Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1
Cahier du « Monde » No 23382 daté Vendredi 13 mars 2020 ­ Ne peut être vendu séparément

2
C ’ E S T
D ’AC T UA L I T É
vC O M P T E R E N D U
On a beaucoup parlé
de Dan Brown lors de
la récente table ronde
« Traduire un best-
seller mondial »

3
|
4
L I T T É R AT U R E
Léonor de Récondo,
Kapka Kassabova,
Esther Kinsky

5
M OT S D E PA S S E
vFabrice Humbert
en ses miroirs

6
H I S TO I R E
D ’ U N L I V R E
v« L’Espion
inattendu », d’Ottavia
Casagrande

7
E S S A I S
vLe sociologue
Hugues Lagrange
dresse un tableau
clinique des maux
de la modernité

8
C H R O N I Q U E S
vL E F E U I L L E TO N
Camille Laurens s’est
plongée dans la
« trilogie familiale »
de Lydia Flem

9
P O L A R
vPepe Carvalho n’est
pas mort! Il est dans
« Tout fout le camp »,
de Carlos Zanon

10
R E N C O N T R E
vHannelore Cayre,
pour la bonne cause

emmanuel carrère
écrivain

C’


est une femme qui
marche dans les rues
de Paris, et qui regarde
les immeubles. Im­
meubles bourgeois,
immeubles de pau­
vres, ils sont pour elle comme un peuple
vivant. Elle marche tête levée, fascinée
par ce qui se passe et s’est passé derrière
leurs façades. Elle pousse des portes
cochères, elle potasse des annuaires, elle
rêve comme Modiano sur des listes de
noms – c’est par là que tout commence :
par les noms. Elle rêve d’explorer un
immeuble, des fondations aux combles,
appartement par appartement, pièce
par pièce. Un immeuble avec lequel elle
n’aurait aucun lien mais dont elle passe­
rait des années à tout savoir. Tout ce
qu’on peut savoir des centaines d’êtres
humains qui y sont nés, qui y ont vécu,
qui y sont morts.
Longtemps, ce rêve de folle exhausti­
vité reste une rêverie, et puis un jour elle
tombe sur une carte, éditée par Serge
Klarsfeld : celle des enfants juifs de Paris
déportés sous l’Occupation. Cette carte
est constellée de ronds rouges plus ou
moins larges figurant la présence et le
nombre d’enfants arrêtés dans tels quar­
tiers, dans tels immeubles. Elle zoome

sur cette carte, elle veut en savoir plus,
toujours plus. Qui étaient ces enfants,
quelles étaient leurs familles, lesquels
sont revenus, lesquels vivent encore
(C’est seulement à la page 119 de son livre
qu’on apprendra, presque incidemment,
que la mère de Ruth Zylberman a été
déportée à Ravensbrück en 1944, âgée
de 5 ans.)
Le projet jusqu’alors évasif prend corps,
la recherche s’oriente et se resserre sur le
yiddishland du 10e arrondissement. Et à
un moment, au hasard d’une de ces
flâneries hantées qui sont sa manière
d’habiter le monde et la ville, elle trouve
son immeuble. Pourquoi celui­ci, 209 rue
Saint­Maur, plutôt qu’un autre? Je me le

suis souvent demandé, je l’ai demandé à
Ruth Zylberman – à qui me lie, pourquoi
le cacher, une admirative amitié. Elle
aurait eu autant de vies et autant d’his­
toires à raconter dans n’importe quel
autre immeuble. Bien sûr, répondait­elle,
mais c’est comme de naître quelque
part : ç’aurait pu être ailleurs, ce n’est pas
ailleurs. C’est là.
C’est cet immeuble modeste bâti vers
1840, et qui a donc vu les barricades de
1848, et la Commune, et l’Occupation, et

