Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1
2
| C’est d’actualité

Vendredi 13 mars 2020

0123


VERSION
ORIGINALE

Les conditions draconiennes – et tellement romanesques – de la traduction des best­


sellers mondiaux étaient évoquées lors d’une table ronde au CNL, mardi 10 mars


Traduire Dan Brown, un vrai thriller


Extrait du film « Les Traducteurs », de Régis Roinsard (2020), thriller autour de la traduction d’un best­seller. TRÉSOR FILM/MARS FILM

zoé courtois

R


endez­vous quelque part pour
traduire quelque chose. Voilà,
en somme, l’invitation qu’ont
reçue Carole Delporte et Domi­
nique Defert en 2013, sans savoir qu’ils
allaient faire équipe comme traducteurs
de Dan Brown. Ils étaient le mardi
10 mars au Centre national du livre, à
Paris, pour une rencontre intitulée « Tra­
duire un best­seller mondial : des traduc­
teurs au secret ».
Point de départ de la discussion, la ré­
cente sortie du film Les Traducteurs, de
Régis Roinsard. Le thriller s’inspire en ef­
fet de l’expérience de Carole Delporte et
Dominique Defert, qui ont vécu presque
deux mois enfermés avec d’autres équi­
pes de traducteurs dans un bunker pour
mettre au point la version française d’un
nouveau volume des aventures de Ro­
bert Langdon : Inferno (JC Lattès, 2013)


  • ils ont réitéré l’expérience quatre ans
    plus tard pour Origine (JC Lattès, 2017).
    L’ouvrage, où le célébrissime héros du Da
    Vinci code (JC Lattès, 2004), professeur
    d’histoire de l’art et enquêteur, est chargé
    par la directrice de l’OMS de trouver la
    bombe à retardement qui menace Is­
    tanbul, devait paraître le même jour dans
    le monde entier. Il a été vendu à ce jour,
    grand format et poche confondus, à plus
    d’un million d’exemplaires (« Le traduc­
    teur, considéré en France comme un
    auteur, explique Dominique Defert, tou­
    che environ 1 %. »)
    L’enjeu n’est donc pas mince. « Les cho­
    ses sont toujours extrêmement anxiogè­
    nes », concède Carole Delporte en égre­
    nant les particularités de leurs condi­
    tions de travail. « Les téléphones portables
    sont sous clé ; le contenu de nos ordina­
    teurs est effacé à notre arrivée et n’est resti­
    tué qu’à notre départ ; l’accès à Internet est
    restreint ; les sorties aux toilettes, enregis­
    trées, et même chronométrées. » Des dis­
    positions « extraordinaires » qui freinent
    parfois le travail : « Te souviens­tu, à Bar­
    celone, en 2017, de “l’igloo” (on y avait si
    froid) pour Origine? », lance Dominique
    Defert à sa collègue. Il fallait travailler sur
    des ordinateurs qui n’étaient pas les
    leurs : « C’était comme faire une course


Repères sur la carte du pays de Dystopie


Jean­Pierre Andrevon propose un fascinant parcours dans tout ce que la littérature et le cinéma ont proposé de futurs abominables


françois angelier

S


i l’utopie désigne le plus
souvent un lieu en rup­
ture, système rêvé d’un
gouvernement idéal, son­
ge d’une perfection communau­
taire ou projet d’une cité ima­
ginaire qui comblerait à jamais
les aspirations humaines à la
paix et au bonheur, la dystopie
en incarne, elle, l’ombre portée,
l’envers dramatique et la
défiguration cauchemardesque.

Francisation de l’anglais « dysto­
pia », dont l’usage fut inauguré
en 1868 par l’économiste britan­
nique John Stuart Mill, résultant
de la fusion du terme grec « to­
pos » (lieu) et du préfixe « dys »,
désignant toute chose mauvaise
ou nocive, la dystopie renvoie, se­
lon les cas, à la dégénérescence
catastrophique d’un modèle uto­
pique, une contre­utopie, à un
accomplissement utopique mais
qui, de rêve qu’il est pour ses
concepteurs, se révèle un enfer
pour ses résidents et usagers, ou
à toute description d’un naufrage
global de l’avenir sociétal.
Un univers visionnaire
angoissant que les fictions de

l’imaginaire, avant tout l’antici­
pation et la science­fiction, ont
incarné depuis près de deux siè­
cles, la première d’entre elles
étant le méconnu Dernier
Homme, de Mary Shelley (1826),
portrait de l’unique survivant
d’un monde ravagé par la peste.
C’est à une pertinente déambu­
lation­catastrophe au cœur de ces
« mondes indésirables », « une ba­
lade touristique au pays des dysto­
pies » que nous invite le roman­
cier et cinéphile Jean­Pierre
Andrevon, figure­phare de la
science­fiction française, dans un
usuel transversal qui a l’intérêt
majeur de mêler œuvres capita­
les et mineures, littérature, bande

dessinée et cinéma : l’Anthologie
des dystopies. Les mondes indési­
rables de la littérature et du ci­
néma (Vendémiaire, 336 p., 26 €.)

