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| Littérature| Critiques
Vendredi 13 mars 2020
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Derrière l’avant-garde
Maria Galina, poète et romancière,
marie les techniques du roman
fantastique à l’écriture réaliste.
Dans ce roman, son deuxième tra
duit après L’Organisation (Agullo,
2017), un homme, arrivé quelque
part sur la frontière occidentale de
l’exURSS, s’apprête à enquêter sur
un groupe d’avantgarde artistique
des années 1920. Très vite pour
tant, il a le sentiment que tout lui
échappe : les apparences et les pro
pos à première vue crédibles se
révèlent des masques derrière les
quels se cachent d’autres leurres.
Les événements se brouillent, les
reflets se multiplient, l’enquêteur
devient luimême objet d’enquête.
Et le lecteur se trouve entraîné
dans un tourbillon narratif fondé
sur un constant
jeu de faux
fuyants et de
décalages.
elena balzamo
Autochtones
(Avtokhtony),
de Maria Galina,
traduit du russe par
Raphaëlle Pache,
Agullo, 384 p., 22 €.
Cruauté primitive
C’est à un double voyage que
convie la Britannique Sarah Moss :
plongée dans un passé primitif
d’une part ; traversée de l’adoles
cence de l’autre. Deux trames qui
se déploient, passé l’énigmatique
introduction, avec l’inexorable
clarté d’une tragédie. Le roman
relate l’expérience à laquelle se
soumet un groupe de volontaires :
redécouvrir les rudes conditions
d’existence des chasseurs
cueilleurs. Parmi les cobayes, trois
étudiants qui se jettent dans
l’aventure avec légèreté, et une
petite famille, composée d’un père
autoritaire et féru d’histoire, d’une
mère soumise et d’une jeune fille,
héroïne et narratrice du récit.
C’est le filtre de son regard – on
découvre peu à peu l’adolescente
victime d’un père violent et sou
mise à une logique patriarcale tout
aussi « primitive » que la cuisson
au feu de bois – qui donne au texte
sa saveur. Tour à tour ironique et
docile, Silvie contemple à distance
la manière dont les adultes se
laissent entraîner dans un jeu
cruel et dément. Le récit explore,
audelà des fantasmes bucoliques,
les dérives au jour le jour de
cet étrange camp. Mais sous le
schéma de survie se révèle un
triste processus : la tendance,
atemporelle, celleci,
des hommes à se
choisir des boucs
émissaires parmi les
plus vulnérables
d’entre eux.
adrienne boutang
Dans la lande
immobile (Ghost Wall),
de Sarah Moss,
traduit de l’anglais par
Laure Manceau.
Actes Sud, 142 p., 17,80 €.
Kapka Kassabova a quitté Sofia il y a trente ans. « Lisière » est le livre d’un retour au
pays, mais par la périphérie, la frontière sud – histoire, mythes et souvenirs mêlés
Géographie intime des confins bulgares
A Shtit, en Bulgarie, près de la frontière turque, en février 2020. HRISTO RUSEV/AP
marc semo
U
ltime contrefort de la
chaîne des Balkans au
bord de la mer Noire, la
Strandja est une terre
mystérieuse. Une « forêt ances
trale qui foisonne d’ombres et
vit hors du temps », écrit Kapka
Kassabova dans Lisière, fascinée
par ces montagnes où « débute
ce qu’on pourrait appeler l’Europe
et s’achève ce qui n’est pas tout à
fait l’Asie ». Un entredeuxmon
des où passent les frontières bul
gare, grecque et turque, que
l’auteure raconte d’une prose
puissante dans un récit dédié « à
celles et ceux qui n’ont pas réussi
à passer de l’autre côté, jadis et
maintenant ».
A quelques dizaines de kilomè
tres plus au sud s’étend la riche
plaine de Thrace, entre Edirne la
turque et Svilengrad la bulgare et,
audelà encore, le fleuve Evros
marquant la frontière avec la
Grèce, qui sont les principaux
lieux de passage des migrants
vers l’Union européenne à nou
veau récemment à la « une » de
l’actualité. Aux temps de la guerre
froide, le passage des clandestins
se faisait dans l’autre sens, de la
Bulgarie vers la Turquie, membre
de l’OTAN, porte de ce que l’on
appelait le « monde libre ».
