Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1
0123
Vendredi 13 mars 2020
Critiques| Essais|

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Cette gauche qui répudie l’universalisme


Un essai de la philosophe Stéphanie Roza remonte aux sources de la désaffection envers les idéaux des Lumières


serge audier

D


epuis les Lumières, la gauche
s’est définie par un combat
pour l’égalité et l’universel.
Des droits de l’homme à
l’antiracisme en passant par la question
sociale et le féminisme, les idéologies de
gauche prônaient une société de « sem­
blables ». Pourtant, si ce projet s’essouf­
fle, ce n’est pas seulement à cause des ré­
sistances adverses : c’est aussi parce que
la gauche est en partie clivée sur ce sujet.
Telle la thèse d’un essai talentueux et
polémique, La Gauche contre les Lumiè­
res? Son auteure, la philosophe Sté­
phanie Roza, est une spécialiste des pré­
curseurs du socialisme et du commu­
nisme. Or les idéaux de ces derniers ont
perdu de leur attrait. A preuve, déplore­t­
elle, la prose de minorités actives, tantôt

technophobes écolos, tantôt « décolo­
niales », qui fustigent le rationalisme oc­
cidental, les Lumières et les organi­
sations de gauche.
Pistant les sources de ce divorce, Roza
repère le rayonnement de Michel Fou­
cault (1926­1984). Et, remontant encore,
elle trouve l’influence de Martin Heideg­
ger (1889­1976) ou de Friedrich Nietzsche
(1844­1900), deux penseurs hostiles aux
idéaux égalitaires et rationalistes de la
gauche. Il y a là, note­t­elle, un paradoxe :
Foucault, par ses combats pour les pri­
sonniers, les homosexuels ou les immi­
grés, est devenu l’icône des mouvements
d’émancipation, alors que ses convic­
tions de gauche ne sont pas si évidentes.
Du moins n’a­t­il cessé de dénoncer la
Révolution, le communisme et même le
socialisme. Et son apparente réhabilita­
tion des Lumières, d’ailleurs tardive, ne
devrait pas faire oublier ses mots : « En
français, la torture, c’est la raison. »
Aussi ne faudrait­il pas s’étonner de
l’impact international de Foucault sur les
discours actuels contre l’Occident et les

Lumières. Son ombre hanterait toute
une rhétorique postcoloniale et décolo­
niale qui vomit les droits humains, le fé­
minisme occidental et l’universalisme
comme autant de masques d’une domi­
nation impérialiste, génocidaire et éco­
cidaire « blanche ». Comme si ce n’était
pas en fidélité aux
idéaux universels venus
des Lumières que, d’hier
à aujourd’hui, les peu­
ples ou les groupes do­
minés luttent pour leur
libération. Le résultat
désastreux de cette
haine de l’universalisme,
ajoute l’auteure, c’est
qu’elle rejoint l’extrême droite et ses as­
signations à identité des individus.

Plusieurs Lumières
La crise de l’universalisme éclaire aussi,
suggère Stéphanie Roza, le succès des es­
sais de Jean­Claude Michéa. Lui non plus
ne cesse d’éructer, au nom d’un « socia­
lisme » largement imaginaire, contre

les Lumières, le progrès et la gauche,
comme le faisait jadis, sous les vivats de
l’Action française, le théoricien du syndi­
calisme révolutionnaire Georges Sorel
(1847­1922). Il est d’ailleurs notoire que
Michéa, à son tour, trouve des sympa­
thies auprès de la droite extrême, qui
savoure ses diatribes contre les défen­
seurs des migrants ou les politiques anti­
discrimination.
Reste à savoir si le corpus très – trop? –
caricatural étudié par Roza relève d’une
gauche anti­universaliste ou d’une rup­
ture avec la gauche. En outre, il est hardi
d’asseoir sur le même banc des anti­Lu­
mières un pamphlétaire conservateur
comme Michéa et un philosophe dyna­
miteur de traditions tel que Foucault.
Certes, les Lumières du dernier Foucault
sont bien plus « libérales » que celles de
Roza. Mais en se réclamant d’une criti­
que de toutes les « tutelles » intellectuel­
les et hiérarchiques, ne se réappro­
priait­il pas une partie de ce legs? Les
Lumières sont plurielles. Leurs libres
usages davantage encore.

la gauche
contre
les lumières ?,
de Stéphanie
Roza,
Fayard,
« Raison de plus »,
202 p., 18 €.

