Libération - 07.03.2020

(Darren Dugan) #1

50 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020


L


e premier chapitre s’inti-
tule «LGW-MAD» et les
onze autres ont des titres
du même ordre («DSS-
GRU», «YYZ-SEA», «DEL-COK»...). Nul
mystère cependant. C’est juste que ce
premier chapitre mène ses deux per-
sonnages principaux de l’aéroport de
Gatwick à Londres à celui de Barajas
à Madrid et que sont utilisées les abré-
viations qui servent au transport aé-
rien. Le roman ne s’appelle pas Tur-
bulences pour rien, les avions y jouent
un rôle considérable. David Szalay, né
en 1974 à Montréal, élevé à Londres,
vivant actuellement à Budapest et
dont Albin Michel a déjà traduit
en 2018 Ce qu’est l’homme, a voulu dé-
crire les zones de turbulences person-
nelles que traversent ses personnages,
celles contre lesquelles il est difficile
de trouver une ceinture de sécurité ef-
ficace, quand on a beau faire attention
c’est comme si les coffres s’ouvraient
en pleine vie et que se répandait tout
le bagage intellectuel et affectif. Et ses
personnages varient d’un chapitre à
l’autre, un peu comme dans la Ronde
d’Arthur Schnitzler, c’est-à-dire que
demeure l’un d’eux mais dans un au-
tre environnement qui justifie que le
roman fasse le tour du monde en
douze épisodes puisque le dernier ra-
mènera une jeune femme de «BUD»
à «LGW», c’est-à-dire de Budapest à
Londres (après que le lecteur est passé
par São Paulo, Hongkong et Toronto).
En fait, seul le premier chapitre se
passe réellement à l’intérieur d’un
avion (dans d’autres, il s’agira d’aller
à l’aéroport ou juste de le quitter pour
rentrer chez soi où attend on ne sait
quelle nouvelle, ou on a simplement
voyagé), et c’est là que tout est le plus
explicite. «C’est à ce moment-là que
l’appareil fut secoué d’un premier sou-
bresaut. La moindre turbulence la
contrariait car elle dissipait l’illusion
de sécurité, l’empêchait de se croire à
l’abri.» Cette intrusion du réel est
lourde à supporter : qui est à l’abri, où
que ce soit sur cette planète (ou au-
dessus d’elle)?
David Szalay utilise la sobriété pour
faire passer l’émotion, pour la mani-
fester, sans que la sobriété en souffre
exagérément. La femme âgée qui
voyage de Londres à Madrid et qui est
placée contre le hublot ne comprend
pas pourquoi son voisin reste à la
place du milieu alors que celle du cou-

loir est vide, qui leur donnerait à cha-
cun plus de confort s’il s’y asseyait.
Elle pourrait le lui dire. «Mais elle
craignait qu’il n’y voie comme un pré-
jugé – un préjugé raciste – et cela suffit
à l’en dissuader.» D’autant que cette
phrase, d’où le lecteur est censé dé-
duire que le voisin de celle qui est sans
doute une vieille Anglaise n’est pas
blanc, est immédiatement suivie de
celle-ci : «Elle ne se voyait pas comme
quelqu’un de raciste mais avait par-
fois un doute, et cela la gênait dans des
situations comme celle-là.» Ce doute
autour du racisme fût-il social de tel
ou tel personnage réapparaîtra dans
divers chapitres. Une autre mère est-
elle censée trouver qu’un réfugié fera
un bon mari? Le doute est une turbu-
lence qui s’insinue partout.
Voici quelques chutes de chapitre.
Après avoir atterri loin d’elle, un pilote
téléphone à son amoureuse. «L’appel
ne dura pas plus de cinq minutes et,
lorsqu’il raccrocha, il regretta de ne
plus être dans les airs.» Après une nuit
passée avec ce pilote, une autre
femme s’en sépare à l’aéroport : «“Au
revoir”, dit-elle. Puis elle se dirigea
vers l’entrée du terminal en courant à
moitié et, s’il répondit quelque chose,
elle ne l’entendit pas.» Un couple était
à deux doigts de se séparer parce qu’il
ne recherche que l’authentique et que
la femme était amoureuse d’un autre :
«Elle glissa une main sous son tee-
shirt, sur sa peau, puis il baissa sa cu-
lotte jusqu’aux genoux. Et là, sur la ta-
ble de la cuisine, aux premières heures
du jour, ils s’efforcèrent de recréer
quelque chose de vrai.» Un amoureux
en définitive éconduit se retrouve
avec son frère qui est son débiteur :
«— Quand vas-tu me rembourser? —
Je vais le faire, s’écria Abhijit. Je te le
promets. D’accord? Putain, mais c’est
quoi ton problème ?» Le jardinier qui
semblait si antipathique et violent
avec sa femme dans le chapitre précé-
dent se retrouve soudain avec des fan-
tasmes très différents, ainsi qu’une
autre manière de les aborder : «Le père
Shobi, à l’église Saint-Thomas, serait
navré, Shamgar en avait bien cons-
cience, s’il savait les pensées qui l’habi-
taient.» Et voici la dernière phrase du
roman, et sa turbulence radicale :
«Dans le ciel, les nuages filaient, ca-
chant momentanément le soleil, et,
lorsqu’ils atteignirent le coin de la rue,
un coup de vent arracha des fleurs à
tous les arbres.» On comprend que si
chaque chapitre a, telle une nouvelle,
sa chute émotionnellement spectacu-
laire, elle est si attachée à ce qui vient
d’être lu qu’on n’a rien d’un spoileur
à l’avoir sommairement révélée par
avance.•

DAVID SZALAY TURBULENCES
Traduit de l’anglais par Etienne
Gomez. Albin Michel, 184 pp., 16 €.

