34 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020
BD / «Funky Town»,
nuage de Lele
Le premier livre solo de la
Belge Mathilde Van Gheluwe,
dont le trait évoque le maître
Miyazaki, est un conte de fées
mystérieux où une fillette
ne peut sortir de chez elle que
pour quérir une étrange potion
auprès d’une vieille baba yaga.I
l est des bandes dessinées qui se traver-
sent comme des évidences. Transports in-
tenses qui provoquent des réactions quasi
adolescentes, comme l’envie d’agrandir
les cases et de retapisser les murs... Funky Town
est portée par la grâce d’une ligne fragile mais
pleine d’assurance, par ce trait fin au crayon de
papier qui illumine des planches travaillées en
nuances de gris. Par l’expressivité folle de ces
nez esquissés en quelques ombres légères, par
ces yeux grands comme des soleils et ces men-
tons en forme de lune. Par une façon de capter
les corps, de rendre les contorsions bizarres pro-
pres aux enfants... Premier livre en solo de
la Belge Mathilde Van Ghe-
luwe, Funky Town est d’abord
un immense plaisir plastique
qui ruisselle en un conte de
fées dont l’eau resterait tou-
jours trouble. L’histoire d’une
petite Lele, 11 ans, qui se fait
offrir un golem appelé Elle.
Gamine naïve et un peu sotte,
élevée sous cloche et l’œil in-
quisiteur d’une mère ogresse,
nue et énorme. Lele ne pou-
vant quitter le domicile que le
temps de quelques escapades à travers ville,
pour aller y quérir une étrange décoction – un
«tu-sais-quoi» – auprès d’une baba yaga vapo-
reuse et poseuse façon étudiante d’art torturée.Mystère. La première fois qu’on a rencontré
Mathilde Van Gheluwe, début 2019, elle am-
biançait une tablée réunissant la crème de la
bande dessinée alternative mondiale. Tandis
que la plupart des Français, Israéliens ou Alle-
mands se faisaient tout petits, intimidés par
la présence de quelques Américains de renom,
la jeune Belge pétaradait, amusait la galerie en
rapportant ses pires souvenirs de festivals.
Quand on la retrouve un an plus tard, dans un
café d’Angoulême, la trentenaire semble inti-
midée et se planque presque sous son blouson.
Deux états que le livre rejoue à sa manière, à
la fois festif et frugal, en expansion et resserré.
Entre haute et basse cultures, vanité et animé.
Au-dessus de l’album semble flotter la pré-
sence bienveillante de Hayao Miyazaki. Vue
de l’esprit? Non, nous dit l’auteure, c’est bien
de là que le côté japonais de son dessin vient.
Et un peu des épisodes de Sailor Moon et de Yū
Yū Hakusho aussi... Pas vraiment les canons
esthétiques vantés à l’école Sint-Lucas de Gand
où elle a étudié. De Miyazaki, on retrouve une
certaine rondeur des visages, ainsi que desmotifs – à commencer par cette mère plus
grande que nature qui ne peut qu’évoquer la
Yubaba du Voyage de Chihiro. Mais ce que la
jeune bruxelloise espère surtout garder du
maître japonais, c’est un sens de l’écriture qui
ne se départit jamais d’une part de mystère.
L’envie de balader le lecteur le long d’une route
plongée dans le noir sans provoquer de crise
d’angoisse. De fait, Funky Town y parvient à
merveille, ne livrant ses clés qu’à demi-mot.«Sims». Si l’on trouve chez elle des sorcières,
ce n’est pas pour y plaquer un discours de libé-
ration trop formaté. Ecrit durant une rési-
dence à Angoulême, le livre est sorti de façon
intuitive, et Mathilde Van Gheluwe se garde
bien d’enfermer dans un sens direct et évi-
dent les figures qu’elle manipule. Le go-
lem? «Franchement, je ne sais pas
d’où ça vient...» C’est venu, c’est
tout. Et cette Lilith qui se coiffe
comme une distante nymphe
préraphaélite? «C’est pour le
côté super dramatique des ima-
ges des préra-
phaélites! Des
portraits très
étranges où l’on
se demande
pourquoi cette
femme est en train de se bros-
ser les cheveux dans le noir.
Ça me fascine.» En fait, les
meilleures clés de lecture de
Funky Town se trouvent
ailleurs. Notamment dans
son premier livre, le beau
Pendant que le loup n’y est pas, dessiné à qua-
tre mains avec Valentine Gallardo, où les deux
auteures regardent la jeunesse cloîtrée des pe-
tits Belges au lendemain de l’affaire Dutroux.
Un enfermement rejoué ici de façon allégori-
que à travers Lele, enfant bulle à qui l’on en-
seigne de ne jamais quitter sa chambre et de
se méfier des bonnes gens de la ville.
Si l’étrange cité, survoltée, paillarde et pourtant
toujours tenue à distance de sécurité, donne
son nom au livre, c’est peut-être parce qu’on
sent l’espace appelé à s’étendre. Mathilde Van
Gheluwe y cite son passé en glissant une réfé-
rence féline à Spectacular Vernacular (fanzine
de 2017) et précise que deux livres viendront
compléter les aventures de Lele. Un univers
persistant, presque un terrain de jeu. Beau et
passionnant, Funky Town serait-il une sorte de
traduction imagée du péché mignon de l’au-
teure : les Sims? Ce grand bac à sable vidéo -
ludique où l’on préside au bien-être de simu -
lacre d’humains, en se protégeant au passage
du réel mis en suspens le temps d’une partie in-
finie. Des petits golems, eux aussi.
MARIUS CHAPUISFUNKY TOWN, L’HISTOIRE DE LELE
de MATHILDE VAN GHELUWE
Atrabile, 144 pp., 15 €.L’envie de
balader le lecteurle long d’une
route plongée
dans le noir sans
provoquer de
crise d’angoisse.ÉDITIONS ATRABILE