APARTÉ


Rohmer,


tranchant


LA RÉCENTE PUBLICATION des
Chroniques d’« Arts Spectacles »
(Gallimard, 2019) a rappelé avec
quel talent polémique François
Truffaut avait mené l’assaut
contre le « cinéma de qualité »,
identifié à Claude Autant­Larra
ou Jean Delannoy. Eric Rohmer
(1920­2010) qui, avec André
Bazin, faisait figure d’aîné au
sein de la Nouvelle Vague, dé­
ploya une verve critique plus
réfléchie mais plus acide dans
La Parisienne et dans Arts, à la
fin des années 1950.
Jusqu’à présent, du futur réali­
sateur de Ma nuit chez Maud
(1969), nous connaissions sur­
tout les positions théoriques
(en faveur du cinéma conçu
comme « art de l’espace » ou
d’une forme de classicisme)
ainsi que son admiration sans
borne pour Hitchcock, Renoir
ou Rossellini, grâce au recueil
d’articles Le Goût de la beauté
(Cahiers du cinéma, 1984). C’est
à présent le chef de bande qu’il
s’agit de redécouvrir. Celui dont
les jugements tranchés figu­
raient en titre des articles :
« Cinq milliards pour rien » (sur
Les Dix Commandements, de
Cecil B. DeMille), « Ni la lettre ni
l’esprit » (Crime et châtiment, de
Georges Lampin), « Quatre heu­
res d’ennui » (Les Misérables, de
Jean­Paul Le Chanois)...

Eloquence contagieuse
Contre l’intelligentsia fran­
çaise qui goûte les grandes
adaptations littéraires ou les
fresques sociales, Eric Rohmer
use d’une éloquence conta­
gieuse pour défendre de grands
cinéastes américains alors jugés
trop commerciaux, au premier
rang desquels le réalisateur de
Sueurs froides (1958). Rend­il
compte des Frères Karamazov,
de Richard Brooks (1958), Roh­
mer note ainsi que les romans
de Dostoïevski, jugés inadapta­
bles, recèlent néanmoins quel­
ques motifs, en particulier la
« culpabilité interchangeable »,
devenus familiers grâce à Alfred
Hitchcock. Qu’eût donc fait
Hitchcock à la place de Brooks?
Fausse question, aux yeux de
Rohmer : « Le meilleur argument
contre le tournage des Kara­
mazov, ce n’est pas qu’ils soient
un mauvais scénario, mais qu’ils
aient bel et bien été déjà
tournés. »
L’éloge se fait dithyrambe
lorsqu’il est question de Mizo­
guchi ou de Bergman, dont il
exalte, au sujet du Septième
Sceau (1957), « cet équilibre, si
difficile à atteindre, entre la
stylisation picturale ou théâtrale
et le réalisme cinématographi­
que ». En revanche, sur le terrain
national, la critique se mue en
ball­trap. Inutile de multiplier
les exemples – citons simple­
ment Ces voyous d’hommes, de
Jean Boyer (1954), qui récolte un
« zéro absolu » : c’est plus large­
ment l’académisme de la pro­
duction française qui se voit
dénoncé.
L’éloge, par contraste, d’une
comédie de Vincente Minnelli
en éclaire la raison : Rohmer y
loue la capacité du cinéma
américain à faire « marivauder
“l’homme des classes moyen­
nes” sans le désembourgeoiser,
le fausser d’autant ». Autrement
dit à tirer une véritable pensée
du quotidien le plus ordinaire.
Moins d’un demi­siècle plus
tard, le philosophe Stanley
Cavell (1926­2018) ne dira pas
autre chose.
jean­louis jeannelle

Le Sel du présent. Chroniques
de cinéma, d’Eric Rohmer,
édité par Noël Herpe,
Capricci, 512 p., 22 €.