Miradors et barbelés
C’était alors, notamment dans la
Strandja, une des frontières
les plus verrouillées d’Europe,
grouillante de mouchards et de
flics en civil, « un mur de Berlin
boisé » avec miradors, barbelés
et gardesfrontières qui tiraient
pour tuer. « Un territoire meur
trier, à l’époque, et toujours sensi
ble car pétri de terreur », écrit Kas
sabova. C’étaient surtout des Alle
mands de l’Est et des Tchèques
venant sur la « riviera bulgare »,
usine à bronzer du défunt
camp socialiste, qui tentaient
l’aventure.
« Gosse, je venais sur ces plages et
cet audelà mystérieux de la Stran
dja m’attirait d’autant plus qu’il
était interdit », se souvient l’écri
vaine, interrogée par « Le Monde
des livres ». Elle a quitté la Bulga
rie en 1991, à 18 ans, suivant ses
parents, universitaires, qui émi
graient en NouvelleZélande.
Elève du lycée français de Sofia,
parfaitement francophone, elle
s’est dès lors mise à écrire en an
glais. « Comme Joseph Conrad ou
Vladimir Nabokov », racontetelle
en riant. L’Europe lui manquait.
Elle s’est installée dans une cam
pagne écossaise des Highlands,
après une année à Marseille pour
achever une thèse sur Les Chants
de Maldoror, de Lautréamont
(1869).
Aux capitales, aux centres ou
supposés tels, cette écrivaine
voyageuse préfère les périphéries,
« qui toujours échappent à la vue
du grand public ». C’est par la li
sière – le mot est au singulier dans
le titre – qu’elle a choisi de ra
conter son retour après plus d’un
quart de siècle loin du pays natal.
« Je ne suis pas une aventurière ten
tée par l’exploit physique, traversée
d’un désert ou escalade d’une
montagne. Mes voyages nourris
sent une géographie intime ; je
veux raconter des lieux, mais
avant tout des gens, et faire ressur
gir une mémoire », nous explique
celle qui sait à merveille mêler le
passé et le présent, les mythes en
fouis et les rêves d’aujourd’hui, les
vies brisées par la fin du commu
nisme et l’ivresse des multiples
possibles du monde d’après.
Les cultes des Thraces
Au fil des pages défilent contre
bandiers et chasseurs de trésor,
trafiquants et botanistes, gardes
frontières retraités et passeurs de
clandestins. Des Grecs, des Bulga
res, des Turcs dont bon nombre
originaires de Bulgarie, installés
là depuis des siècles et expulsés
en 1989 par le régime du commu
niste Todor Jivkov, quelques mois
avant sa chute. L’écrivaine ra
conte aussi des paysages, les sau
vages cols des Rhodopes, monta
gnes de la frontière grécobulgare
peuplés de Pomak, Slaves
islamisés à l’époque otto
mane, ou les riches villes
des plaines, tel Edirne, l’an
tique Andrinople, qui fut ja
dis l’un des cœurs de l’Em
pire ottoman. Elle fait res
surgir les vieilles légendes,
les cultes des Thraces, avec
leurs sacrifices humains, et
« les grottes humides de la
Strandja, étroites comme
des fentes, où pénétraient les
rayons du dieu Soleil, à la fois
fils et amant de la déessemère ».
Kapka Kassabova, ne parle pas
seulement de géographie. « Nul ne
peut échapper aux frontières : en
tre soi et l’autre, entre les inten
tions et les actions concrètes, entre
le rêve et la veille, entre la vie et la
mort », rappelletelle dans son in
troduction, relevant que « les per
sonnes qui habitent à la lisière ont
peutêtre quelque chose à nous ap
prendre sur les limbes ». Les lim
bes, seuil et éternel entredeux.
lisière
(Border. A
Journey to the
Edge of Europe),
de Kapka
Kassabova,
traduit de
l’anglais
par Morgane
Saysana,
Marchialy,
488 p., 22 €.
Jusqu’au cœur de la tristesse, la vie
Dans « Le Bosquet », roman du deuil, l’Allemande Esther Kinsky donne aux morts leur juste place dans le monde des vivants. Lumineux
pierre deshusses
L
e voyage en Italie est une cons
tante de la littérature allemande,
comme si les artistes des pays
germaniques étaient inexorable
ment attirés par cette contrée du sud qui
plonge sa botte en pleine Méditerranée.
