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VENDREDI 13 MARS 2020
IDÉES
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Marie Le Vern et Chloé Morin Le commerce en ligne,
angle mort du débat politique local
Pour l’élue locale et la politologue, la plupart des villes ne sont pas adaptées à ce nouveau mode de consommation et aux nuisances qu’il génère
L
es campagnes municipales
battent leur plein, dans les
plus petites communes
comme dans les villesmé
tropoles, les candidates et les can
didats rivalisent – souvent –
d’imagination pour proposer de
nouvelles façons de vivre, d’habi
ter et de se déplacer en ville.
La crise environnementale et le
réchauffement climatique ne
sont – presque – plus contestés et
la part des énergies fossiles dans
les causes, et notamment leur
usage individuel, ne fait plus
guère de doute. Rapportée à l’hy
perdensité des grands centres ur
bains, elle amène les futurs édiles
à coller aux préoccupations quoti
diennes, notamment de déplace
ment et de santé, de leurs conci
toyens. Si on lit les programmes,
on note un arsenal considérable
de mesures portant sur les ques
tions environnementales et éco
logiques : parcs et forêts urbaines,
trames vertes, dizaines, voire cen
taines, de kilomètres de pistes cy
clables, voies piétonnes débitumi
sées, agriculture urbaine, etc.
Néanmoins, il semble subsister
un impensé, un angle mort du
débat politique local : l’impact
économique et urbain des nou
veaux modes de consommation,
et plus précisément de l’explo
sion du commerce en ligne ou
ecommerce.
En 2019, les chiffres disponi
bles font état de près de 39 mil
lions d’econsommateurs en
France, près de 88 % des inter
nautes seraient des econsom
mateurs. Nouvelle réalité mas
sive de la vie quotidienne, de la
commande sur son smartphone
le lundi matin dans le bus jus
qu’à la réception de son colis une
heure après, ou bien dans son
point de livraison le mardi en
sortant du travail avant d’aller
récupérer le petit dernier à la
crèche...
Nous aurons toutes et tous
contribué à générer une aug
mentation sans précédent des
flux de transport, composés de
la masse de nos colis indivi
duels. Ce sujet est évidemment
moins spectaculaire et fait peut
être moins rêver que les pota
gers urbains, mais l’ecommerce
est en passe de devenir la règle,
l’individualisation des modes de
consommation également. Or,
nos villes ne sont pas adaptées à
cette réalité nouvelle.
Il est temps d’en prendre acte,
car qui peut croire que l’on re
viendra en arrière? Même les hy
perurbains qui défendent l’idée
de décroissance et qui exigent pa
rallèlement les produits les plus
bio et locaux possible doivent
s’interroger : comment ces pro
duits franchirontils le périphéri
que ou autres rocades pour par
venir en masse dans les assiettes
de nos petits écoliers pour leur
déjeuner à la cantine? Il faudra
prévoir de stocker, de trier et
d’acheminer jusqu’au consom
mateur final. Ce qui, à l’heure ac
tuelle, n’est pas organisé par les
collectivités, et pour cause, il
existe pour chaque maillon de la
chaîne logistique une collectivité
compétente. Ainsi, nombre de ca
mions entrent et sortent de nos
métropoles à moitié remplis en
ayant parcouru quelques dizai
nes de kilomètres dans des zones
extrêmement encombrées.
Splendeurs et misères des flux
Au cœur de nos nouveaux modes
de consommation se trouve éga
lement la question de la sécurité
- des piétons comme des chauf
feurs. Ces derniers sont en effet
de plus en plus pressurisés, sou
mis à la contrainte horaire et à
l’ubérisation de leur profession,
comme le dernier film de Ken
Loach, Sorry We Missed You, l’il
lustre parfaitement... Derrière la
fiction, il y a une réalité dure, qui
peut également tourner au tragi
que – nous avons tous en tête des
exemples d’accidents de la route,
qui se multiplient dans nos cen
tres urbains...
Cette transformation de nos
modes de consommation
engendre, enfin, une question
éminemment économique. Les
entreprises font aujourd’hui de
leur capacité à acheminer les
marchandises rapidement un
levier de croissance et utilisent
aussi cette facilité pour gérer leur
logistique quotidienne.
L’ecommerce apparaît donc
aussi comme un atout pour le dé
veloppement des territoires, et
l’accès à une livraison/expédi
tion rapide est devenu un critère
déterminant pour la localisation
d’une entreprise – comme le fut
l’accès au haut débit.
Plusieurs débats doivent donc
impérativement s’ouvrir. D’abord,
celui de la consommation elle
même : pouvonsnous être des
« consommacteurs » de l’ecom
merce, conformément aux va
leurs que nous exprimons de plus
en plus?
Ensuite, celui de la livraison, des
nouveaux flux qui se multiplient,
donc de la congestion et de la
consommation d’espace public :
nous savons par exemple que le
transport de marchandises re
présente dans le Grand Paris 10 %
du trafic (en termes de nombre
de véhicules), 30 % d’occupation
de la voirie, 30 % de la pollution
au CO 2 et 50 % de la congestion.
Enfin, celui des conditions inac
ceptables de travail des chauf
feurs livreurs et celui de l’intégra
tion en ville de nouvelles fonc
tions correspondant à ces
nouveaux usages.
Il est encore temps, à quelques
jours des municipales, de parler
des conséquences de l’ecom
merce qui est en train de transfor
mer nos sociétés, durablement.
Marie Le Vern, experte en
communication d’entreprise,
est conseillère générale du
canton d’Eu et ancienne dépu-
tée (PS) de la Seine-Maritime.
Chloé Morin, spécialiste de
l’analyse d’opinion, est direc-
trice de projets internationaux
chez Ipsos.