Anxiété, alcoolisme, drogues... Dans « Les Maladies


du bonheur », le sociologue Hugues Lagrange dresse


un ambitieux et stimulant tableau clinique des


troubles qui accablent les Occidentaux


Du malheur


d’être moderne


Au Rex Club, à Paris, en 1996. PHILIPPE LOPPARELLI/TENDANCE FLOUE

florent georgesco

P


armi les innombrables
manières que nous
avons de tomber mala­
des, les grandes épidé­
mies, au long du XXe siècle, n’ont
cessé de refluer, et leur part dans
la gamme de nos maux est désor­
mais minoritaire presque partout
dans le monde. Il n’est pas certain
que le moment présent soit idéal
pour le rappeler. En ouvrant son
nouvel essai, Les Maladies du bon­
heur, sur cette évidence, Hugues
Lagrange met pourtant en lu­
mière ce qu’il faut bien considérer
comme une des transformations
les plus décisives de la condition
humaine dans l’histoire récente.
Désormais, écrit le sociologue,
chercheur au CNRS, « le sort com­
mun est fait de maladies indivi­
dualisées – cancers, maladies car­
diovasculaires, diabètes et, dans
la foulée, pathologies mentales et
comportementales ». Les maux,
quittant la sphère transcendante
de la fatalité collective, ont gagné
le territoire de l’intime. Aussi
sont­ils devenus un lieu d’obser­
vation anthropologique capital,
trop peu exploré encore par les
sciences sociales, une lacune
qu’Hugues Lagrange semble avoir
voulu compenser d’un coup
dans ce livre aussi passionnant
qu’irritant, qui frise souvent le
trop­plein.
Il s’agit ni plus ni moins que
d’établir un tableau clinique de
l’humanité contemporaine, en
tout cas en Europe et aux Etats­
Unis. De quoi souffre aujourd’hui
l’homme occidental? Les don­
nées recueillies, nombreuses,
précises, touchent à l’histoire mé­
dicale et sociale, à la biologie, à la
génétique, à la neurologie, à la
psychiatrie, à la sociologie. L’am­
bition est vaste, et l’on ne
peut qu’admirer l’élan qui porte
cette enquête, à défaut d’être
convaincu par l’ensemble de ses
résultats.

En ressort une pression perma­
nente des troubles mentaux et
comportementaux – anxiété, dé­
pression, alcoolisme, usage de
drogues licites ou non... Maux et
miroirs du siècle, ils relient, selon
Hugues Lagrange, « le social et
l’individuel, le subjectif et le soma­
tique ». Les analyser n’a donc de
sens que si l’on ouvre « les boîtes
noires de nos malheurs » en

sondant « les mœurs des modernes ».
L’enquête avance dès lors d’un
cran. Le diagnostic est établi, place
à l’étiologie – la recherche des cau­
ses – de la modernité occidentale,
qu’Hugues Lagrange résume à
une forme de désinstitutionnali­
sation : échappant progressive­
ment aux « formes stables » d’ap­
partenance, nous serions deve­
nus seuls responsables de nos
vies. Et fort angoissés de l’être. La
modernité a apporté l’autono­
mie, a réduit la pauvreté, presque
multiplié par deux en un siècle
l’espérance de vie à la naissance,
mais nous voilà, selon l’auteur,
malades de nos conquêtes mê­
mes. Telles seraient les « maladies
du bonheur » : des pathologies de
la responsabilité, et de la solitude
où nous a jetés l’effacement
des cadres.
L’inégalité, à cette lumière, pa­
raît encore plus cruelle. Si nous
sommes censés être la cause de
notre destin, que penser de nos

échecs? Or, plus la connaissance
génétique avance, plus semble
importante la part de l’héritage
dans nos dispositions et nos apti­
tudes. Une contradiction se fait
alors jour au cœur de l’idée de li­
berté, que le sociologue finit par
considérer comme une quasi­fic­
tion. Du moins estime­t­il qu’elle
sert à justifier des inégalités qui
en réalité prennent source en
deçà des choix individuels.
Reste donc à prescrire un traite­
ment. « Réinstituer l’homme », lui
redonner le sens du destin com­
mun, chercher les voies d’une
compensation des inégalités : les
pistes qui mèneraient à l’instau­
ration d’une « société décente »
découlent directement du dia­
gnostic et de l’étiologie. C’est
d’ailleurs leur faiblesse, tant elles
paraissent en quelque sorte dé­
duites de ce qui précède, et former
un système.
Tout se passe comme si, arrivé
au terme de son enquête, l’auteur

en oubliait la nature ouverte,
hypothétique, comme si, sans
doute obnubilé par la masse des
données exploitées, il ne voyait
plus qu’elles n’en restent pas
moins parcellaires – il faudrait,
par exemple, un tableau clinique
de l’ère prémoderne aussi
précis que celui de la mo­
dernité pour s’assurer, par
comparaison, que celle­ci a
bien donné naissance aux
maux recensés, lequel, bien
sûr, ne saurait exister.
Les Maladies du bonheur ne
nous révèle pas la vérité de notre
temps. Il ne nous donne donc pas
non plus le moyen d’en guérir les
pathologies médicales, morales
ou politiques. Il apporte quelque
chose qui, parce que cela au
moins n’est pas chimérique, se ré­
vèle beaucoup plus précieux : une
approche neuve, stimulante, né­
cessairement imparfaite et par
bribes, des formes que prend la
vie, aujourd’hui, en Occident.

les maladies
du bonheur,
d’Hugues
Lagrange,
PUF, 470 p., 22 €.

Nous serions devenus
seuls responsables
de nos vies. Et fort
angoissés de l’être
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