Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

28 |idées VENDREDI 13 MARS 2020


0123


Giovanna Vicarelli


En Italie, la dureté


des mesures restrictives


tient à la fragilité


du système de santé


L’autonomie des régions en matière de santé, qui a


creusé les disparités, explique, selon la sociologue, le


manque de cohérence mais également la sévérité des


politiques de lutte contre la propagation du Covid­19


D


epuis le 21 février, et en l’espace
d’une vingtaine de jours, l’Italie a
mis en place une série de politi­
ques de lutte contre la propaga­
tion du Covid­19 qui, aux yeux de nom­
breux observateurs, surtout européens,
apparaissent comme incohérentes et,
d’une certaine manière, excessives.
Après quelques mesures régionales,
également contradictoires, et des mesu­
res gouvernementales manifestement
peu cohérentes, avec son dernier décret
du 9 mars, le conseil des ministres a
étendu à tout le territoire national les rè­
gles restrictives qui étaient déjà appli­

quées en Lombardie et dans les quatorze
provinces du Nord les plus touchées par
le nouveau coronavirus.

Formulaire d’autodéclaration
Ainsi, depuis le 10 mars, on ne peut sor­
tir de chez soi qu’en cas d’impératif pro­
fessionnel, de situation d’urgence ou de
raison médicale. Chacun est tenu de dé­
clarer tout déplacement dans un formu­
laire d’autodéclaration et de le présenter
sur demande des forces de l’ordre. Une
fausse déclaration constitue un délit.
Comment expliquer le manque de co­
hésion et, dans le même temps, la du­

reté de ces mesures? Pour répondre à
cette question, il convient de considérer
deux types de facteurs. D’un côté, ceux,
structurels de long terme, et, de l’autre,
ceux, contextuels, liés à la situation ac­
tuelle du système sanitaire et politique
de l’Italie.
Le manque de cohésion des mesures
peut être imputé, en premier lieu, au fait
que le système de santé italien est forte­
ment régionalisé. Depuis 2001, à la suite
d’une modification de la Constitution,
ce sont les régions qui sont responsables
de la gestion et de l’organisation du Ser­
vizio sanitario, le service de santé publi­
que, en principe, universel. L’autonomie
régionale est allée crescendo, de manière
presque « anarchique ». Et, ces derniers
mois, il était même question de la ren­
forcer encore, au nom du droit des ré­
gions à une « autonomie différenciée ».
Or, dans l’état actuel de la législation,
l’administration centrale responsable de
la santé (le ministère de la santé) s’avère
fragile et dépourvue de pouvoir effectif.
Il s’agit là d’une conséquence de la modi­
fication de la Constitution, mais aussi
des politiques menées par les gouverne­
ments de centre droit, fédéralistes, qui
n’ont rien fait pour renforcer la fonction
ministérielle de coordination des politi­
ques territoriales.
C’est dans ce contexte structurel qu’il
faut comprendre les premières mesures,
diverses et contradictoires, prises par les
présidents de Lombardie et de Vénétie :
deux régions gouvernées par des partis
qui, au niveau national, se trouvent dans
l’opposition (la Ligue de Salvini) et dé­
fendent des positions contraires à celles
du gouvernement Conte (composé
d’une coalition entre le Parti démocrate
et le Mouvement 5 étoiles).
D’un point de vue contextuel, il faut
considérer le fait que l’actuel ministre

de la santé, Roberto Speranza, est jeune
et sans expérience ministérielle. De sur­
croît, il n’appartient pas au monde mé­
dical et, en seulement six mois passés
au gouvernement, où il est entré le
5 septembre 2019, il n’a pas eu le temps
d’affiner sa connaissance technique du
système.
Ce n’est pas un hasard si, ces jours­ci,
c’est le président du Conseil, Giuseppe
Conte, qui prend la parole et apparaît
dans toutes les manifestations publi­
ques. Ainsi, cette combinaison de fac­
teurs est à l’origine des difficultés politi­
ques que l’Italie a, aujourd’hui, à donner
des réponses coordonnées et cohérentes
à l’urgence du Covid­19.

