Libération - 07.03.2020

(Darren Dugan) #1

46 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020


POCHES


JACKY DURAND
LES RECETTES DE LA VIE
Folio, 208 pp., 7,50 €.

«Le samedi, il n’y a pas
de menu au Relais fleuri.
Juste la hampe-frites
que tu prépares
à la commande, ce qui te
laisse le temps de causer
avec les mangeurs,
qui ne sont pas ceux
de la semaine.»

Rage de Soudan


«Les Jango»


déchaînés


d’Abdelaziz


Baraka Sakin


Par CÉLIAN MACÉ

B


ien que censurés par le gouvernement isla-
miste, les livres d’Abdelaziz Baraka Sakin cir-
culent largement sous le manteau à Khar-
toum. Remisés dans les arrière-boutiques,
planqués sous une chaise, parfois simplement glissés dans
la pochette en cuir d’un vendeur ambulant. La chute du
dictateur Omar el-Béchir, l’année dernière, et le lent déraci-
nement de son régime militaro-religieux devraient peu à
peu les rendre à la lumière. Au même moment, ils sont tra-
duits au compte-gouttes en français. Après le Messie du
Darfour , en 2016, les éditions Zulma publient les Jango, son
ouvrage le plus populaire au Soudan, paru il y a onze ans
en arabe.
Il y est question d’une communauté – les Jango – de tra-
vailleurs agricoles saisonniers de l’est du Soudan. «Ils por-
tent des chemises neuves dont le col souillé par la transpira-
tion, le soleil, le vent du sud et la terre noire, témoigne d’une
âpre lutte avec les lieux, les éléments, et la recherche de leur
gagne-pain, écrit Baraka Sakin. Ils adorent les jeans avec
la marque bien en évidence sur les poches : Cons, Want,
Tube, Leeman, Winston, etc. Ils ne savent pas ce que cela
veut dire, mais ils les aiment plus que tout, et ils paient cher
pour en avoir.» Dans son roman, le Jango errant, mal pei-
gné, dur à la peine pendant la récolte, bravache, consom-
mateur insatiable de femmes et de marissa (une boisson
de datte et de sorgho fermentée) pendant la saison sèche,
est sans cesse malmené par les propriétaires, trompé par
les banquiers, écrasé par l’armée quand il se révolte.
Le narrateur, étranger à la région, les moque et les aime à
la fois. Il devient presque un des leurs en épousant Alam
Gishi, la talentueuse prostituée éthiopienne dont il tombe
follement amoureux et pour laquelle il va se fixer à Al-Hilla.
Toute la ville se délecte de leur passion, comme de toutes
les histoires sexuelles commentées, disséquées et remâ-
chées dans les buvettes et les maisons closes. Le vrai, dans
ces récits nocturnes de tromperies, d’accouplements sauva-
ges, de djinns et de sortilèges, est sans cesse débattu mais
n’a en fin de compte aucune importance. Les témoins di-
rects des faits sont d’ailleurs priés de se taire pour ne pas
gêner l’élaboration de la légende collective.
Evidemment, Al-Hilla, comme la plupart des villes des ré-
gions dites «périphériques», n’échappe pas à la guerre, à
la faim, à la répression sans pitié des soldats du régime.
Mais Abdelaziz Baraka Sakin, aujourd’hui en exil en Autri-
che, en parle avec une distance – sa distance à lui, très pré-
cise – qui fait la singularité de ses livres. Un mélange de dé-
sinvolture, de familiarité, de respect et de curiosité
émerveillée. Dans le Messie du Darfour, il parlait déjà de
l’horreur absolue de la guerre civile soudanaise avec cette
distance-là. Aucun misérabilisme, aucune commisération
non plus dans les Jango. Pas même cette «sobriété» si sou-
vent acclamée chez les auteurs de «récits de guerre». Baraka
Sakin préfère heureusement tremper son récit d’humour
et de fantastique, même au cœur de la noirceur.•

ABDELAZIZ BARAKA SAKIN LES JANGO Traduit
de l’arabe par Xavier Luffin. Zulma, 352 pp., 22,50 €.

Luce d’Eramo, fugue


allemande Une jeune


ex-fasciste dans


la zone nazie


E


té 1945, dans un hôpital de
la Sarre, Allemagne, une
jeune Italienne au dos brisé
a affiché sur sa porte
«Chambre de la bonne humeur». Peu de
temps avant, elle a été écrasée sous un
pan de mur bombardé à Mayence et ne
sait pas encore qu’elle est condamnée
à vie au fauteuil roulant. La «bonne hu-
meur» lui rapporte de l’argent, des ci-
garettes, du chocolat, précieux en ces
temps de pénurie. Contre ces rétribu-
tions, elle écoute sur rendez-vous la
plainte de gens mieux lotis qu’elle mais
qui n’ont pas sa rage de survivre.
Lucette Mangione dont le nom de
plume est celui de son futur mari,
d’Eramo, sort d’une année excessive-
ment terrible et mouvementée. Elle a
connu le travail d’esclave dans les usi-
nes allemandes, la prison, Dachau,
s’est enfuie, a traversé l’Allemagne de
part en part plusieurs fois, jusqu’au
drame de Mayence, le 27 février 1945.
Une de ces innombrables vies prises
dans la machine de destruction du
IIIe Reich, mais dont l’inédit saute ici
aux yeux, avec le Détour. Publié pour la
première fois en 1979, ce roman auto-
biographique, dont la traduction a été
entièrement revue, est réédité.

