38 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020
Par
OLIVIER RICHARD
Envoyé spécial à Pékin
La Chine résiste
par la bande
Pour échapper à la déclaration obligatoire
au ministère de la Culture, les labels indépendants
underground jettent leur dévolu sur les cassettes.
Metal, rock, électro ou hip-hop, la production
s’échange en ligne ou après un concert et fait
entendre une voix beaucoup plus libre
de la jeunesse chinoise.
«N
otre chanson
Voice of the
People vient
d’être retirée
du service de musique en ligne Net -
Ease», annonce goguenard Li Yang,
37 ans, leader du groupe punk De-
merit. Pilier de la scène rock chi-
noise, le bassiste-chanteur en a vu
d’autres et il en faut plus que ce re-
trait pour l’émouvoir. Depuis l’arri-
vée au pouvoir de Xi Jinping il y a
bientôt sept ans, la censure redou-
ble en Chine et atteint des niveaux
inégalés depuis la mort de Mao
Zedong. Les manifestations de
Hongkong et la catastrophe du co-
ronavirus ont poussé le gouverne-
ment à durcir encore le contrôle des
médias et d’Internet alors que la 5G
a été lancée en grande pompe en
novembre. Le 3 février, au cours
d’une réunion du Politburo, «Xi
Dada» («tonton Xi») a lui-même ap-
pelé à renforcer la surveillance et la
répression des «idées qui perturbent
l’ordre social». Quelques jours plus
tard, l’émotion nationale provoquée
par la mort de Li Wenliang, le mé-
decin qui avait été arrêté pour avoir
donné l’alerte à Wuhan, a déclenché
une nouvelle escalade dans la ré-
pression, les censeurs allant désor-
mais jusqu’à s’en prendre à des
chansons qui circulaient aupara-
vant librement sur Internet, comme
celle de Demerit.
«Brûler l’autorité»
Dans ce contexte orwellien, l’under-
ground chinois fait preuve, comme
toujours, d’étonnantes capacités
d’adaptation et de résilience. Le re-
vival mondial de la cassette audio
n’est ainsi pas passé inaperçu en
Chine et plusieurs labels spécialisés
dynamiques sont apparus ces der-
nières années à Pékin, Shanghai
mais aussi Hongkong et Canton. Ces
microlabels œuvrent dans les genres
de prédilection de la scène alterna-
tive chinoise : metal, punk, post-
punk, electro et expérimental, voire
folk et hip-hop. Au-delà d’être fu-
rieusement tendance à travers la
planète en ce moment, les cassettes
ont en effet l’énorme avantage d’être
moins coûteuses à fabriquer que
les vinyles, tout en étant beaucoup
plus sexy que les vulgaires CD. Elles
peuvent aussi être facilement pro-
duites en DIY ( do-it-yourself, «fais-le
toi-même»), alors que le vinyle né-
cessite des moyens techniques que
seule une entreprise dûment en -
registrée auprès du gouvernement
peut fournir. Et qui dit gouverne-
ment dit censure, puisque tout bien
culturel destiné à la vente en Chine
doit avoir l’imprimatur du ministère
de la Culture. Cette obligation exclut
d’office les artistes dont les textes,
voire l’univers, n’entrent pas dans
les codes étriqués de Pékin (pas de
critique du gouvernement, pas de
pornographie, pas de propagation
de «rumeurs» – le délit reproché au
pauvre Li Wenliang –, etc.). A cet
égard, les albums publiés sous
forme de cassettes par le prolifique
et un derground label Human Recy-
cle / Dyingartproductions n’auraient
jamais pu sortir officiellement :
D-Crash, groupe hardcore de Pékin,
appelle à «brûler l’autorité» alors
que les métalleux sino-canadiens de
Chaos Century s’en prennent à un
«Fascist Dictator» et que, dans un
autre genre, les rigolos bourrins de
Bob Blockhead Quartet annoncent
«aimer moissonner les pets».
En activité respectivement de-
puis 2001 et 2006, soit avant le re-
tour en grâce de la cassette, les
labels metal Dying Art Productions
(Pékin) et Pest Productions (Nan-
chang) visent résolument l’inter -
national via des pages sur Band-
camp (1). En plus des cassettes, leurs
albums sont disponibles en CD ou
en numérique. Zhang Deng, 37 ans,
le fondateur de Pest, explique :
«Nous avons plus de clients à l’étran-
ger qu’en Chine. Au départ, je voulais
avoir un point de vente physique
mais vu la situation actuelle du
pays, c’est impossible. Nous n’avons
pas d’autre choix que de vendre en
ligne. En concert, les ventes sont
faibles.» Deng ne se souvient plus
du nombre de groupes qu’il a pu-
bliés. «Sans aucun doute plusieurs
centaines. Nous sommes trois à tra-
vailler pour le label et nous le faisons
par passion, comme tous les gens qui
publient des cassettes.» Pour lui,
la souplesse de ce format fait qu’ «il
y aura certainement de plus en plus
de groupes qui se tourneront vers la
cassette». Pest n’étant pas un label
commercial, l’éditeur précise qu’il
n’a «pas de critères précis pour me-
surer le soi-disant “succès”. Je refuse
d’utiliser des paramètres commer-
ciaux pour juger les groupes !»
Le souvenir des «da kou»
Musicien anglais installé à Pékin,
Dann Gaymer, 33 ans, a fondé l’em-
ballant duo expérimental Guigui-
suisui («sournois» ou «esprit malé -
fique») avec sa femme, l’artiste Nan
Guazi. Après avoir participé au label
shanghaïen Nasty Wizard, ils ont
créé il y a deux ans Daftpop, une
structure à géométrie variable qui
publie des cassettes, produit des vê-
tements et organise des spectacles.
Par ailleurs ancien organisateur
pour la Chine du Cassette Store Day,
Gaymer rappelle que «les cassettes
ont joué un rôle important en
Chine». «Il n’y a pas de revival vinyle
parce que, à son apogée dans les an-
nées 60 et 70, la Chine était repliée
sur elle-même et les gens pouvaient
seulement acheter des chants pa -
Produites à quelques centaines d’exemplaires, les cassettes permettent aux groupes d’avoir une liberté de ton inédite en Chine. DR
D-Crash (ci-dessus), groupe