Modification de la Constitution
Le système de santé italien présente de­
puis toujours de grandes disparités ter­
ritoriales que l’autonomie des régions a,
dans une certaine mesure, exacerbées.
Soulignons que certaines régions du
Sud (la Calabre et la Campanie) ne par­
viennent pas à garantir à leurs popula­
tions le Livello Essenziale di Assistenza


  • le service de santé minimal –, univer­
    sel, établi par la loi. En 2017, on enregis­
    trait, par exemple, une très forte mobi­
    lité des habitants du Sud vers les hôpi­
    taux des régions du Nord (Lombardie,
    Vénétie et Emilie­Romagne), de
    meilleur niveau.
    Ce sont ces établissements qui traitent
    aujourd’hui le plus grand nombre de cas
    de Covid­19. Or, une rapide propagation
    de l’épidémie dans les régions méridio­
    nales mettrait en très grande difficulté
    les services sanitaires dont les structu­
    res existantes sont déjà insuffisantes
    sur le plan tant de la qualité que de la
    quantité. D’où les efforts déployés pour
    contenir au maximum l’extension du
    virus en employant des mesures fortes.


De plus, le système de santé italien a
connu, ces dernières années, une nette
réduction de ses ressources financières
en raison des difficultés économiques
que le pays rencontre depuis les an­
nées 2008­2010. A cela s’ajoute la politi­
que populiste des gouvernements de
centre droit qui a entraîné, avec des me­
sures favorables à la retraite anticipée
(à taux plein), le départ de nombreux
professionnels de la santé (en parti­
culier de médecins), sans pour autant
les remplacer.
Résultat : un système de santé en
grande difficulté (là encore, plus large­
ment, dans le Sud), qui doit faire face à
une crise sans précédent. C’est en ayant
conscience de cette fragilité qu’il faut
considérer les dernières mesures, extrê­
mement restrictives mais réalistes, du
gouvernement Conte.
Comme il arrive souvent dans un pays
avec de grandes contradictions, mais
aussi de multiples ressources, les pro­
fessionnels du secteur de la santé italien
font un gigantesque travail pour lutter
contre l’augmentation du nombre de
cas de Covid­19. Ils font montre d’un
sens de la responsabilité et d’un dévoue­
ment au service de santé publique que
beaucoup reconnaissent être, quelles
que soient les critiques, la meilleure ré­
ponse que le pays donne à la crise sani­
taire qu’il est en train de vivre.
(Traduit de l’italien par
Valentine Morizot)

Giovanna Vicarelli est professeure
de sociologie et d’économie
à l’université polytechnique
des Marches, à Ancône

Alon Rozen, Guy-Philippe Goldstein


L’institution ou l’entreprise ne peuvent


se permettre de devenir un nouveau foyer


de contagion du Sars-CoV-2


Face au coronavirus, il faut renforcer les mesures
préventives de « distanciation sociale »
qui ont déjà prouvé leur efficacité, estiment
les deux universitaires. Ils appellent à développer
le télétravail, les téléconférences, ainsi
que le téléenseignement

O


n ne peut plus dire qu’on ne sa­
vait pas. Le nombre croissant de
personnes infectées par le SARS­
CoV­2 quotidiennement en Fran­
ce, comme en Europe, exige de prendre
des mesures fortes. Or, s’il n’existe pas
encore de thérapies médicales, les exem­
ples asiatiques – Chine, mais aussi Corée
du Sud ou Taïwan – montrent que les me­
sures d’interventions « non pharmaceu­
tiques », du dépistage de masse à la « dis­
tanciation sociale » (fermeture des éco­
les, limitation des rassemblements et
réunions...), elles, fonctionnent. La dyna­
mique de l’épidémie peut être enrayée.


« Mieux vaut prévenir que guérir »
Mais ces mesures doivent être prises le
plus tôt possible. C’est ce que montre, par
exemple, l’analyse des actions menées
lors la grande épidémie de grippe de 1918­
1919 aux Etats­Unis qui y a fait
675 000 morts. Les villes qui ont agi au
plus vite, et le plus longtemps, ont signifi­
cativement atténué le pic de la maladie et
réduit le nombre de morts. Attendre le dé­


veloppement d’un foyer d’infection pour
réagir est donc à la fois naïf, fataliste et
terriblement dangereux. « Mieux vaut
prévenir que guérir » passe de bon conseil
à vrai impératif. Il faut être proactif.
D’autant que des mesures modernes de
distanciation sociale, qui n’existaient pas
il y a encore quinze ans, sont désormais
possibles. Elles permettent en outre la
poursuite de l’activité économique, vitale
pour la résilience de la société. Il s’agit du
télétravail, de la téléconférence ou de l’en­
seignement à distance. Le ministre de la
santé, Olivier Véran, vient de le recom­
mander pour la médecine de ville, avec la
mise en place de la télémédecine. Ces me­
sures doivent être réclamées pour les en­
treprises et les institutions d’enseigne­
ment. C’est déjà le cas chez de nombreu­
ses entreprises chinoises et américaines.
Google, Twitter ou Airbnb ne recomman­
dent plus mais demandent désormais à
leurs employés de travailler à distance.
Ces mesures ont été aussi déployées
avec succès dans les universités chinoises


