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| Chroniques
Vendredi 13 mars 2020
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SI L’OISIVETÉ EST LA MÈRE DE TOUS LES
VICES, il est logique que l’été, pour la jeu
nesse, soit le père de toutes les tentations.
L’Eté des charognes, premier roman de Si
mon Johannin, au titre magnifique, est un
des textes les plus sauvages qu’il m’ait été
donné de lire récemment – sauvage, c’està
dire indomptable, violent et inattendu
comme la nature ellemême. On atterrit
quelque part dans une campagne aveuglée
par la misère et l’été, dans un pays pentu où
poussent les charognes, où paraissent défer
ler la mort et sa pourriture comme un tor
rent : cet endroit s’appelle
La Fourrière, et La Fourrière,
« c’est nulle part ». Tout ce
qui y bouge est destiné à
crever sous les coups des
adolescents oisifs qui s’y
pressent, les chiens, les vers
du fromage, les mouches,
ou à être remué comme un
tas de charognes. Cette
pureté brute se moque de
la civilisation, se moque
comme d’une guigne du jeu dangereux de
la violence aveugle, violence des parents
comme des enfants. Les parents crèvent à
coups de Ricard et de viande grillée, les jeu
nes s’amusent à faire exploser des aérosols
vides en les balançant dans de l’essence
enflammée. Tout finira, même l’enfance.
Tout s’éteindra dans l’hiver. Un roman in
domptable comme une braise sur laquelle
on souffle.
« LE VOIR PASSER PARMI NOUS, S’OFFRANT
AUX QUATRE VENTS, AURA ÉTÉ NOTRE JOIE.
Il arriva à SaintSylvain par une fin de mai ou
un début de juin. » Autre campagne, la
Creuse, autre langue aussi, que celle de Ma
thieu Riboulet (19602018) dans Le Corps des
anges – l’auteur de L’Amant des morts et des
Œuvres de miséricorde (Ver
dier, 2008 et 2012) nous a
quittés il y a deux ans, et
aujourd’hui reparaît ce
texte violent et lumineux,
où se déploie la prose aux
vertus de diamant de Ri
boulet, toujours sur le fil, et
ces personnages lacérés par
le couteau de leur courage.
Rémi, Gabriel, le village de
SaintSylvain, la famille
Malterre : le sang, le corpsàcorps et un
mystère, des voix mortes qui ne résonnent
pas sur le granit creusois, ces ardoises qui
rendent toujours un son mat. « Rémi et Ga
briel avaient enfin pleinement existé, un bref
instant, dans le regard d’un autre. » La ten
sion évacuée, « ils regagnèrent la ferme où
les morts attendaient » – un Shakespeare
puissamment charnel hante ces contrées.
SHAKESPEARE HANTE AUSSI LES PAGES DE
PELLÉAS ET MÉLISANDE (1893), de Maurice
Maeterlinck (18621949), le génial drama
turge gantois, Prix Nobel 1911 : « Quelque
chose d’Hamlet est mort pour nous, le jour
où nous l’avons vu mourir sur la scène », con
fietil à propos de son théâtre. Mélisande
pleure, seule dans la forêt, au bord d’une
fontaine – elle ne dira rien de ses pleurs, rien
de ce mal qu’on lui a fait, elle ne dira rien à
Golaud, petitfils d’Arkël, le
vieux roi d’Allemonde, qui
la découvre alors qu’il court
après un animal blessé ; elle
est belle, c’est tout ce qu’il
voit. Elle est si belle qu’il
l’épouse et l’emporte en
Allemonde. Là se trouve
son frère Pelléas. La suite
est universellement con
nue, mais elle l’est surtout
conjointement à la musique
de l’opéra de Debussy (créé en 1902). Relire
la pièce comme une œuvre en soi, et non
plus comme les prémices d’un livret, enca
drée par une préface et une savante notice,
permet de profiter pleinement du texte, de
sa profondeur symbolique, des souterrains
du château, de la fontaine mystérieuse ;
lire Pelléas et Mélisande, c’est descendre un
sombre escalier en colimaçon vers la tragé
die de la passion, toujours recommencée,
l’éternelle malédiction de l’amour.
L’Eté des charognes,
de Simon Johannin,
Points, 158 p., 6, 10 €.