Par MATHIEU LINDON

«L’appel ne dura pas
plus de cinq minutes

et, lorsqu’il


raccrocha, il regretta


de ne plus être


dans les airs.»


Sculptures tikis aux îles Marquises. PHOTO DE AGOSTINI VIA GETTY IMAGES

POURQUOI ÇA MARCHE


L


a Normandie doit
devenir monotone
à la longue. Michel
Bussi, géographe
émérite qu’on ne présente plus,
a depuis quelque temps déserté
son terroir, du moins en fiction,
coupant le cordon du régional
pour s’aventurer de plus en plus
loin. Ne lâche pas ma main en-
voyait un gars de la Courneuve
à la Réunion, J’ai dû rêver trop
fort suivait les périples d’une
hôtesse de l’air en proie à la nos-
talgie amoureuse. Son gros der-
nier s’embarque à 15 000 kilo-
mètres de Rouen, pour un huis
clos à suspense à Hiva-Oa, dans
les îles Marquises. C’est exo -
tique, c’est lointain, c’est chaud.
Dépaysant pour le lecteur
coincé dans ce long hiver et sa
drôle de contagion. Mais...

1 Aimez-vous
Jacques Brel?
Parce que vous allez en bouffer
du grand Jacques, enterré dans
le cimetière local, au côté de
Gauguin, célébrité également
très utile pour étoffer le décor de
références artistiques et touris-
tiques. L’auteur, qui aime la mu-
sique et les playlists, s’est sans
doute délecté à semer çà et là
des paroles du chanteur belge
devenu marquisien à la fin de sa
vie. Le titre du roman provient
en ligne directe du morceau
les Marquises. «Au soleil re-
douté» est aussi le nom de la
pension où logent les personna-

ges principaux, épicentre du ro-
man. Ce titre produit une ten-
sion contradictoire entre la cha-
leur bienfaisante qu’on imagine
dans cet archipel du Pacifique et
la peur qui sourd dans l’adjectif.
Et cet antagonisme fait écho au
fameux twist bussinien, l’auteur
s’est en effet forgé une solide ré-
putation dans le renversement
totalement inattendu.

2 Que viennent-ils
faire dans
cette galère?
Cinq lectrices ont gagné un
concours avec rien moins qu’un
voyage d’une semaine tout com-
pris en Polynésie pour partici-
per à un atelier d’écriture animé
par un écrivain de best-sellers,
Pierre-Yves François (dit PYF),
peut-être un double fictif de
Michel Bussi. La distribution
donne dans l’éclectisme : une
commissaire de police pari-
sienne venue avec son mari gen-
darme, deux jolies trentenaires,
une séduisante femme d’âge
mûr accompagnée de sa fille
adoptive de 16 ans, et une Belge
de 70 ans amoureuse de ses
chats. L’exercice que donne PYF
à ses élèves, proche d’un intitulé
de sujet d’une dissert de collège,
a une tête de grosse ficelle qui
lance l’intrigue, tirant vers le
polar des tropiques : «Avant de
mourir, je voudrais... Inventez la
suite. Soyez originales, surpre-
nantes, amusantes, émouvantes,
mais surtout sincères.»

3 Faut-il penser aux
«Dix Petits Nègres»?
C’est un peu le même pitch de
départ que le livre d’Agatha
Christie (dont les éditions de po-
che en mai et juin vont remplacer
le titre connoté en Ils étaient dix ),
comme le souligne l’adolescente
Maïma : «Des hommes et des fem-
mes, qui ne se connaissent pas,
sont convoqués pour une raison
bidon sur une île. Tous peuvent
être coupables.» Cela part en effet
comme une cascade après la dis-
parition de PYF. Dans la sphère
de Bussi, elles sont cinq protago-
nistes lauréates en danger,
comme il y a cinq tikis, ces sta-
tues à formes humaines incar-
nant un sentiment ou un état,
qui ont été récemment érigées
aux abords de la pension. Relaté
de plusieurs points de vue, façon
mi-journal de bord et mi-récit ro-
manesque, c’est donc un jeu de
soustraction, on s’en doute, dans
un style qui cabriole.•

MICHEL BUSSI
AU SOLEIL REDOUTÉ Presses
de la cité, 426 pp., 21,90 €.

Tikis d’abord? Michel


Bussi transpose Agatha


Christie dans le Pacifique


Par FRÉDÉRIQUE ROUSSEL

COMMENT ÇA S’ÉCRIT


David Szalay,


attachez vos ceintures

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