Mais ce qui pousse ici la narratrice
d’Esther Kinsky (née en 1956) vers le pays
de Dante n’est ni la lumière de la Toscane
ni le désir de se confronter aux
chefsd’œuvre du passé. Celle qui dit « je »
et reste sans nom durant tout le livre
part en Italie pour un voyage qu’elle
devait faire avec M., l’homme qui
partageait sa vie. M. est mort, emporté
par la maladie, et la narratrice entre
prend seule ce périple, deux mois après
sa disparition. Pour celle qui reste, le
monde « se conjugue sur le mode de l’ab
sence » et il n’est pas question de s’eni
vrer d’art et de tumulte à Rome, Florence
ou Venise pour tenter d’oublier.
La narratrice se retrouve ainsi à Ole
vano, une petite bourgade perchée sur
les hauteurs du Latium. C’est l’hiver,
« froid et battu d’averses ». Chaque jour,
elle part, sillonne la campagne, à pied, en
voiture ou en autocar, erre dans les rues
du village et des cités alentour, observe.
Ce qui attire chaque fois son regard, ce
sont les lieux de mort, églises et cimetiè
res : « Pendant toute la durée de mon sé
jour à Olevano, je n’ai cessé d’avoir (...) un
cœur pareil à du plomb. » Et pourtant le
regard qu’elle porte sur les choses et les
gens n’a rien de lourd ni de lugubre : il y a
partout cette lueur de la vie, jusqu’au
cœur de la tristesse, qui exige qu’elle
réapprenne chaque geste de l’existence.
Elle évoque très peu M., dont on ne sait
pratiquement rien, sinon qu’il est la
source d’un immense chagrin. Elle se re
met à la photographie qu’elle pratiquait
avec lui, et fixe des instantanés qui dé
coupent la réalité et lui permettent de
mieux l’appréhender.
Unité du récit
Car Le Bosquet est essentiellement un
roman du regard. Il est construit comme
un triptyque où chaque partie porte un
nom de lieu. Après Olevano, vient Chia
venna puis Comacchio. L’unité du récit
n’est ni celle du lieu, ni celle du temps, ni
celle de l’action, car il n’y en a pas. Elle
vient de la place que l’on accorde aux
morts dans le monde des vivants. C’est la
présence de ce lien qui fait la différence
avec le précédent roman d’Esther Kinsky,
La Rivière (Gallimard, 2017), où le récit
restait mal à l’aise avec sa propre lenteur.
Cet écueil est ici magistralement
surmonté.
La deuxième partie du livre est consa
crée au père de la narratrice. Lui aussi est
mort. Et lui aussi emmenait souvent sa
famille en Italie, pays qu’il adorait et
dont il aimait parler la langue. Divisée
comme les deux autres en petites sé
quences de quelques pages, elle est faite
d’allersretours entre passé et présent,
interstices par où se glissent les souve
nirs, dans une sorte de retour à l’enfance.
Dans la troisième partie, enfin, celle
qui se déroule dans le delta du Pô et se
situe de nouveau en hiver, la narratrice
revient de façon plus apaisée sur la
figure de M. C’est peutêtre cet apaise
ment qui donne plus de force encore à sa
langue. Point d’orgue à tout le livre,
celleci ne se contente plus de décrire le
réel, mais fait vivre tout un monde dans
une sorte de réalisme hypnotique. « Le
long du canal, un véhicule de police rou
lait au pas. Il tourna dans la rue qui cou
rait derrière la plage. A travers le pare
brise, les deux agents, comme hébétés,
regardaient droit devant eux et fixaient le
vaste tableau lumineux que composaient
le vide et l’abandon. » C’est cela qu’in
vente Esther Kinsky dans ce livre : la
présence saturée d’absence.
le bosquet
(Hain),
d’Esther Kinsky,
traduit de l’allemand par Olivier Le Lay,
Grasset, « En lettres d’ancre », 382 p., 24 €.
EXTRAIT
« Le village tenait son nom du marchand hellène qui l’avait fondé. On y avait
en effet parlé le grec jusqu’aux guerres balkaniques [19121913], lorsque des
millions de personnes avaient perdu leur foyer, ou pire, et gagné, en échange,
une maison vide dans un pays étranger, les casseroles à peine refroidies en
cuisine. Au cours de la valse sans joie appelée “échange de populations”, les lo
cuteurs hellénophones originaires des villages situés près de la mer Noire,
comme celuici, avaient fui pour regagner des bourgades proches de Thessalo
nique, et les réfugiés bulgares fuyant la Turquie étaient venus les remplacer.
Les musulmans des deux pays furent expulsés vers la Turquie. Cette catastro
phe civile n’était guère plus qu’un refrain ponctuant la longue mélopée de
l’Empire ottoman ».
lisière, page 44