Libération - 07.03.2020

(Darren Dugan) #1

Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020 u 45


témoignages de mecs qui se sont
fait littéralement torturer par les
flics. D’une certaine façon, c’était
la fin de ma jeunesse. Deux mois
plus tard il y a eu les attentats
contre les tours de Manhattan et
c’en était fini du mouvement. On
est passé au tout-sécurité.
J’ai envie d’écrire là-dessus. Il y a
un auteur italien qui a dit : «Ceux
qui sont allés à Gênes ne sont pas
revenus tels qu’ils étaient.» Et c’est
vrai. Gênes, je le porte en moi de-
puis longtemps, je me demande
même si je n’écris pas pour dire à
ce gamin que j’étais : tu vois, on
pouvait faire quelque chose, t’as
pas trop baissé les bras.
Vous avez commencé à l’écrire?
Cet été je n’avais pas grand-chose
à faire alors j’ai écrit la première
mouture du texte qu’il va falloir
solidifier. Pour l’instant, je laisse
reposer, j’y reviendrai à l’automne
pour rendre le manuscrit dé-
but 2021. Depuis décembre, je me
suis lancé dans un autre projet au-
quel je pense depuis deux ans : la
classe ouvrière de 1945 jusqu’aux
gilets jaunes, en essayant de voir
de quelle façon cette classe ou -
vrière qui était si forte et solidaire,
avec une culture commune, avec
des gens si fiers d’être mineurs ou
sidérurgistes, comment ce prolé-
tariat est devenu un prolétariat en
col blanc et sneakers, comment la
classe populaire a perdu ses re -
pères de classe. Je vois à peu près
où je veux aller jusqu’à la grève
de 1948. En ce moment, je suis à
Saint-Etienne et Saint-Chamond,
là où mes parents sont nés.
Vous arrivez à vivre de l’écri-
ture?
Depuis peu, oui, mais je ne roule
pas sur l’or. Je n’ai jamais eu de
CDI et je ne pourrais pas supporter
d’être salarié. La vie que je mène
me permet donc d’être en cohé-
rence avec moi-même.
Comment écrivez-vous? Vous
avez des habitudes?
Je ne m’impose rien. Il m’arrive
parfois d’écrire la nuit (je n’ai plus
trop d’insomnies depuis que je
passe ma vie à écrire) ou très tôt le
matin. Quand je me mets à ma ta-
ble de travail à 5 heures du matin,
la maison dort et j’ai l’impression
de gagner du temps sur la vie. Si-
non, j’écris souvent dans la jour-
née, quand les gosses sont à
l’école. Ce que je sais, c’est que si
je n’écris pas pendant trois à
quatre jours, je ne suis pas bien.
Il vous arrive de douter?
Non, je crois à ce que j’écris. La tri-
logie Benlazar, ça fait un ensem-
ble cohérent, je suis assez fier de
ça. Parfois j’y pense et je me dis :
«Ah ouais! C’est pas mal ce que tu
as fait !»•

compilation, je ne suis pas journa-
liste, je n’ai pas besoin de sources.
Néanmoins, tout ce que j’écris est
vrai.
Ecrire, c’est une thérapie?
Je suis en analyse depuis dix ans.
Je suis hypocondriaque, j’ai peur
de disparaître avant que mes en-
fants soient adultes, j’ai toujours
peur qu’il leur arrive quelque
chose. Et si je meurs, que vont-ils
devenir? A quel âge tu as le droit de
mourir? Quand ils auront 25 ans?
Je pense qu’écrire m’aide à lutter
contre ces angoisses. Ecrire, c’est
un truc qui me calme. Je suis un
mec anxieux. Quand je suis
comme ça, je vais écrire et ça va
mieux. Et puis j’exprime beaucoup
les choses, avec mes amis, avec Ju-
lie. J’ai eu des problèmes avec mon
père, je suis ce gamin qui dormait
mal la nuit, cet ado qui avait des
problèmes à l’école, ce jeune adulte
angoissé qui ne savait pas quoi
faire de sa vie. Je sais qu’on peut
agir sur tout ça mais je sais aussi
qu’il y a des questions qui n’ont pas
forcément de réponses.
Vous êtes branché politique?
Je suis un des rares mecs qui
n’aient pas voté Chirac en 2002.
J’ai vu que ça allait être un raz de
marée et je n’ai pas voulu y parti -
ciper. Je n’ai pas voté Macron au
second tour. Je crois à l’Etat inter-
ventionniste, à l’Etat-providence.
Je crois que la gauche, ce n’est pas
la droite, qu’elle est plus solidaire.
Je suis très écologiste, c’est ça la
grande idée. Et, pour moi, l’écolo-
gie est de gauche. J’irai voter écolo
mais je ne vois pas vraiment de
grand leader qui puisse changer
les choses. La politique, mainte-
nant, c’est choisir le moins pire,
ce n’est plus possible. Si j’avais
dix ans de moins et pas d’enfant,
je serais activiste.
Quel genre? Black blocs?
Il y a une grande part de théâtrali-
sation dans leur violence. Tant
qu’il n’y a pas de sang versé, pour
moi il n’y a pas d’inquiétude.
Mettre le feu à un restaurant des
Champs-Elysées, c’est moins vio-
lent qu’une entreprise qui déloca-
lise ses activités en un week-end
sans prévenir ses salariés, cela
peut briser des vies, cela a brisé
des vies, et parfois sur plusieurs
générations. Les black blocs, c’est
l’extrême gauche des années 70,
une idéologie libertaire. J’ai fait
une thèse sur les mouvements
politiques extra-parlementaires,
anarchistes ou altermondialistes
(Attac, Tutti Bianchi, Les déso -
béissants...). Et je suis allé au ras-
semblement altermondialiste de
Gênes en juillet 2001 en tant que
thésard et citoyen. Cela m’a pro-
fondément marqué. Il y a eu des

