Libération - 07.03.2020

(Darren Dugan) #1

Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 7


L


a soirée a fait l’effet d’une déflagration. Le
césar de la meilleure réalisation, remis
le 28 février à Roman Polanski, accusé de
viol par plusieurs femmes, a suscité une vague
de colère, illustrée par la décision de l’actrice
Adèle Haenel et d’une dizaine de personnes de
quitter la salle. Le lendemain, la réalisatrice Cé-
line Sciamma, membre du collectif 50 / 50 qui
milite pour la parité dans le cinéma, s’est indi-
gnée : «Ce qu’ils ont fait hier soir, c’est nous ren-
voyer au silence, nous imposer l’obligation de
nous taire. Ils ne veulent pas entendre nos récits.»
Dans le même temps, des milliers de victimes
de violences sexuelles ont exprimé leur indigna-
tion, en racontant sur Twitter ce qu’elles avaient
vécu sous le hashtag #JeSuisVictime.
«J’ai encore des larmes de colère qui gravissent
ma gorge depuis cette fameuse soirée. Et ces
mots, on en a besoin pour continuer. 17 ans, je
dis non. Il me viole. Je pleure en bas de chez lui,
il m’appelle pour me dire d’arrêter» , a par exem-
ple tweeté une internaute le 2 mars. «J’avais
16 ou 17 ans et j’ai mis dix ans à mettre les bons
mots dessus, se souvient une autre. Dix ans à
nier et à ressentir de la culpabilité. Dix ans à me
taire. Je ne me tais plus. Et je ne me tairai plus
jamais. On ne devrait jamais en arriver à ré-
compenser un violeur.»

«J’avais 9 ans». Des personnalités ont aussi
pris la parole sous la bannière #JeSuis Victime,
à l’image de l’actrice Nadège Beausson-Diagne,
connue notamment pour son rôle dans le
feuilleton Plus Belle la Vie , le 2 mars : «J’avais

9 ans. Le fiancé d’une amie de ma mère m’a violée
régulièrement en me disant que c’était notre se-
cret, de ne surtout pas le dire à ma mère. J’ai cru
que j’allais mourir. Je me rappelle cette douleur.
Je n’ai rien dit.» Comme beaucoup, son récit a
suscité d’innombrables témoignages de sou-
tien, saluant le courage de cette prise de parole
publique sur Twitter. Beausson-Diagne a aussi
raconté un second viol, commis en Centrafri-
que par «un réalisateur producteur» qu’elle ac-
cuse également de harcèlement, lorsqu’elle
avait 30 ans. «Je ne me tairai plus jamais. J’ai
retrouvé le sommeil grâce au travail psychana-
lytique et je serai la voix de celles qui ne peuvent
pas encore parler», a-t-elle poursuivi.

Vaste enquête. «J’avais 9 ans. Il me disait
que j’aimais ça et que j’étais douée. Il l’a fait dans
mon lit, ma salle de bains, sa voiture, les vestiai-
res de l’athlé, la chambre de ses fils qui dor-
maient à côté de moi. C’était furtif mais ce sont
les plus longs instants de ma vie», a tweeté la co-
médienne Andréa Bescond, réalisatrice du film
les Chatouilles, lundi. Selon l’outil de veille des
réseaux sociaux Visibrain, cité par l’AFP, le
hashtag est devenu en six jours aussi viral que
#BalanceTonPorc : 204 286 messages ont été
publiés sur les réseaux sociaux avec ce mot-clé,
par plus de 84 000 utilisateurs (des femmes
à 67 %).
Depuis mardi, d’autres récits de viol émergent
également sous le hashtag #JaiPasDitOui, lancé
par le collectif fé ministe #NousToutes à la suite
d’une vaste enquête sur le consentement menée
auprès de 100 000 personnes. Il en ressort que
neuf femmes sur dix ont déjà ressenti une pres-
sion pour avoir un rapport sexuel. Le collectif
appelle à manifester dimanche contre les vio -
lences sexistes et sexuelles et la culture du viol,
reprenant le mot d’ordre lancé par la tribune de
Virginie Despentes parue lundi dans Libération :
«On se lève, et on se casse.»
VIRGINIE BALLET

#JeSuisVictime,


la nouvelle


vague virale


Depuis une semaine sur Twitter,
des dizaines de milliers de
femmes ont exprimé leur
indignation et publié des récits
de viols ou de violences sexuelles
sous cette bannière.

Rassemblement féministe près de la salle Pleyel, le 29 février. A. GUILHOT. DIVERGENCE