Dimension politique
Passé les quatre piliers d’un
puissant portique inaugural – Le
Talon de fer, de Jack London
(1907) ; Nous, d’Evgueni Zamia­
tine (1920) ; Le Meilleurs des mon­
des, d’Aldous Huxley (1932) ; et
1984, de George Orwell (1948) –,
qui imposent la dimension poli­
tique d’un genre marqué par les
traumatismes du XXe siècle
totalitaire et capitaliste, notre
cicérone apocalyptique trace un
itinéraire, au fil de plusieurs

étapes imaginaires, sur une dra­
matique carte de Tendre où le
pays des dictateurs enchaîne avec
la zone de l’hyperconnexion ; le
monde des robots précède la
contrée des fous de Dieu, les
mégalopoles surpeuplées annon­
cent les cités disciplinaires – l’en­
semble convergeant vers un delta
postapocalyptique marqué par la
peste, la pénurie ou le feu nu­
cléaire. Un cheminement qui per­
met certaines redécouvertes,
comme celle des œuvres de Jean­
Gaston Vandel ou d’Yves Gandon,
et l’évocation de maints classi­
ques de la bande dessinée, tels
Watchmen, d’Allan Moore et Dave
Gibbons (1986­1987), ou la série

Martha Washington, de Frank
Miller et du même Dave Gibbons
(1986­2007).
Il propose enfin une abondante
analyse de la cinémathèque dys­
topique, de son prélude soviéti­
que (Aelita, de Yakov Protozanov,
1924) aux cycles récents tel Ameri­
can Nightmare, de James DeMo­
naco (2013­2018), en passant par
les films de panique des années
1970 ou les dérives létales de
sociétés fascisantes.
Cette synthèse pertinente per­
met de réaliser à quel point la
dystopie, plus qu’un renonce­
ment au futur, s’offre comme un
radical désenchantement de la
fin du monde.

avec un mulet qu’on nous aurait imposé :
impossible. » Il faut dire que l’ambiance
était alors particulièrement tendue. « On
nous disait, lui rappelle Carole Delporte,
que des journalistes étaient dans la ville et
nous cherchaient, et qu’il fallait, si on les
croisait sur le chemin de “l’igloo”, les
convaincre que nous étions en stage. »

Il n’est pas aisé pour eux d’évoquer le dé­
tail de leur travail : ils ont signé d’épais ac­
cords de confidentialité. Mais ils revien­
nent cependant sur leur traduction d’In­
ferno : ce fut leur première collaboration

sur un texte de Dan Brown – s’ils avaient
déjà travaillé ensemble, c’est avec Alexan­
dre Boldrini que Dominique Defert avait
traduit Le Symbole perdu (JC Lattès, 2009).
« Lorsque je suis arrivé dans le bunker, ra­
conte Dominique Defert, j’étais à l’avant­
pont. J’ai eu une journée et demie pour dé­
couvrir le texte, le raconter à l’éditeur (qui
lui­même ne l’avait pas encore
lu), et définir un planning de tra­
duction, pour moi et pour Ca­
role qui arriverait plus tard. »
Car l’exercice force au dialo­
gue. « Pour les Dan Brown, et
afin de respecter les délais im­
partis, explique Carole Del­
porte, Dominique traduit les
deux premiers tiers, et moi le
dernier. Nous travaillons côte à
côte, et nous échangeons cons­
tamment pour lisser le texte. » Il leur a
aussi fallu mettre en place une « charte »
commune de traduction, précise­t­elle.
« Par exemple, j’ai adopté la manière très
efficace par laquelle Dominique écrit les

scènes d’action, qui sont légion chez
Brown. Notre charte en la matière tient en
quelques mots : aller droit au but, sans se
perdre dans les digressions ou les envolées
lyriques, et rendre l’émotion. »
La dimension collective du travail est
renforcée par le fait que Carole Delporte
et Dominique Defert partagent à chaque
fois les murs de leur casemate avec des
équipes allemande, italienne, espagnole.
« Chaque table de travail est affublée d’un
petit drapeau – il y a un côté très JO »,
s’esclaffe Carole Delporte, « et un esprit
d’entraide, aussi, relève son collègue. On
avait fini par accrocher à un mur un grand
tableau blanc. Toutes les légères difficultés
ou petites incohérences relevées par une
équipe y étaient portées. Si aucun autre
binôme ne trouvait de solution, on trans­
mettait à la maison d’édition et à Dan
Brown. »
L’écrivain visite parfois les bunkers de
ses traducteurs : après tout, et ceux­ci en
conviennent, il y a quelque chose de très
romanesque dans cette histoire.

