Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1
0123
VENDREDI 13 MARS 2020 idées| 29

QUAND  LA  GAUCHE 
ESSAYAIT  ENCORE : 
LE  RÉCIT  DES 
NATIONALISATIONS 
DE  1981  ET 
QUELQUES  LEÇONS 
QUE  L’ON  PEUT
EN  TIRER
de François Morin,
éd. Lux, 240 p.,
16 euros

Pour toi | par diane obomsawin


NATIONALISER POUR « CHANGER LE MONDE »


LIVRE


V


oici un livre qui passion­
nera autant ceux qui s’in­
téressent au passé et les
historiens que ceux qui se préoc­
cupent de l’avenir et les politolo­
gues. L’auteur, économiste univer­
sitaire des années 1970, spécialiste
de l’étude des structures capitalis­
tiques des grandes entreprises
françaises, est appelé par le gou­
vernement Mauroy, après la vic­
toire de la gauche aux élections de
1981, à participer à l’élaboration
des lois de nationalisation, « alors
qu[‘il] n’avai[t] même pas [s]a carte
au PS », écrit­il.
Voilà notre chercheur plongé
dans le monde impitoyable des ca­
binets ministériels, élyséen et de
la haute administration, au milieu
des affrontements idéologiques,
voire des haines individuelles, qui
déchirent le Parti et les « milieux
d’affaires ». Le récit est palpitant,
les rebondissements ébouriffants,
le suspens haletant... bien que l’on
connaisse la fin de l’histoire :
36 banques (plus 72 autres par la
voie des participations majoritai­
res), 5 groupes industriels (arme­

ment, sidérurgie, électronique) et
2 compagnies financières seront
nationalisés par la loi du 18 fé­
vrier 1982. Quatre ans plus tard,
après l’arrivée de la droite à Mati­
gnon, toutes – plus quelques en­
treprises d’Etat – seront privati­
sées. Et le mouvement ne s’arrê­
tera plus, sous les gouvernements
de droite comme de gauche...

Mauvaise réponse
Est­ce à dire que les nationalisa­
tions ont été une erreur, heureu­
sement vite réparée? François
Morin l’admet volontiers – bien
qu’il en ait été l’un des plus fer­
vents partisans –, mais affirme
qu’il s’agissait d’une mauvaise ré­
ponse à de bonnes questions. La
gauche de 1981 voulait l’écono­
mie capitaliste par deux leviers :
faire du crédit et de la monnaie
l’instrument de l’intérêt général,
donner aux salariés un pouvoir
de décision dans la gouvernance
des entreprises. Ce furent donc
les nationalisations – qui échouè­
rent ; et les lois de démocratisa­
tion de l’entreprise – qui ne furent
pas menées jusqu’au bout, hors
les lois Auroux sur « l’expres­

sion » des salariés. Or, aujourd’hui
que le capitalisme financier fait à
nouveau la preuve de son incapa­
cité à relever le défi de la « multi­
crise » (économique, sociale et en­
vironnementale), ce sont à nou­
veau les questions du contrôle de
la monnaie et de la gouvernance
des entreprises qui sont posées,
affirme Francois Morin. Les na­
tionalisations avaient conduit à
l’étatisation ; d’autres pistes doi­
vent être suivies pour mettre la fi­
nance et les grandes entreprises
au service de l’intérêt général et
alimenter un projet progressiste,
un nouveau programme com­
mun de la gauche.
L’économiste suggère la multi­
plication de monnaies de crédit de
la commune à l’Europe ; et un par­
tage du pouvoir dans l’entreprise à
égalité entre les « apporteurs de
capitaux » et les « apporteurs de
travail ». Peut­être, mais il reste à
passer de telles propositions au ta­
mis des arcanes politiques et idéo­
logiques si bien décrites par
l’auteur dans son récit de la mise
en œuvre effective des grandes
idées de mai 1981...
antoine reverchon