tres», écrit-elle dans King Kong Thé-
orie ) et intègre tout le monde : hé-
téro, lesbienne, trans, non-binaire.
Virginie Despentes parle de toutes et
pour toutes. Alors que le milieu fé-
ministe militant est traversé par di-
vers courants théo riques, et donc de
nombreuses divisions, elle réussit
le tour de force, avec «On se lève et
on se barre», de rassembler, de la
militante abolitionniste Caroline
De Haas à la réa lisatrice afro-fémi-
niste Amandine Gay. Et aussi des
jeunes femmes non militantes, «pas
des obsédées de la lutte contre le
patriarcat», comme le remarque
même Natacha Polony.
Cette nouvelle génération, qui a
porté #MeToo dans le débat public
comme dans sa vie privée, a fait de
la question du corps le nouvel enjeu
de son engagement. Elles veulent
«reprendre le contrôle sur [leurs]
corps intimes pour les arracher à la
réification à laquelle ils ont été ré-
duits et qui les condamnait à n’être
que des outils procréateurs et /ou des
objets sexuels», analyse la philoso-
phe et politiste Camille Froidevaux-
Metterie dans son dernier livre,
Seins, en quête d’une libération
(Anamosa). Et ce contrôle passe par
un mot, «consentement», que la
cérémonie des césars, à leurs yeux,
a largement piétiné. «La France
a complètement raté le coche de
#MeToo», regrettait Adèle Haenel
dans le New York Times, le 25 fé-
vrier. Traduit en Despentes, ça
donne : «Ta gueule, tu la fermes, ton
consentement tu te le carres dans ton
cul, et tu souris quand tu me croises
parce que je suis puissant, parce que
j’ai toute la thune, parce que c’est
moi le boss.» Impossible soumission
au XXIe siècle.
Virginie Despentes incarne cepen-
dant un féminisme radical, non vic-
timaire, prosexe, libertaire, qui est
loin de faire l’unanimité. Depuis
Baise-moi, publié en 1994, elle a
toujours défendu, sous l’influence
de la théorie queer qui remet en
cause le système sexe-genre, la li-
berté des corps jusqu’à celle de se
prostituer. Ne plus faire des femmes
des victimes de la domination
sexuelle masculine, mais des indivi-
dus autonomes dans leur sexualité,
du travail sexuel au cinéma porno
(notamment lesbien). Pour Virgi-
nie Despentes, la féminité – «cette
putasserie, cet art de la servilité» –
pose problème, mais plus encore
la masculinité, dans son affirma-
tion par la soumission, la violence.
En 1998, face à Pivot, elle disait
déjà : «Moi, je veux le pouvoir main-
tenant, en tant que femme, et en
tant que personne qui n’est pas née
dans les bons quartiers. Je veux
une mixité du pouvoir, maintenant,
sexuelle et sociale.»
D’où son adresse vingt ans plus tard
aux «puissants». Pour Despentes,
comme elle l’écrit dans King Kong
Théorie, le féminisme n’est pas un
«réaménagement des consignes
marketing», qui se contenterait de
quelques augmentations de salaires
données de-ci de-là, «pas une vague
de promotion de la fellation ou de
l’échangisme» mais bien «une révo-
lution». «Une vision du monde.» «Un
choix.» Une question de partage du
pouvoir. On reste ou on se casse.•

les affects, comme le théorise
le philosophe Frédéric Lordon, ci-
tant Spinoza dans ses livres et ses
conférences. L’homme est un être de
désir et de passions qui cohabite
avec l’environnement social dans le-
quel il est plongé. Les idées politi-
ques n’agissent que si elles sont ac-
compagnées d’émotions, sans quoi
elles laissent indifférent. «Le texte de
Despentes est un coup de gueule où
l’affect est au premier plan», juge le
théoricien de la littérature Yves
Citton (lire page 4). Et constitue un
premier acte politique : hausser le
ton, protester, rejeter l’éloge tempéré
du compromis et du dialogue par
un pouvoir qui manie l’euphémisme
et n’écoute pas.
La longue confrontation autour de
la réforme des retraites est le der-
nier exemple de ce dialogue poli -
tique qui n’a pas eu lieu face à un
gouvernement qui n’a que le mot
«négociation» à la bouche et finit la
session par un 49.3. A cette violence
symbolique, Despentes répond par
une colère pamphlétaire, issue no-
tamment de la théorie féministe.
Dans Viril, son dernier spectacle
rock-féministe avec Béatrice Dalle
et Casey, elle lit notamment des
textes de la poétesse afro-améri-
caine Audre Lorde. La colère, disait
Lorde, est chargée de messages et
d’énergie, pour peu que l’on ne soit
pas effrayé par sa charge subversive
et son pouvoir destructeur. Correc-
tement articulée, elle peut faire dé-
railler les rouages de l’ordre établi.
Surtout quand elle est portée par la
poésie ou la littérature.
Si le texte de Despentes a tant été
partagé, a tant emporté, c’est sans
doute aussi parce que l’écrivaine
n’hésite pas à dire «je» pour s’adres-
ser aux puissants : sa subjectivité
assumée engage la conscience du
lecteur. «Le texte est très riche en ce
qui concerne le jeu des adresses», ana-
lyse Yves Citton. Despentes y évoque
son propre viol : «On trimballe ce
qu’on est et c’est tout. Venez m’expli-
quer comment je devrais m’y prendre
pour laisser la fille violée devant
la porte de mon bureau avant de me
mettre à écrire, bande de bouffons.»
L’articulation entre un plan intime
et politique, entre le biographique et
l’analyse des dominations écono -
miques, politiques et de genre, «c’est
ce qui fait la force du texte, un ressort
très puissant car il permet l’identifi-
cation», note Laurent Jeanpierre.

«On a appris comment ça
se porte, la robe de soirée.
A la guerrière.»
«Soyez rassurés, les puissants, les
boss, les chefs, les gros bonnets : ça
fait mal...» Dès l’apostrophe, les
centaines de milliers de personnes
qui ont lu King Kong Théorie ont
immédiatement pensé au manifeste
publié par l’écrivaine en 2006 :
«J’écris de chez les moches, pour les
moches, les vieilles, les camion neuses,
les frigides, les mal baisées, les imbai-
sables, les hystériques, les tarées, tou-
tes les exclues du grand marché à la
bonne meuf...» Un féminisme brut et
sans séduction qui s’approprie aussi
des pans de la virilité ( «Ce sont mes
qualités viriles qui font de moi autre
chose qu’un cas social parmi les au-

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