-
ment en réponse que des regards
indifférents, des déclarations

d’amour enflammées à «Daw»
(Madame) Aung San Suu Kyi, des
phrases lapidaires sur le thème
«ce ne sont pas des Birmans», et
alors je m’arrête là. Jusqu’à ce pro-
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