ANALYSE


Q


uand les informations man­
quent, les journalistes bruxellois
en sont souvent réduits à décrire
le menu des réunions au som­
met. On a donc appris, grâce au
Daily Telegraph, que David Frost, le négocia­
teur de Boris Johnson, a commencé sa jour­
née, lundi 2 mars, à Bruxelles, par un « full En­
glish breakfast », avec « des saucisses, des hari­
cots, du bacon et des œufs », juste avant de re­
joindre, à la tête d’une énorme délégation
(100 experts), son alter ego européen, Michel
Barnier, dans l’un des étages de la Commis­
sion européenne. Les Britanniques portaient
tous un badge aux couleurs de l’Union Jack
pour ce premier jour des négociations de la
relation future entre l’Union européenne
(UE) et le Royaume­Uni.
Ces anecdotes peuvent faire sourire, elles
disent cependant beaucoup de l’état d’esprit à
Londres. Les équipes sont regonflées à bloc,
pleines d’optimisme, ne ratent pas une occa­
sion de célébrer la « souveraineté retrouvée »
de leur pays. En face, les Européens paraissent
plus déprimés que jamais, incapables de s’en­
tendre sur leur budget commun et confron­
tés à une nouvelle crise migratoire.
Boris Johnson a remporté une victoire ines­
pérée aux élections générales de décembre


  1. Il dispose d’une majorité conservatrice
    historique à la Chambre des communes et a
    fait le ménage dans son cabinet, ne gardant
    que des Brexiters dociles et convaincus, sin­


cèrement persuadés que leur pays, libéré des
contraintes communautaires, va enfin pou­
voir voguer vers un avenir radieux.
Dans un discours habile et brutal, prononcé
à Bruxelles le 17 février, David Frost a tenté de
théoriser cet état d’esprit : l’UE fut une révolu­
tion mais appartient au passé ; l’avenir est
aux nationalistes et aux Brexiters. Partant
d’une description biaisée de l’Union, qui
aurait supposément privé ses membres de
leur souveraineté, le diplomate prétend que
« nous allons disposer d’un avantage considé­
rable sur l’UE : la possibilité d’établir nos pro­
pres règles, d’évoluer plus rapidement que l’UE
ne peut le faire, sur de nouveaux secteurs, en
nous fondant sur des bases scientifiques, pas
sur la peur de l’avenir ».
Cette assurance lui suffira­t­elle pour impo­
ser ses vues à Bruxelles? Non, évidemment :
la négociation sera difficile, mais elle devrait
quand même être bien plus équilibrée que
celle du divorce, qui a vu Londres abandon­
ner progressivement toutes ses prétentions.
Une photographie résume la position des
troupes côté britannique, quand Theresa May
était à Downing Street. Sur ce cliché datant de
juillet 2017, David Davis, le ministre du Brexit
d’alors, fait face à Michel Barnier, dans le bu­
reau de ce dernier. Ils inaugurent une de leurs
premières séances de négociation. Le Fran­
çais a disposé une pile de dossiers devant lui,
M. Davis ne tient même pas une feuille A4 en
main. Le message subliminal est redoutable :
les Européens ont potassé leur sujet, les Bri­
tanniques sont venus en amateurs.

Rien de tel chez M. Frost. Son équipe est
prête, elle a produit un vrai mandat de négo­
ciation (une trentaine de pages denses et
précises), deux jours seulement après celui
des Européens. Les Britanniques ont par
ailleurs obtenu que les séances de négocia­
tion aient lieu alternativement à Bruxelles et
à Londres, et non plus seulement dans la ca­
pitale belge. Enfin, ils ont, pour l’instant,
réussi à imposer leur agenda : ils veulent un
accord avant la fin 2020.