où se côtoient aujourd’hui sans se
fréquenter les vieux locataires pauvres
qui ont les cabinets sur le palier et les
bobos avec leurs barbes assyriennes et
leurs cigarettes électroniques qui tapent
sur leurs laptops dans la cour. Ce sont
neuf enfants de cet immeuble­là – Adol­
phe Baum, Marguerite Baum, Joseph
Blumenthal, Simone Buraczyk, Bernard
Goura, Albert Hassman, Hélène
Hassman, Bernard Szpajzer et Daniel
Szulc – dont Ruth Zylberman a relevé les
noms sur la carte aux points rouges et
dont elle a, pour commencer, entrepris
de savoir tout ce qu’il était possible de
savoir, entreprise qui évoque le grand
livre de Daniel Mendelsohn, Les Disparus
(Flammarion, 2007). Ces neuf
noms, c’est une liste, mais
quand on découvre dans les
archives, en étudiant les recen­
sements, qu’une famille de
huit personnes habitait deux
petites pièces, quand on se de­
mande comment cette coha­
bitation se passait pratique­
ment, concrètement, « on
commence à échapper aux lis­
tes, on commence à entendre des voix ».
Ruth Zylberman est romancière – elle a
écrit un beau livre, La Direction de l’ab­
sent (Christian Bourgois, 2015) – mais
aussi documentariste, et son exploration
a d’abord pris la forme d’un film, Les En­
fants du 209 rue Saint­Maur (2018), qui a
été couvert de prix un peu partout et qui
a créé une sorte de communauté de spec­
tateurs bouleversés. Tous se rappellent le
moment où l’un de ces enfants, qui a
maintenant 79 ans, qui a passé toute sa

vie en Amérique en refusant de penser à
la Shoah, revient au 209 et caresse timi­
dement la poignée de la porte cochère en
demandant à Ruth Zylberman si ses pa­
rents l’ont touchée aussi.
Il a fallu des années encore pour que ce
film se transforme en livre. Livre dont j’ai
pu suivre, au fil de ces années, la crois­
sance organique, arborescente, virtuelle­
ment infinie. Livre d’écrivain, où des
centaines de microhistoires, arrachées à
l’oubli et à la poussière des archives, ra­
content, de 1840 à 2019, à la fois la grande
histoire et cet « infra­ordinaire » que cher­
chait à saisir Georges Perec. Histoire des
époux Dumont, tout jeunes mariés, elle
avait 19 ans, qui vers 1890 ont passé leur
lune de miel à chercher des moyens de se
donner la mort et qui, après plusieurs
tentatives, ont fini par y arriver. Histoire
du fils Dinanceau qui, pendant l’Occupa­
tion, disait à ses parents : « Vous, vous
cachez des juifs, et moi je les tue. » Histoire
de Monique, la folle qui hante l’immeu­
ble aujourd’hui. Tant d’autres... Chaque
porte poussée ouvre sur une autre porte,
en sorte qu’il se déploie dans cet immeu­
ble réel du 209 rue Saint­Maur autant de
prodiges que dans l’immeuble fictif de
La Vie mode d’emploi (Hachette, 1978), et
que ce livre magnifique pourrait, comme
La Vie mode d’emploi, revendiquer en
épigraphe l’immortel mantra de Michel
Strogoff : « Regarde de tous tes yeux!
Regarde! »

Ruth Zylberman


Paris mode d’emploi


Avec « 209 rue Saint­Maur, Paris X
e
», l’écrivaine s’inscrit magnifiquement dans les pas de

Georges Perec avec cette évocation des habitants d’un immeuble sur près de deux siècles


Extrait des « Enfants du 209 rue Saint­Maur », de Ruth Zylberman (2018). CÉDRIC DUPIRE-ZADIG PRODUCTIONS

209 rue saint­maur, paris xe.
autobiographie d’un immeuble,
de Ruth Zylberman,
Seuil/Arte Editions, 448 p., 23 €.

Il se déploie dans cet immeuble
réel du « 209 rue Saint­Maur »
autant de prodiges que
dans l’immeuble fictif
de « La Vie mode d’emploi »
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