Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1
0123
Vendredi 13 mars 2020
Mots de passe|

5


Fabrice Humbert

en ses miroirs

Depuis bientôt


vingt ans, le


romancier fait du


réel, ou plutôt de la


façon qu’a celui­ci


de se diffracter à


l’infini, l’objet de


son œuvre. C’est


particulièrement


net dans « Le


monde n’existe


pas », nouveau


roman et nouvel


entrelacement


de ses motifs


récurrents


Fabrice Humbert, à Paris, le 14 janvier. FRANCESCA MANTOVANI

raphaëlle leyris

P


eut­être que « le monde
n’existe pas », comme
l’annonce le titre de son
huitième roman, mais
Fabrice Humbert, si. En tout cas
en apparence. On le rencontre en
chair et en os dans un café pari­
sien, grand homme sportif à la
cinquantaine blonde et juvénile.
Ce qui peut le plus surprendre est
de découvrir en l’auteur du tragi­
que et puissant L’Origine de la vio­
lence (Le Passage, 2009) un inter­
locuteur vraiment drôle, même si
on trouvait de sérieux indices
de son humour dans Eden Utopie
et surtout dans Comment vivre
en héros? (Gallimard 2015 et 2017).
Adepte de l’autodérision, il est
prompt à moquer ses angoisses
d’écrivain. Il s’amuse des constan­
tes que l’on pointe dans son
œuvre, des motifs qui y revien­
nent (« L’inconscient, décidément,
n’a pas d’histoire! », dit­il en riant),
lui qui met un point d’honneur
à arpenter toujours de nou­
veaux territoires, littéraires ou
géographiques.

Fiction
Situé aux Etats­Unis, terre de fic­
tions par excellence, Le monde
n’existe pas est un polar d’inspira­
tion baroque. La vérité, la para­
noïa, le mensonge et le rêve s’y
font des croche­pattes, à mesure
qu’Adam Vollmann, son narra­
teur, journaliste au New Yorker,
mène l’enquête sur un viol et un
meurtre dont est accusé Ethan
Shaw, qui était, du temps de leur
adolescence, son ami et la star
du lycée.
C’est un roman qui parle moins
de « fake news » (quoiqu’elles y
aient évidemment leur part) que
de la mise en récit du monde, de
l’impression que nous sommes
condamnés à nous couler dans le
moule de personnages. « Je pré­
tends que tout ce que nous vivons
est un livre ou un film. En tout cas,
une fiction, recomposée ou non »,
y assure Adam Vollmann. Dont
l’opinion, en l’occurrence, reflète
celle de l’auteur, qui racontait
dans Eden Utopie le lecteur bouli­
mique qu’il fut, enfant et jeune
homme, pas très sûr de la réalité
du monde dans lequel il habitait,
non plus que de la sienne. « Je me
suis longtemps demandé quand
j’allais devenir une personne
plutôt qu’un personnage. »
Après son agrégation de lettres,
il a consacré une thèse à « l’écri­
ture de soi chez Louis Calaferte »
(1928­1994), écrivain avec lequel il
éprouvait une proximité « assez
limitée », mais qui l’intéressait
pour la « réinvention de sa vie » à
l’œuvre dans des textes supposé­
ment autobiographiques, comme
son journal. On trouve dans plu­
sieurs des livres d’Humbert ses
interrogations sur la possibilité
d’enregistrer le réel sans passer
par la reconstruction ou le « story­
telling » : il en était question dans
Autoportraits en noir et blanc
(Plon, 2001), son premier roman,
situé en Espagne dans les années


  1. Dans Le monde n’existe pas,
    un personnage filme en perma­
    nence ce qui se passe dans la ville
    de Drysden. Et certains chapitres
    sont supposés reproduire des en­
    tretiens tels quels. Evidemment,
    ce ne sont pas ceux où les person­
    nages mentent le moins...


Enquête
S’il met en scène l’enquête de son nar­
rateur, Le monde n’existe pas est para­
doxalement le roman de Fabrice Hum­
bert qui a le moins requis de recherches
en amont de sa part. Son troisième
roman et plus grand succès, L’Origine
de la violence, empruntait lui aussi la
trame de l’enquête, en suivant un pro­
fesseur dans un lycée franco­allemand
(comme lui) qui découvrait à Bu­
chenwald la photo d’un homme qu’il
prenait pour son père. Il était nourri de
la longue et douloureuse investigation
dans laquelle l’auteur s’était lancé pour
éclairer le passé du côté paternel de sa
famille. Eden Utopie, qui s’intéressait à
sa branche maternelle, lui a demandé
quatre ans d’entretiens avec ses pa­
rents, tantes, oncles, cousins, de recou­
pements, de lectures historiques. Ses
romans les moins biographiques, très
ambitieux dans leur volonté de dire le
monde, sont eux aussi le fruit d’enquê­
tes sur place et en bibliothèque, qu’il
s’agisse de La Fortune de Sila ou d’Avant
la chute (Le Passage, 2010 et 2012).
Il y a de manière évidente, chez
Fabrice Humbert, une tentation jour­
nalistique. « Ado, quand on me deman­
dait ce que j’aimerais faire plus tard, je
répondais journaliste. Ça m’aurait bien
correspondu, à certains égards. » No­
tamment à cause de la « seule vraie
qualité intellectuelle » qu’il se re­
connaisse en riant, « le sens de la syn­
thèse. » En 2012, une revue l’avait en­
voyé pour un reportage dans le Dakota
du Nord sur le gaz de schiste. Le monde
n’existe pas n’en est pas directement
tiré mais, de ce tour en terre de
rednecks pré­Trump, il a tiré des obser­
vations sur le fonctionnement des
petites villes américaines comme sur
la méfiance à l’égard des journalistes
qu’y nourrit la population.

