Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

0123
VENDREDI 13 MARS 2020
styles


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« pata negra »,


au bon gras


En se gavant de glands pendant l’hiver, le porc ibérique


à patte noire donne à sa chair un goût inimitable


aux saveurs de noisette et au gras ultrafondant. Reportage


au sud­ouest de l’Espagne, entre prairie et forêt, au cœur


de l’écosystème qui rend possible ce petit miracle gustatif


GASTRONOMIE
jabugo (espagne)

P


lus que quelques semaines
pour se gaver au grand air. Sur
les prés vallonnés de la sierra
de Aracena, à quelques kilo­
mètres de Jabugo (Andalousie), au
nord­ouest de Séville, un petit trou­
peau de cochons noirs trottine de chê­
nes verts en chênes­lièges à la recher­
che des glands qui finiront d’arrondir
leurs formes. Commencée en octobre,
la montanera s’achève début mars. Tra­
dition millénaire, disparue dans la plu­
part des pays d’Europe, la glandée
(montanera en castillan) a été préser­
vée dans le sud­ouest de la péninsule,
pour le plus grand plaisir des gour­
mands. Ceux qui boulottent nez dans
l’herbe, comme ceux qui dégustent
dans leur assiette.
Cette pratique qui, à l’approche de
l’hiver, consiste à laisser les bêtes paître
en liberté pour qu’elles s’engraissent de
glands – bellota en espagnol – permet
en effet au porc ibérique à patte noire,
le fameux pata negra, de fournir d’in­
comparables jambons et charcuteries,
transcendés par l’art de l’affinage.
« Même sa démarche est belle », dit un
dicton, équivalent andalou de notre
« Dans le cochon tout est bon ». Et c’est
vrai qu’il a de l’allure ce cerdo ibérico,
avec son dos droit, son long groin, ses
oreilles tombantes lissées de poils
noirs, sa cuisse plus allongée que celle
de ses cousins roses parqués dans une
poignée de mètres carrés. Quand il
marche, il le fait sur la pointe de ses sa­
bots, comme s’il était chaussé de hauts
talons noirs. Même sa façon de manger
a de la classe, quand, entre deux petits
grognements, il recrache soigneuse­
ment l’écorce des glands en forme
d’ogive, après les avoir pelés.
Les Français ont longtemps méconnu
les délices de cet aristo porcin. Jusqu’à
l’intégration de l’Espagne dans la Com­
munauté européenne, en 1986, seul un
voyage dans la péninsule permettait de
goûter au véritable ibérico, dont l’éle­
vage extensif et trop artisanal lui fer­
mait les barrières douanières (contrai­
rement au jamon serrano, ce « jambon
montagnard » à la circulation facilitée
par sa production industrielle).
Dans les années 1990, des pionniers,
comme Philippe Poulachon, créateur,
en 1995, de la marque Bellota­Bellota
(une douzaine de points de vente et de
restauration en France), ou Jean­Fran­
çois Jeanniot, distributeur de produits
ibériques au sein de la Guildive, long­
temps VRP passionné de la presti­
gieuse marque Cinco Jotas, ont initié
chefs et gourmets à l’exquise typicité
du pata negra.

Une friandise
Loin de la rondeur massive des jam­
bons de Parme ou de San Daniele, l’ibé­
rique se présente sous la forme d’un V
d’autant plus fuselé que le jambon
s’étire jusqu’au bout de la patte noire.
Les couteaux experts du maître décou­
peur (le cortador) en décollent d’abord
l’écorce de couenne, de graisse et de
muscle assombris par l’affinage, pour
révéler, parallèlement à l’os, une chair
bordeaux, striée d’ivoire, sur laquelle
une longue lame fine et aiguisée pré­
lève de courtes tranches, translucides
et brillantes. Entre le pouce et l’index, le
gras d’un jambon de qualité fond pres­
que instantanément. On respire
d’abord le parfum envoûtant de cette
friandise, avant de la laisser libérer en
bouche des saveurs allant de la noisette
à l’oxydation délicate du rancio, en pas­
sant par le voluptueux umami, cher
aux Japonais. Plat vedette des tapas, il
se déguste idéalement à une tempéra­
ture comprise entre 20 ° et 24° pour en
apprécier tout le fondant.
Autant qu’à un animal, l’Espagne doit
ce petit miracle gustatif à un écosys­
tème, la dehesa. C’est ainsi qu’on dési­
gne ce « pâturage », entre prairie et fo­
rêt, s’étendant sur des dizaines de mil­
liers d’hectares au sud­ouest de la pé­
ninsule. Façonnée depuis l’époque
romaine, pour éclaircir des bois dont la
densité pouvait servir d’abri à des en­
nemis potentiels, cette forêt clairse­
mée (une trentaine d’arbres en
moyenne par hectare) typiquement
méditerranéenne se tient en parfait
équilibre entre présence de l’homme,
de la faune et de la flore.
Le cochon ibérique y est chez lui.
Comme sur les terres de cette finca