Un « clean Brexit »
Sur le fond, M. Frost a commencé à affûter ses
arguments avant même le début de la sai­
son 2 des discussions. Ceux­ci sont certes
contestables, mais cohérents et au service
d’un objectif clair. M. Frost souhaite un « clean
Brexit » (« un Brexit net »), sans alignement ré­
glementaire avec l’UE, ni plus rien qui ména­
gerait un rôle (même indirect dans la produc­
tion des lois nationales) à la Cour de justice de
Luxembourg, épouvantail des Brexiters.
Londres assure ne vouloir qu’un accord
commercial basique, sur le modèle du CETA,
signé entre Bruxelles et Ottawa. Bruxelles
exige en échange que le Royaume­Uni s’en­
gage à conserver les standards européens en
matière d’aides d’Etat et d’environnement. Il
n’en est pas question, rétorquent les Britan­
niques, rien de tel n’a été exigé du Canada! Et
si les Européens devaient insister? Tant pis,
répond M. Frost, qui prétend préférer des
taxes et des quotas plutôt que de céder sur la
souveraineté du pays.

Ces menaces « ne nous font pas peur », ; assu­
rait­il lors de son discours bruxellois. Car
« toutes les études » prévoyant des conséquen­
ces graves pour l’économie britannique d’une
sortie brutale du marché intérieur « exagè­
rent, à mon avis, l’impact des barrières non ta­
rifaires et les coûts des contrôles douaniers ». Le
diplomate est même prêt à un accord « à l’aus­
tralienne » fin 2020 (la novlangue du gouver­
nement britannique pour désigner un « no
deal »). Ces déclarations comportent évidem­
ment une part de bluff, mais pas seulement :
pourquoi un Brexiter aurait­il peur d’un « no
deal » s’il ne craint pas les conséquences éco­
nomiques de « frictions » aux frontières?
Pour autant, MM. Frost et Johnson suresti­
ment leurs atouts. Les Européens leur parais­
sent affaiblis, faciles à diviser? Peut­être, mais
Angela Merkel et Emmanuel Macron font face
à des extrêmes droites de mieux en mieux
installées dans l’opinion. Difficile d’imaginer
qu’ils vont céder, notamment sur les ques­
tions d’harmonisation réglementaire. Le prix
politique d’une abdication vis­à­vis de Lon­
dres serait exorbitant.
Et c’est compter sans le coronavirus. Qui
sait où en seront les économies britannique
et européenne dans quelques semaines si, à
la suite du nord de l’Italie, d’autres régions se
coupent du monde pour éviter la pandémie?
David Frost et Michel Barnier pourront­ils
seulement continuer à se voir pour tenir
l’agenda d’un accord à l’automne ?
cécile ducourtieux
(londres, correspondante)

LES EUROPÉENS 


PARAISSENT 


AFFAIBLIS, FACILES 


À DIVISER ? 


PEUT­ÊTRE, MAIS 


LE PRIX POLITIQUE 


D’UNE ABDICATION 


VIS­À­VIS 


DE LONDRES SERAIT 


EXORBITANT


Le Royaume-Uni surjoue l’optimisme dans les négociations du Brexit


P


our qui s’intéresse aux ques­
tions de concurrence dans la
technologie, les assistants vo­
caux sont un cas remarquable. Cer­
tes, l’usage de ces logiciels qu’on com­
mande par la voix est encore limité.
Mais Amazon, Google et Apple espè­
rent les installer dans votre maison
via les enceintes connectées, dans vo­
tre poche, dans votre smartphone,
dans votre voiture, dans votre télévi­
sion connectée... Surtout, le recours à
la commande orale change la donne.
Si vous demandez à une enceinte
connectée Google Home : « Quelles
sont les dernières actualités? », elle
vous fera écouter un flash de France
Info. La radio publique est le choix par
défaut parce qu’elle a très tôt noué des
partenariats avec Google. Si vous lui
demandez de jouer la chanson Bella
Ciao, vous entendrez probablement la
version récente avec, notamment,
Maître Gims, populaire sur le service
musical Spotify. Demain, si vous tous­
sez en présence de votre assistant vo­
cal, il pourrait vous proposer de vous
faire livrer le sirop Machin, si cette
marque a passé un accord commer­
cial avec Amazon. Un cas fictif mais
envisagé dans l’un des brevets dépo­
sés par l’entreprise, en 2017.
Bien sûr, si vous savez ce que vous
voulez, vous pouvez « lancer RMC ».
Mais l’oral favorise les questions
ouvertes. Des utilisateurs sollicitent
« de la musique pour barbecue » ou
« de la musique pour faire du sport »,
ce qui déclenche des « playlists » de
morceaux présélectionnés.
Les assistants vocaux concentrent
les choix. Un peu comme des
moteurs de recherche qui ne donne­
raient qu’une seule réponse. Ce sont
des « moteurs de résultat », a résumé
le Conseil supérieur de l’audiovisuel
(CSA) dans un rapport publié, en
mai 2019, avec la Haute Autorité pour
la diffusion des œuvres et la pro­
tection des droits sur Internet (Ha­
dopi), l’Autorité de la concurrence, le
régulateur des télécoms Arcep et la
Commission nationale de l’informa­
tique et des libertés (CNIL).

