Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1
0123
Vendredi 13 mars 2020
Critiques| Littérature|

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Dans « La Leçon de ténèbres », l’écrivaine communie avec le peintre en sa ville, Tolède


Léonor de Récondo, fervente d’El Greco


monique petillon

E


lle en rêvait, de cette
« nuit au musée », qui
donne son titre à une
collection des éditions
Stock. Mais ce récit de l’immer­
sion de Léonor de Récondo dans
l’œuvre d’un peintre austère – Do­
menikos Theotokopoulos, dit « El
Greco » (1541­1614) –, commence
par l’évocation primesautière de
complications imprévues. Celles
qu’elle a rencontrées au cours de
cette « expérience ». Un soir cani­
culaire, la voilà enfermée dans le
musée du Greco, à Tolède, en Es­
pagne, où les alarmes limitent les
mouvements, tout autant que les
caméras de surveillance reliées
aux écrans des gardes. Détail in­
congru : les tableaux ne sont
pas éclairés – sauf les fragments
qu’elle parvient à illuminer grâce
à la torche de son téléphone.
Pourtant elle s’est préparée. Ro­
mancière et musicienne baroque,
Léonor de Récondo a emporté
son violon, afin de rendre hom­
mage au peintre, qui aimait
les concerts. La leçon de ténèbres,
genre musical français du
XVIIe siècle, accompagnait les
offices des ténèbres les jeudi,
vendredi et samedi saints. Ce titre
s’est imposé à elle, après sa relec­
ture des mystiques, Thérèse
d’Avila et Jean de la Croix, dont elle
cite en exergue une strophe de La
Nuit obscure. Il fait écho à son pré­
cédent récit, Manifesto (Sabine
Wespieser, 2019), poignant « tom­
beau » de son père, le peintre Félix
de Récondo, dont elle accompa­
gnait, avec sa mère, les derniers
moments.
La voici dans un pays qui est
aussi « un peu le [s]ien », d’où est
issue sa famille de républicains
espagnols dont l’exil en France
avait nourri son roman Rêves
oubliés (Sabine Wespieser, 2012).
Elle éprouve le bonheur d’y re­
trouver langue et saveurs, escor­
tée par ses « fantômes ». On re­
trouve le fil d’une narration auto­
biographique qui court à travers
ses romans. Plus que dans le mu­
sée, c’est en parcourant la ville de
Tolède qu’elle s’imprègne des
lieux et retrouve les œuvres du
Greco qui y sont disséminées,
l’« Expolio » (Le Partage de la tuni­
que du Christ, v. 1581­1586) dans la
cathédrale ou L’Enterrement du

comte d’Orgaz (1586­1588) dans
l’église Santo Tomé.
Et sans doute est­elle aimantée
par l’incroyable périple de l’ar­
tiste, que résume son surnom : El
Greco, mêlant italien et espagnol.
Ce peintre d’icônes venu de la
Crète, où il est né, est d’abord at­
tiré par Venise. Après Rome, où la
légende veut qu’un commentaire
dédaigneux sur la peinture de Mi­
chel­Ange ait compromis son sé­
jour, puis après Madrid, il s’ins­
talle à Tolède, où son talent est en­
fin respecté et admiré. Il s’ex­
prime alors dans « un savant
mélange de grec et de dialecte vé­
nitien. Il teinte seulement ce mé­
lange d’espagnol », éprouvant
souvent « un plaisir aigu à se
savoir incompris ».
Romancière rigoureuse, Léonor
de Récondo construit ses récits
sur plusieurs registres. Dans
Manifesto, l’agonie à l’hôpital

alternait avec l’évocation des sou­
venirs de jeunesse de Félix, son
amitié avec « Ernesto » Hemin­
gway. Ici, les heures de la nuit au
musée alternent, par­delà quatre
siècles, avec le déroulement de la
vie du Greco. De plus, reprenant la

méthode de son éblouissant Pie­
tra viva (Sabine Wespieser, 2013),
où elle faisait revivre le jeune
Michel­Ange à Carrare, elle joint à
un savoir précis la liberté de la
fiction. Et elle ose inventer des

épisodes manquants, afin de
donner chair à son personnage,
d’imaginer ses passions.
D’abord l’appeler par son pré­
nom, Domenikos, le tutoyer,
l’interpeller. Elle l’imagine enfant,
découvrant la musique comme
« une consolation faite
de couleurs ». Puis jeune
homme, épris de la belle
Ariana, son seul lien avec
la Crète : il abandonne
l’une et l’autre en s’en­
fuyant, avec l’aide de son
frère Manoussos. Lors­
que, bien plus tard, il
s’établit à Tolède, ses
œuvres et sa vie per­
sonnelle sont mieux
connues. Jeronima de Las Cuevas,
avant de disparaître, donnera nais­
sance à leur fils Jorge Manuel, sou­
vent représenté dans les tableaux.
Ce peintre étrange attire la ro­
mancière, comme il a fasciné son