(ferme) de la sierra de Aracena apparte­
nant à l’un des 700 éleveurs travaillant
avec la société Cinco Jotas, la grande
maison de jambon de Jabugo, le village
de la province andalouse de Huelva, où
elle a été fondée en 1879. Avec celles de
l’Estrémadure, de Guijuelo, dans la pro­
vince de Salamanque, et de la vallée Pe­
droches, près de Cordoue, Huelva est
l’une des quatre appellations d’origine
contrôlée du pata negra ibérique.
Sous le ciel d’azur de cette douce fin
de février, les porcs noirs paissent sur
une herbe aussi verte en hiver, qu’elle
est grillée en été. Entre les chênes, ce
descendant direct du sanglier y gratte
la terre sans trop la retourner (grâce à
un anneau posé au bout de son groin),
préservant ainsi une végétation rase,
tandis que ses déjections fertilisent les
plantes et les arbres. En quelques mois,
la montanera et les quelque 700 kg de
glands dévorés par tête (chaque animal
disposant ici de 2 hectares de terrain)
auront fait passer ces cochons âgés
d’un peu plus d’un an, d’environ 90 à
plus de 160 kg.
Un gavage qui fait qualifier ces gorets
d’« olivier sur pattes », leur graisse
étant composée majoritairement de
l’acide oléique contenu dans les glands,
comparable à celui fourni par les olives.
Un gras (non saturé) d’autant plus dé­
lectable qu’il pénètre profondément
les fibres musculaires de l’animal. Une
question de génétique et de mode de
vie. Car ce « glandeur » n’en est pas
moins sportif, avec ses 14 km de mar­
che quotidienne à la recherche de
ses bellota.
N’auront droit d’être appelés pata ne­
gra bellota que les cochons issus de
père et de mère 100 % ibériques, élevés
en liberté et nourris de glands et
d’herbe pendant au moins deux mois.
Un décret royal de 2014 permet à leurs
jambons d’être sertis d’une inviolable
étiquette noire. Ce décret classe l’appel­

lation « ibérique » en trois autres caté­
gories. Une étiquette rouge certifie des
cochons eux aussi nourris de glands et
d’herbes, mais dont le père est un porc
blanc (généralement duroc) ou à moi­
tié ibérique. L’étiquette verte désignant
une bête croisée grandie en élevage ex­
tensif, mais nourrie d’un mélange de
glands, d’herbes et de céréales, quand
l’étiquette blanche classe un porc croisé
élevé en stabulation, n’ayant connu ni
le pré ni les glands.

Des chapelets de cuissots
Représentant 10 % des quelque 6 mil­
lions de jambons ibériques produits
chaque année, l’étiquette noire est con­
sidérée comme un produit de luxe et le
nec plus ultra de l’appellation (au mini­
mum quatre fois plus cher que l’entrée
de gamme). Même si certains spécialis­
tes affirment qu’en cas de montanera
trop peu riche en glands pour cause de
sécheresse, on peut privilégier les jam­
bons étiquette rouge qui, grâce à l’ap­
port du duroc, resteront plus persillés
quand la chair du 100 % ibérique risque
d’être plus filandreuse.
Propriété depuis 1983 du groupe Os­
borne, géant des vins et spiritueux de