Dans l’univers de la voix, « les mar­
ques les plus connues et les plus gros
acteurs » seront favorisés, met en
garde le document. Il y a un « risque
d’enfermement » du consommateur.
Et Google, Apple ou Amazon dispo­
sent d’un pouvoir d’intermédiaire
renforcé. Or, Amazon et Google
contrôlent 90 % du marché des en­
ceintes connectées aux Etats­Unis et
60 % dans le monde. Le risque d’une
distorsion de concurrence est aussi
renforcé par le fait que les trois géants
du numérique éditent des services
propres : si vous demandez une chan­
son à l’assistant d’Amazon Alexa, il ira
la chercher sur Amazon Music, sauf si
vous l’avez configuré pour utiliser
Spotify ou Apple Music...

Imposer la transparence
Les géants concernés rétorquent que
les assistants vocaux offrent une « di­
versité » de services. Et que les derniè­
res enceintes connectées intègrent
des petits écrans tactiles. Pour les
« dernières actualités », depuis fin
2019, Alexa propose de choisir, par dé­
faut, entre quatre médias : France Info,
France Inter, Europe 1 et 20 Minutes.
Surtout, l’utilisateur peut « personna­
liser » les services pour chaque com­
mande vocale. Encore faut­il qu’il soit
au courant et en prenne le temps...
Ne faut­il pas imposer dès mainte­
nant des règles ex ante, plutôt que de
s’en remettre aux seules enquêtes
pour atteinte à la concurrence, lan­
cées a posteriori? Le rapport du CSA
appelle les pouvoirs publics à la « vigi­
lance ». L’Arcep plaide pour la « neu­
tralité » des plates­formes : imposer la
transparence envers l’utilisateur et
les fournisseurs, permettre le passage
d’un environnement à un autre, don­
ner à l’utilisateur le pouvoir de hiérar­
chiser les services... Le député Eric Bo­
thorel (LRM) regrettait, le 25 février, à
l’Assemblée nationale, que le projet de
loi audiovisuel actuellement en débat
ne régule pas plus les terminaux. La
corapporteure Aurore Bergé (LRM) a
d’ailleurs introduit un amendement
« pour que les utilisateurs puissent, sur
les enceintes connectées, choisir la
source de leurs contenus, ainsi que leur
hiérarchie ». La Commission euro­
péenne veut se pencher sur « la régu­
lation des plates­formes ».
C’est probablement le bon moment.
Selon le CSA, en 2019, seuls 10 % des
Français possédaient une enceinte
connectée, encore souvent considé­
rée comme un gadget. Mais ils de­
vraient être 35 % en 2025.

CHRONIQUE|PAR ALEXANDRE PIQUARD 


Assistants vocaux :


un univers impitoyable


AMAZON ET GOOGLE 


CONTRÔLENT 90 % 


DU MARCHÉ DES ENCEINTES 


CONNECTÉES AUX ÉTATS­UNIS 


ET 60 % DANS LE MONDE

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