D’où vous est venu le person-
nage de Benlazar?
Je m’étais dit que seul un type des
renseignements en poste en Algé-
rie était susceptible de revenir en
France. Dans le deuxième tome,
j’ai introduit un journaliste local,
auquel il va s’attacher, car un
agent de la DGSE ne peut pas aller
se balader à Tora Bora. Quand j’ai
commencé à réfléchir au person-
nage de Benlazar, je bossais avec
les écolos à la mairie de Rennes,
j’écrivais leurs communiqués et
avec certains collègues, ça se pas-
sait mal. Une nuit j’ai eu une in-
somnie et, dans un demi-som-
meil, j’ai trouvé le détail qui
rendait la vie personnelle de Ben-
lazar si étonnante. Et il est devenu
ce type qui a donné son nom à la
trilogie. Quand j’écris, au bout de
50 pages mes personnages ont
une autonomie, ils dictent un peu
la fiction. Laureline Fell, par
exemple, qui dirige l’antenne lo-
cale de la DCRI, elle est arrivée car
il fallait que quelqu’un com-
prenne Benlazar, sache lui dire
stop. Et c’est une femme qui essaie
de lutter contre la folie des hom-
mes. J’aime bien l’idée qu’il y ait
un personnage féminin fort.
Comment avez-vous fait pour
être si réaliste sur l’Algérie ou
Tora Bora sans avoir jamais
mis les pieds là-bas?
Je n’y suis pas allé parce que je n’en
avais pas les moyens. Et puis je
parle d’une période reculée, est-ce
que j’y aurais retrouvé la même at-
mosphère? Il y a beaucoup de re-
pentis des services secrets qui ont
parlé, expliqué ce qu’ils faisaient,
la structure hiérarchique des servi-
ces, les divisions internes. J’ai lu
plein de documents, j’ai pris des
notes mais je n’ai pas fait d’organi-
gramme ni de plan. Si j’ai une faci-
lité, c’est celle-ci : l’esprit de syn-
thèse. J’ai une frise historique
dans la tête, comme dit Julie, et je
cale mes romans dessus. Tora
Bora, c’est pareil, j’ai lu des trucs,
je me suis baladé sur des sites et j’ai
rencontré des gens qui y sont allés
au moment où Ben Laden n’était
pas considéré comme l’ennemi
numéro 1. J’ai fait un travail de

FRÉDÉRIC PAULIN
LA FABRIQUE
DE LA TERREUR
Agullo, 344 pp., 22 €.

«Je me suis lancé


dans un autre
projet auquel

je pense


depuis deux ans :


la classe ouvrière


de 1945 jusqu’aux
gilets jaunes.»

noir, avec un antihéros
malmené par le système. Dos-
toïevski aussi. C’est peut-être de là
que vient mon inclination natu-
relle pour le noir. Un jour, j’ai ren-
contré Pierre Fourniaud qui dirige
la Manufacture de livres, il m’a de-
mandé si je n’avais pas un projet à
lui proposer, je lui ai envoyé le ma-
nuscrit qu’il publiera sous le titre
la Peste soit des mangeurs de
viande, l’histoire d’un groupe
d’antispécistes qui pètent les
plombs, un pamphlet politique.
Oui, je suis végétarien, j’étais un
vrai viandard autrefois mais la
souffrance animale, la déforesta-
tion ont fini par m’en détourner.
J’ai commencé à lire des auteurs
qui parlaient de ça : Peter Singer,
Jonathan Safran Foer, et j’ai eu
le déclic. Mes parents l’ont pris
comme une attaque personnelle,
c’est important pour eux de man-
ger de la viande deux fois par jour.
Et puis Sebastien Wespiser, chez
Agullo, une maison d’édition qui
existait depuis peu, est tombé sur
une critique d’un livre que j’avais
publié chez un éditeur régional,
Goater, sur les nouvelles sociétés
de mercenariat. Il m’a appelé et
m’a dit : «C’est ça que je veux pu-
blier, est-ce que vous avez quelque
chose pour moi ?» A ce moment-là,
j’avais 800 000 signes déjà écrits
sur les racines du jihadisme et je
n’en étais qu’à la moitié. Je voulais
raconter comment on en était ar-
rivé aux attentats de 2015 en re-
montant sur trente ans. Je lui ai
envoyé le manuscrit et il m’a ré-
pondu : «Je suis partant.»
L’idée d’écrire sur ce sujet vous
est venue comment?
D’une tentative d’explication à
mon père des attentats de 2001.
Pour lui, c’était très binaire. Ces
mecs nés en Algérie ou en France,
des Rebeus, comme on disait, j’en
voyais plein quand je vivais en
banlieue, qui retournaient en Al-
gérie l’été. J’ai entendu deux ou
trois personnes autour de moi
dire : c’est quoi ces jeunes gens
qui viennent se faire exploser
dans la foule, c’est nouveau! Et
moi je me suis dit non, ce n’est
pas nouveau, il y a eu Khaled Kel-
kal, le 11 septembre 2001 avec Za-
carias Moussaoui, puis Moham-
med Merah, les frères Kouachi...
J’y ai vu une lignée et j’ai eu envie
de raconter ce qui avait provoqué
cet enchaînement. L’histoire a
des vertus explicatives du pré-
sent. J’ai été scié quand j’ai en-
tendu qu’aux Etats-Unis, les gens
ne se souvenaient plus de l’année
des attentats du 11 Septembre. On
passe à autre chose de plus en
plus vite. Moi j’écris sans doute
pour éviter l’oubli.

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