Manon Loisel et Nicolas Rio Il faut
revoir la « fiche de poste » des maires
Les deux politistes soulignent la limite du discours
héroïque qui glorifie la fonction de maire, mais
fragilise celles et ceux qui l’incarnent au quotidien
A
l’approche du premier tour des
municipales, dimanche 15 mars, la
figure du maire fait l’objet de toutes
les attentions. Alors que certains
alertaient il y a quelques mois sur le risque
de pénurie de candidats, tous les discours
viennent aujourd’hui souligner l’impor
tance des élus locaux, « visages quotidiens
de la République », pour reprendre la
formule du président Macron au congrès
des maires de France 2019.
A trop vanter le pouvoir des maires, la
campagne des élections municipales
risque d’accentuer le sentiment d’impuis
sance des futurs élus. Le désarroi des élus
révélé par le grand débat n’est pas qu’une
question de statut et de reconnaissance. Il
correspond à une crise existentielle de la
fonction d’élu local. Et pour cause : on
continue d’envisager la figure du maire
comme une fonction intangible et atem
porelle, alors que tout se transforme
autour d’elle. A quoi sert encore un maire
en 2020?
Au contact direct des citoyens comme
des administrations, les élus municipaux
se retrouvent confrontés à une multitude
d’injonctions contradictoires. On leur de
mande de porter une vision à long terme
et de répondre aux urgences, de maîtriser
la technicité des sujets et d’être à l’écoute
des citoyens, d’améliorer la qualité des
services publics tout en réduisant les dé
penses... Ces injonctions illustrent la li
mite du discours héroïque porté sur le
maire, qui glorifie la fonction mais fragi
lise celles et ceux qui l’incarnent au quoti
dien. Rien de pire que d’être présenté
comme un superhéros quand on n’a pas
de superpouvoirs.
L’atmosphère actuelle semble coincée
entre le discours nostalgique sur l’élu
d’autrefois (ce notable respecté qui savait
gérer sa commune en bon père de famille)
et la tentation de se passer d’élus au profit
d’une administration efficace, de services
privés ou de collectifs autogérés. Ces pers
pectives ne nous semblent ni possibles ni
souhaitables. Si le besoin d’élus de proxi
mité demeure, voire se renforce, il devient
indispensable d’en actualiser la « fiche de
poste », en prenant en compte trois évolu
tions majeures.
D’abord, à quoi ressemble un « élu du
quotidien », quand la majorité des indivi
dus passe ses journées à traverser les fron
tières communales, pour aller au travail,
faire ses courses, retrouver des amis ou
accéder aux services publics? Les maires
se retrouvent responsables de problèmes
qui dépassent largement leur territoire
municipal, à commencer par les ques
tions de mobilité, d’emploi ou de transi
tion écologique. 75 % des Français tra
vaillent en dehors de leur commune de
résidence. La fonction de maire ne con
siste plus à défendre bec et ongles les inté
rêts de la commune, mais à fluidifier le
quotidien des usagers de leur territoire
(ceux qui y résident la nuit comme ceux
qui y viennent la journée). Le conseil mu
nicipal ne peut se réduire à un syndicat de
copropriété.
Partage des rôles
Ensuite, que veut dire être « élu de proxi
mité » dans une société marquée par l’effri
tement des corps intermédiaires? La crise
des « gilets jaunes » illustre ce défi. Si les
élus locaux n’étaient pas toujours les bien
venus sur les rondspoints, c’est que les
citoyens se méfient des porteparole qui
cherchent à parler à leur place (fussentils
démocratiquement élus). Les mobilisa
tions pour le climat montrent en outre que
l’intérêt général se construit parfois en
dehors des institutions locales. Ces nouvel
les formes d’engagement obligent les mai
res à transformer leur pratique du pouvoir.
« On n’attend pas de nos élus qu’ils appor
tent une solution à tout, mais qu’ils facili
tent les initiatives portées par les citoyens »,
affirment les habitants que nous avons
interrogés à Brest, Paris et Nevers.
Enfin, quelle est la place des élus commu
naux quand la plupart de l’ingénierie
locale est transférée aux intercommunali
tés? L’erreur serait de s’enfermer dans un
faceàface entre communes et intercom
munalités, qui occupe une grande partie
des débats législatifs. En favorisant la
mutualisation des moyens, la construc
tion intercommunale a permis d’accom
pagner la mobilité des habitants et d’atté
nuer la crise des finances locales.
Mais elle n’a pas encore su (ou pas voulu)
s’appuyer sur les élus de proximité dans
les communes pour faire remonter les
besoins des habitants et suivre la mise en
œuvre des actions engagées. A l’avenir, il
serait plus judicieux de penser le partage
des rôles entre acteurs, pour mieux souli
gner leurs complémentarités, au lieu de se
focaliser sur la répartition (théorique) des
compétences.
Ces trois évolutions montrent que la
principale qualité à attendre des élus
locaux concerne leur capacité à coopérer.
Les maires ne sont pas les seuls détenteurs
de l’intérêt général au niveau local, ils le
partagent avec d’autres élus, les citoyens et
les services.
Manon Loisel et Nicolas Rio sont
enseignants à Sciences Po et consultants
en stratégies territoriales
LE CONSEIL
MUNICIPAL
NE PEUT SE RÉDUIRE
À UN SYNDICAT
DE COPROPRIÉTÉ
NOUS AURONS
TOUTES ET TOUS
CONTRIBUÉ
À GÉNÉRER UNE
AUGMENTATION
SANS PRÉCÉDENT
DES FLUX DE
TRANSPORTS,
COMPOSÉS DE
LA MASSE DE NOS
COLIS INDIVIDUELS