  • fermées physiquement depuis janvier


mais « ouvertes » en ligne depuis mi­fé­
vrier. Et c’est le cas également des plus
grandes universités américaines : l’uni­
versité Stanford, en Californie, le MIT, Ber­
keley, Princeton, NYU, Yale, Columbia Uni­
versity ainsi qu’une soixantaine d’autres
universités privées ou régionales, avaient
au 10 mars décidé d’arrêter les cours en
présentiel et de passer entièrement à l’en­
seignement à distance.

100 % en ligne
C’est également le cas du système univer­
sitaire en Grèce et en Italie. Face à la me­
nace épidémique, il serait impensable
pour ces dirigeants d’université de réunir
un amphithéâtre de 400 étudiants pour
un cours magistral quand tout peut se
faire facilement en ligne.
Ces mesures permettront aussi de ré­
duire le risque dans les transports en

commun en les désengorgeant aux heu­
res de pointe. Et elles sont relativement
faciles à mettre en œuvre. Tous les outils
existent déjà.
C’est ce qui a été mis en place à l’Ecole
des Ponts Business School depuis début
mars, et qui vient d’être renforcé égale­
ment mardi 10 mars. Tous les cours se­
ront désormais 100 % en ligne ou repor­
tés selon le cas, et cela jusqu’à l’été. Tous
les événements, réunions larges ou voya­
ges d’études, seront reportés s’ils ne peu­
vent s’effectuer en ligne. L’ensemble du
personnel de l’école est autorisé à passer
en télétravail – cela est même désormais
recommandé par la direction. Ceux qui
souhaitent néanmoins venir devront res­
pecter les normes de distanciation so­
ciale, ainsi qu’un éloignement minimal
entre collègues.
Les transports en commun ne sont pas
non plus recommandés par la direction.
Pour les employés qui souhaitent venir,
les arrivées et départs pourront bien sûr
être décalés. Toutes les réunions d’em­
ployés pourront se passer en ligne, ou
bien en présentiel mais dans le cadre de
règles strictes de distanciation sociale. Le
travail en ligne étant recommandé, les
employés pourront toujours choisir un
opt­out [« option de retrait »] et suivre la
réunion en ligne plutôt qu’en présentiel.
L’école évite également d’envoyer les
professeurs enseigner à l’étranger, et
cette mesure vaut aussi pour l’ensemble
du personnel.
Il s’agit d’une action urgente et éthique,
à titre individuel et social. Au niveau in­

dividuel, une organisation ne peut pas
faire porter sur un élève ou un collabora­
teur un risque vital. Elle ne peut pas non
plus faire porter le risque sur les autres
étudiants ou collaborateurs, déjà pré­
sents, qui risquent d’être infectés.
Au niveau sociétal, chaque étudiant ou
collaborateur infecté qui vient dans les
locaux constitue un facteur supplémen­
taire de diffusion de l’épidémie au­delà
même de l’enceinte de l’organisation,
par l’intermédiaire des familles, des
amis, des connaissances alors affectés.
L’institution ou l’entreprise ne peuvent
se permettre de devenir un nouveau
foyer de contagion.
Les entreprises disent vouloir agir de
manière éthique. Les institutions d’en­
seignement supérieur professent de l’en­
seigner. Cette exigence éthique peut être
appliquée concrètement. C’est faisable.
C’est facile. Et c’est le moment de mettre
ces volontés en œuvre : maintenant. Et
pas la semaine prochaine, car chaque
jour compte.
Le temps se mesure désormais en vies
sauvées.

Alon Rozen est doyen à l’Ecole
des Ponts Business School, à Paris ;
Guy-Philippe Goldstein est ensei-
gnant à l’Ecole de guerre économique,
à Paris

C’EST LE MOMENT


DE METTRE


CES VOLONTÉS


EN ŒUVRE :


MAINTENANT,


CAR CHAQUE


JOUR COMPTE

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