Variation
Fabrice Humbert a une peur : acquérir
une conscience précise de ses moyens lit­
téraires, et ainsi « s’assécher » : « C’est un
danger qui guette les écrivains à la cin­
quantaine : se fossiliser dans la conscience
de soi et de ses moyens, se répéter, faire des
livres de plus en plus mauvais sans s’en
rendre compte. » L’une de ses armes
contre ce danger consiste à faire en sorte
de changer le plus possible les genres
dans lesquels s’inscrivent ses romans.
Les premiers lui ont valu une étiquette
de romancier réaliste, voire « balzacien ».
Il y a eu les enquêtes familiales, les deux
romans polyphoniques que sont La
Fortune de Sila et Avant la chute, brassant
les destins, les lieux, les époques. Les
romans d’inspiration autobiographique
qui n’étaient en rien réductibles au genre
et se ressemblaient fort peu... Comment
vivre en héros? amorçait un changement
dans la manière d’appréhender le réel et
la narration, empruntant un peu sa ma­
nière de raconter l’histoire de son Tristan
aux « livres dont vous êtes le héros ».
Après lui, Fabrice Humbert a tenté
d’écrire un roman sur le rêve – raté, « à
part quelques scènes ». Le monde n’existe
pas témoigne d’une volonté d’en décou­
dre autrement avec la réalité, en évo­
quant aussi les manières qu’elle a de se
brouiller, de se dérober.
Quelle que soit la veine qu’il creuse,
tous ses romans ont en partage une re­
marquable fluidité, mise au service de
cette interrogation toujours renouvelée :
comment faire avec les héritages subis et
les déterminismes – historiques, socio­
logiques ou névrotiques? Dans Le monde
n’existe pas, il s’agit de se demander ce
que l’adulte d’aujourd’hui fait de l’ado­
lescent qu’il fut – des blessures qu’il
trimballe, des chagrins jamais cicatrisés,
des identités figées à l’époque. « Il y a,
dans les flottements et les errances de cet
âge, une fragilité mêlée d’affirmation qui
détermine l’existence tout entière », note
Adam Vollmann.

Double
Son œuvre est remplie de jeux de miroir, personnages à plusieurs noms et autres dou­
bles. Dans Le monde n’existe pas, Adam Vollmann (« “L’homme entier”, en allemand »,
précise Fabrice Humbert) revient dans son ancienne ville sous un nouveau nom, et
avec vingt ans de plus. Du temps du lycée, il s’appelait Christopher Mantel. Non
content de lui donner ces deux patronymes, Fabrice Humbert orchestre une relation
entre lui et Ethan Shaw qui amène le lecteur à parfois penser au film Fight Club, de
David Fincher (1999) – « Ça n’est pas une référence, mais je reconnais quelque chose
dedans », concède­t­il. Il poursuit : « Depuis la sortie du livre, plusieurs personnes m’ont
fait remarquer qu’Adam et Ethan correspondaient à deux parts de mon identité, ce dont
je ne m’étais aperçu qu’au moment de relire les épreuves. »
La question des doubles était particulièrement centrale dans Biographie d’un in­
connu (Le Passage, 2008), son deuxième roman, où un écrivain raté partait aux Etats­
Unis sur les traces du fils d’un entrepreneur. On la retrouvait dans L’Origine de la vio­
lence, avec deux grands­pères, l’un officiel, l’autre secret, tout comme dans Eden Uto­
pie, qui racontait les destinées de deux branches d’une même famille, avec effets de
miroir et inversion. Aujourd’hui, il songe à offrir des « doubles » à certains romans,
c’est­à­dire à en réécrire certains du point de vue d’un autre personnage.

Enquête sur un « demi­dieu » déchu


IL FAUT BIEN EN CONVENIR : « Ethan
et Clara sont de bons personnages »,
note Adam Vollman, journaliste en­
quêtant sur le fait divers qui semble
les lier. L’un, Ethan Shaw, au mitan de
la trentaine, fut le « demi­dieu » du
lycée de Drysden quand il y faisait ses
études (et Adam avec lui) ; elle, Clara
Montes, adolescente d’origine mexi­
caine, rêvant de devenir astronaute,
est immédiatement devenue « la petite
fiancée de l’Amérique », « l’innocence
souillée puis assassinée », quand la
nouvelle s’est répandue, de chaînes de
télévision en sites Internet, qu’Ethan
l’avait violée et tuée.
A cela, Adam Vollman ne peut pas
croire, tant il a adulé Ethan, dont il
garde le souvenir d’un garçon refusant
de tomber dans « l’amour excessif de
la force et de la virilité » tel qu’il peut
être encouragé dans l’Amérique des
bourgades comme Drysden.

C’est un polar merveilleusement
retors que Fabrice Humbert construit
avec Le monde n’existe pas. Il s’appuie
sur des images communes à l’imagi­
naire des lecteurs (qui, par le cinéma et
la télévision, savent tous à quoi ressem­
ble une petite ville américaine, son
lycée, ses compétitions sportives, son
ennui, etc.) pour mieux nous désta­
biliser au fil d’une narration confiée à
un homme dont on finit par ne plus
savoir s’il est ultra­lucide ou complète­
ment paranoïaque.
Fabrice Humbert réussit, surtout,
à mêler la tenue d’une intrigue au
suspense constant à une réflexion
extrêmement brillante sur notre
rapport à la fiction et au récit.r. l.

le monde n’existe pas,
de Fabrice Humbert,
Gallimard,
248 p., 19 €.
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