« Te souviens­tu, à Barcelone,
en 2017, de “l’igloo” (on y
avait si froid) pour “Origine”? »,
lance le traducteur Dominique
Defert à sa collègue
Carole Delporte

Le journal Svenska Dagbladet a
comparé son auteure à l’écrivaine
américaine Toni Morrisson. En
Suède, Herrarna satte oss hit
(« Les Messieurs nous ont placés
ici »), de la journaliste Elin Anna
Labba, paru à la fin de janvier
chez Norstedts, a reçu les éloges
unanimes de la critique. Certains
voudraient même imposer sa lec­
ture aux écoliers suédois.
Car l’épisode historique qu’il
évoque n’est pas mentionné dans
les livres scolaires. En 1919, une
convention signée par la Suède et
la Norvège mit fin à la transhu­
mance transfrontalière des Sa­
mis, peuple autochtone du nord
de la Scandinavie, alors que, de­
puis des siècles, ces éleveurs de
rennes vivaient sans se préoc­
cuper des territoires nationaux.
Dans les années 1920, Stockholm
ordonna le déplacement de plus
de 200 familles d’éleveurs et de
30 000 rennes vers le sud du
pays. Leur relocalisation fut pré­
sentée comme volontaire par
l’administration suédoise. Elle
fut en réalité forcée.

Témoignages des anciens
Longtemps, les éleveurs eux­
mêmes ont gardé le silence : com­
ment mettre des mots sur un tel
déchirement? Comment expri­
mer la perte d’une terre qui n’a ja­
mais été juridiquement la leur et
pourtant continue de vivre en
eux? La journaliste Elin Anna
Labba est retournée en Norvège,
dans les montagnes que son
grand­père avait dû abandonner.
Ne trouvant rien, elle a recueilli
les témoignages des anciens, qui
auront bientôt disparu. C’est
pour eux, d’abord, qu’elle a écrit
son livre.
Y alternent récits personnels,
empreints d’une immense tris­
tesse, et compte rendu factuel,
illustré de photos et d’archives
d’époque. Elle raconte les familles
brisées, la perte et le trauma­
tisme, qui se transmet d’une gé­
nération à l’autre. Et surtout, elle
rappelle la responsabilité de l’Etat
suédois, qui n’a jamais reconnu
l’oppression des Samis.
anne­françoise hivert
­ malmö (suède),
correspondante régionale

Suède : quand


les Samis étaient


opprimés


C O M P T E - R E N D U

H I S TO I R E L I T T É R A I R E

Activisme adolescent


La littérature jeunesse se politise. Preuve en est
la parution de trois ouvrages militants en ce
mois de mars : le manuel Speak Up !, de Laura
Coryton (Flammarion Jeunesse, 208 p., 14 €),
pour faire entendre sa voix et participer à des
actions collectives ; 8865, de Dominique Le-
grand (Hugo, « New Way », 278 p., 17 €), sur l’en-
gagement d’une mère et de sa fille en faveur de
la cause animale et du végétarisme, un roman
édité en partenariat avec l’association L214 ; et
La Fille des manifs, d’Isabelle Collombat (Syros,
176 p., 15,95 €), portant sur la lutte contre le
réchauffement climatique.

Je ne pars pas seulement en raison


de l’affaire Springora (...), mais aussi


pour les vices de forme qu’elle a révélés,


notamment la recherche des “coups”,


au détriment de la littérature”
jérôme garcin

Le journaliste et écrivain quitte le Renaudot et s’en explique dans
une lettre aux membres du jury. Ce dernier, qui avait distingué
Gabriel Matzneff en 2013, a été pris dans la tourmente après la pu­
blication en janvier du récit Le Consentement, de Vanessa Springora
(Grasset). Fustigeant « l’aberrante constitution d’un jury à 90 %
masculin », Jérôme Garcin espère être remplacé par une femme.

Pépinières littéraires


Les éditions JC Lattès lancent « La grenade », une collec-
tion destinée à faire émerger de nouveaux talents, dont pa-
raissent les deux premiers titres : Et je veux le monde, du
journaliste et créateur de performances théâtrales Marc
Cheb Sun (340 p., 19 €), et Saccharoses, du créateur de
start-up Samir (176 p., 17 €). Par ailleurs, le directeur de la
collection, Mahir Guven, organise avec la radio Le Mouv’ un
concours dans le but de sélectionner cinq jeunes
de 18 à 25 ans qui écriront un roman à dix mains. Ils
l’adapteront ensuite en websérie avec le scénariste et
réalisateur Adnane Tragha. Des intervenants extérieurs
viendront nourrir leur formation de deux ans, qui vise
à acquérir les bases du travail d’écriture.

Michon


élit Flaubert


Dans le cadre du programme des
rencontres « Affinités électives » orga-
nisées par l’université de la Sorbonne,
Pierre Michon détaillera sa passion
pour Gustave Flaubert, le 1er avril à
18 h 30. L’entretien sera podcasté et
ponctué de lectures par les étudiants
de l’atelier La Sorbonne sonore. Accès
par le 17, rue de la Sorbonne, Paris 5e.
Entrée gratuite mais inscription
obligatoire sur Billetweb.
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