Portraits. A 18 ans, Luce d’Eramo a
tout d’une tête brûlée, elle fugue du do-
micile parental, avec une simple lettre
d’adieu laissée sur son lit. Fille d’un se-
crétaire d’Etat fasciste, embrigadée
elle-même dans des organisations de
jeunesse mussolinienne, elle vomit la
routine grand-bourgeoise de sa famille,
et s’est portée volontaire pour partir
dans un camp de travail allemand.
Dans son sac à dos, elle emporte divers
effets, dont deux portraits, l’un de Hit-
ler, l’autre de Mussolini. Masochisme,
volonté de sacrifice, d’expiation? Non,
elle est jeune, elle est curieuse, elle veut
aller directement à la source : les infor-
mations affreuses qui circulent en Ita-
lie sur les camps nazis sont-elles
vraies? Ou ne sont-elles que des ru-
meurs infondées?
Dans les camps, les Lager, attenants à
l’usine de chimie IG Farben, près de
Francfort, où elle a été affectée, sont
regroupés des prisonniers de guerre,
des déportés civils et des volontaires,

«entre 14 000 et 16 000» travailleurs,
dont un quart de femmes. Luce
d’Eramo comprend en trois jours l’in-
humanité du régime nazi. Elle finira
par brûler dans un poêle les portraits
des deux dictateurs. Dans ses lettres,
sa mère qui ne comprend pas qu’elle
veuille travailler à l’usine, la presse de
se faire rapatrier par l’intermédiaire du
consul d’Italie. Au lieu de ça, l’adoles-
cente se lie à des Français, dont elle
parle la langue, des Russes et des Polo-
nais internés, et participe à un projet
de grève. Mais celle-ci tourne court,
grâce à un subterfuge de la direction
et la promesse d’une soupe de pois
cassé et d’un œuf dur à des travailleurs
usés et affamés. Luce (Lucia dans le
livre) est envoyée en prison, avale de
la mort-aux-rats par désespoir.
On la retrouve à Dachau, avec le trian-
gle noir des asociales cousu à ses vête-
ments, dans un baraquement peuplé
de femmes majoritairement perdues
et alcooliques. Lucia se fait enrôler
comme déboucheuse des égouts mu-
nichois, elle réussit à fuir sous le cou-
vert d’un bombardement. Et dans le
chaos de l’Allemagne bientôt défaite,
se glisse dans un centre de transit, où
à la barbe des SS débordés, des évadés
des camps de concentration se fon-
dent dans la masse. Retour à Francfort
pour revoir les anciens camarades de
la grève avortée, puis les villes du Rhin,
Mayence, le retour de la grande blessée
en Italie : l’épopée de l’ancienne jeune
fasciste partie la fleur «investigatrice»
au fusil pour revenir attachée à un lit
de plâtre semble bouclée. Semble, car
en rester là serait oublier les trous
noirs de la mémoire.
La rédaction du Détour s’étend sur
vingt-cinq ans, durée pendant laquelle
Luce d’Eramo a repris des études, s’est
mariée, a eu un fils, a divorcé, a dompté
son handicap, écrit (son œuvre totale
comprend une quinzaine de romans et
essais). Elle est devenue une «créature
“mi-femme mi-sirène”», qui ne se tor-
ture plus pour marcher les jambes sou-
tenues par des gouttières, fait oublier
son handicap, en glissant harmonieu-
sement de son lit à son fauteuil roulant
ou de celui-ci à sa voiture.
Le roman ne suit pas le déroulé chro-
nologique des faits, mais celui des

écrits. Les premiers textes datés de 1953
et 1954 sont une plongée dans les bas-
fonds des évadés. Des fraternités inten-
ses, de brefs liens amoureux se créent,
permettent d’aller d’un jour de survie
à un autre. Dans cette première partie,
alimentée de nombreux dialogues,
Luce d’Eramo reste, et c’est une qua-
lité, au ras du quotidien. Plus tard, elle
parlera de son «petit moi pétulant», de
«son entêtement métaphysique à ne pas
se laisser dévorer». Elle a quelques
coups de chance et profite au moins
une fois de sa carte d’ex-fasciste, fille
de dignitaire. Le Détour met le doigt sur
un aspect peu connu, la présence de
«trois millions d’évadés» dans l’Allema-
gne en déroute. A la fin du livre, où
l’auteure revient sur cet épisode et au
«je», elle écrit : «Cette période me sem-
blait la plus libre et la plus heureuse
de toute mon existence. Seule, sans

Par FRÉDÉRIQUE FANCHETTE

Luce d’Eramo en Italie (1946). «Un
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