père. Car, née dans une famille
d’artistes, elle connaît la ferveur
et l’ascèse qu’exige l’œuvre d’art.
Et, abolissant le temps, elle
éprouve en cette nuit une sorte
d’attente amoureuse. « Dome­
nikos, venir à Tolède pour te voir,
c’est revenir sur mes pas, en inven­
ter d’autres, c’est croiser mon père,
c’est me remémorer le moment où,
des mois après sa mort, j’ai trouvé
le carnet. Un carnet au fond
d’un tiroir, un carnet oublié qui
m’attendait. » Parmi les dessins
du carnet revient « un tableau
comme une obsession, La Trinité
[1577] peinte par Domenikos ».
Pour elle, venir à Tolède, c’est re­
cueillir cette obsession, la voir de
près, la consacrer.

la leçon de ténèbres,
de Léonor de Récondo,
Stock, « Ma nuit au musée »,
154 p., 18 €.

Ce peintre étrange
attire la romancière.
Car, née dans une famille
d’artistes, elle connaît
la ferveur et l’ascèse
qu’exige l’œuvre d’art

EXTRAIT


« La terre est rouge. Des
nuées de poussière s’élèvent,
puis tournoient autour des
arbustes. Sur le chemin qui
les mène à Tolède, en cette
journée d’été, Domenikos et
Francesco avancent lente­
ment à dos de mule. Ils arri­
veront bientôt. Déjà se pro­
file la butte qui au loin porte
la cité. Plus ils s’approchent
et plus la flore change. Sur­
gissent des oliviers, des
amandiers, des cyprès, des
champs de lavande (...).
On les voit arriver de loin sur
leurs montures. Leurs sil­
houettes grandissent au fur
et à mesure de leur progres­
sion. Comment ne pas pen­
ser à Don Quichotte et à
Sancho Panza? Comment ne
pas imaginer que Cervantes,
qui séjourna à Tolède de
nombreuses fois pendant la
période où y vécut El Greco,
ne l’a pas rencontré? »

la leçon de ténèbres,
pages 65­66

Tirer sa révérence
Maylis Besserie* s’attaque à
forte partie pour son premier
roman. La productrice à
France Culture cherche, ni
plus ni moins, à s’introduire
dans la tête de Samuel Bec­
kett (1906­1989), dont elle
imagine les derniers mois
passés, après la mort de sa
femme, dans une maison de
retraite parisienne. Cet exer­
cice d’exofiction, quoique
semé d’embûches parce que
toujours exposé à l’étalage
obscène du naufrage d’un
vieil homme isolé, est ici plu­
tôt réussi. Il y a même, dans
cette entreprise sombre, une
certaine malice qui s’ingénie
à prendre le grand écrivain
au piège des personnages de
déchus ou de fous qui peu­
plent ses pièces et ses
romans, en particulier Mal­
lone meurt (Minuit, 1951).
L’auteure, cependant, ne
cherche pas à imiter l’écriture
de son personnage, mais à
reconstituer les pensées
qu’inspire son propre déclin
à un écrivain livré à une inca­
pacité croissante d’écrire. Elle
chronique le décollement
progressif de ce monde, vécu
par un athée résolu, quoique
Irlandais de culture protes­
tante. Elle évoque les humi­
liations infligées par un corps
de plus en plus hors de con­
trôle et l’involontaire rudesse
du personnel de l’établisse­
ment. Le « cas » Beckett s’éloi­
gne pour entraîner le lecteur
dans les affres d’une attente
universelle, celle
de la fin.nicolas weill
*Maylis Besserie collabore
au « Monde des livres »
Le Tiers Temps,
de Maylis Besserie,
Gallimard, 184 p., 18 €.

Rêves brisés
Jacques et François, c’est
l’amitié évidente de deux en­
fants, quotidiennement scel­
lée par « une accolade comme
un poème ». Et puis le temps
passe. François, issu d’une
famille aisée, entre à Poly­
technique ; il en sort major et
gradé. Les deux amis servent
chacun à sa place pendant la
guerre d’Algérie (1954­1962). A
la fin, c’est François qui vient
à Alger faire le discours du
départ des troupes, devant
Jacques. Dans l’intervalle, le
dialogue s’est rompu et, chez
les troufions chargés de la
« corvée de bois » – l’exé­
cution sommaire des sus­
pects –, des silences se sont
installés pour longtemps.
C’est à ces mutismes que
s’intéresse Marie­Aimée
Lebreton dans ce second
roman réussi. Elle s’emploie à
conduire avec méticulosité et
une certaine finesse l’étude
socio­psychologique de ses
deux personnages, sans
oublier d’écrire, avec tout le
fracas que peut faire la poésie
dans la prose, le bruit des
rêves brisés de chacun.
zoé courtois
Jacques et la corvée de bois,
de Marie­Aimée Lebreton, Buchet­
Chastel, « Qui vive », 96 p., 13 €.

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