Xérès, Cinco Jotas ne produit que des
étiquettes noires. Dans les bâtiments
occupant près d’un tiers du village de
Jabugo, la tue­cochon commence en
janvier pour finir en mars. Maîtrisant
tout le cycle de production, de la nais­
sance de bêtes jusqu’à la distribution,
ces pionniers de la commercialisation
du pata negra découpent, salent, sè­
chent et affinent plus de 400 000 jam­
bons haut de gamme par an. Sans
compter les palettes (épaules préparées
comme les jambons), lomos (longe de
porc marinée puis embossée, séchée et
légèrement fumée), saucissons et
autres chorizos.
Après avoir séché à l’étage, les pièces
descendent dans des caves aux allures
de cathédrale. Du haut de ces nefs pen­
dent d’innombrables cuissots encor­
dés en chapelets, exposés à des cou­
rants d’air réglés par des fenêtres à cla­
pets orientées au nord et au sud pour
réguler des températures allant de 12 ° à
20°. « Pendant leurs trois années d’affi­
nage, ces jambons seront déplacés une
vingtaine de fois, variant de hauteur et
d’exposition au rythme des différentes
moisissures signalant leur matura­
tion », explique Marco Alvarez, l’un des
guides d’une maison ouverte aux visi­
tes publiques et professionnelles.
Le temps venu, le maître de chai juge
de la fin de l’affinage en palpant le jam­
bon. Noix et sous­noix doivent être sè­
ches mais pas trop. Enfoncée avec le
pouce, la graisse doit revenir en place.
A l’aide d’une petite tige en résine, il pi­
que aussi différentes parties de la pièce
pour retrouver les parfums d’un jam­
bon mûri à point. On dit qu’un spécia­
liste peut ainsi déterminer près d’une
centaine d’odeurs. Prête à la découpe,
la patte noire peut alors s’inviter aux
tables de fête. 30 % de ces jambons
vendus en Espagne sont d’ailleurs of­
ferts à Noël.
stéphane davet

LES  ADRESSES


La maison Cinco Jotas a ouvert
un stand aux Galeries Lafayette
Gourmet (Paris 9e), où l’on peut
emporter ou déguster sur place
le meilleur de ses charcuteries
(assiette de pur bellota à 33 €,
l’assortiment de jambon, palette
et pressa, à 20 €), mais aussi de
fondantes pièces de porc ibéri-
que frais, grillées à la plancha
(pluma ou pressa à 29 €). Même
profil de menu pour la douzaine
de points de vente et de restaura-
tion (Paris, Lyon et aéroports) des
pionniers français de Bellota-
Bellota, avec tapas, grillades, et
un choix de jambons des dehesa
d’Estrémadure, de Huelva, Gui-
juela et Los Pedreches (de 22 à
36 € l’assiette de pur bellota). Pas
de restaurant pour La Guildive,
autre précurseur du genre, mais
une distribution en épiceries fi-
nes et en ligne (laguildive.com)
d’une jolie sélection de produits
ibériques.
Notre coup de cœur va au Fogon
Ultramarinos (38 rue de Ver-
neuil, Paris 7e), petite épicerie-
traiteur ouverte, il y a un an, par
Alberto et Vanina Herraiz. Ils
proposent une sélection de pro-
duits hispaniques (vins, riz
bomba, pimenton de la vera,
vinaigre de Jerez, rarissime per-
drix en escabèche...) et une ma-
gnifique vitrine de plats végéta-
riens (et desserts) à emporter ou
à découvrir sur une table d’hôte.
Alberto Herraiz a même créé un
petit coffret pour accueillir
« l’aventure gustative » incar-
nant, selon lui, la dégustation
d’un pur bellota. L’objet (55 €)
recueille ainsi 150 g, coupés
dans l’instant, de ce qu’il consi-
dère comme les cinq parties du
jambon. Goût intense de la
grasse punta (plus proche de la
hanche) et de la contra maza,
texture plus ferme de la babilla
(la sous-noix), harmonie fon-
dante de la maza (la noix), sa-
veur sucrée du jarrete ( jarret),
coupé en petits dés. Surtout ne
pas mettre ces délices au frigo
avant de les laisser fondre en
bouche. Accompagnés d’un
verre de fino ou de manzanilla.

Du « pata negra » de la maison Cinco Jotas, fondée en 1879. CINCO JOTAS

LE TEMPS VENU, 


LE MAÎTRE DE CHAI 


JUGE DE LA FIN 


DE L’AFFINAGE EN PALPANT 


LE JAMBON. NOIX ET SOUS­


NOIX DOIVENT ÊTRE SÈCHES 


MAIS PAS TROP. ENFONCÉE 


AVEC LE POUCE, LA GRAISSE 


DOIT REVENIR EN PLACE 

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