Le Corps des anges,
de Mathieu Riboulet,
Folio, 110 p., 6, 30 €.
Pelléas et Mélisande,
de Maurice Maeterlinck, édité par Arnaud Rydker,
Folio, « Théâtre », 240 p., 6,90 €.
La multiplication
des patients zéro
QUI FAIT LA MÉDECINE? Les pra
ticiens, bien sûr, tous ceux qui
examinent, diagnostiquent, pres
crivent et soignent en fonction
de savoirs vérifiés et certifiés.
Mais pas seulement. Euxmêmes
n’existent qu’en raison des pa
tients, de leurs syndromes, de
leurs demandes. C’est « parce qu’il
y a des hommes qui se sentent
malades qu’il y a une médecine »,
rappelait déjà le médecin et
philosophe Georges Canguilhem
(19041995). Cette évidence est
aujourd’hui trop négligée, ce qui
conduit notamment à moins
écouter les plaintes pour mieux
scruter les résultats d’analyses.
Pour contrer cet oubli du rôle
crucial des patients, Luc Perino
propose une vingtaine de savou
reux récits historiques, centrés
sur les « patients zéro » qui ont
contribué à changer le cours de la
médecine. Ce médecinessayiste,
avec déjà une dizaine de livres à
son actif, étend ici déli
bérément le sens habituel
de l’expression. Ses « pa
tients zéro » ne sont plus
simplement des indivi
dus à l’origine d’une série
de contaminations – sens
technique habituel que
l’épidémie de Covid19 en
cours nous rappelle à cha
que bulletin d’informations.
Dans le sens élargi, il s’agit de
tous les malades, accidentés et co
bayes qui ont permis des
découvertes médicales dans les
domaines les plus variés – de la
neurologie à l’anesthésie, de la
psychiatrie à la chirurgie. Au fil
d’exemples pittoresques, hauts
en couleur, les amateurs de
situations insolites feront des
rencontres instructives.
La première est celle de « Mon
sieur Tan », hospitalisé à Paris
en 1840 pour épilepsie. Il doit son
surnom au personnel de Bicêtre,
car Louis Victor Leborgne ne
profère que : « Tan tan. » Il semble
parfaitement comprendre tout ce
qu’on lui dit, s’apprête à faire une
réponse circonstanciée mais ne
parvient toujours qu’à prononcer
l’unique syllabe dont il dispose. A
sa mort, en 1861, Paul Broca dissè
que son cerveau. Le neurologue y
repère une grave lésion, située
dans la troisième circonvolution
du lobe frontal gauche. Ainsi
naquirent « l’aire de Broca », qui
coordonne la parole, mais égale
ment la conception modulaire
des fonctions cérébrales.
Hommescobayes
A cette aventure connue s’ajou
tent bien d’autres sagas, où l’on
apprendra notamment comment
une attraction foraine permit de
découvrir l’anesthésie, où l’on
croisera hommescobayes, pa
tientsremèdes, accidents, étran
getés, coups de génie et coups
de bluff, depuis l’Amérique du
XIXe siècle jusqu’à la Chine
d’aujourd’hui. Qu’il s’agisse
d’Alzheimer ou des statines, des
transgenres ou du coronavirus
SARSCoV2, préfiguré par l’alerte
au SRAS de 2003, cette galerie de
curiosités historiques éclaire
aussi notre actualité.
Les conclusions demeurent ob
jets de débats. Il n’est pas sûr que
les inconvénients de la prédomi
nance du marché soient aussi dé
sastreux que Luc Pareto l’affirme.
Malgré tout, une chose est cer
taine : le savoir médical est plus
que tout autre tramé de hasards,
d’erreurs, de tâtonnements et de
lucre. Dans ce vaste tissu d’aven
tures s’entrelacent des corps et
des chiffres, des puissances in
dustrielles et des martyrs malgré
eux. Les médecins, pour la plu
part, ont bien du mérite. Mais les
patients aussi. Car c’est bien à
eux, d’abord, que l’on doit une
kyrielle d’hypothèses, de décou
vertes et d’avancées improbables.
Et il est fort utile de le rappeler de
plaisante manière.
FAUTIL ÊTRE PSYCHANALYSTE POUR
VOIR DANS LA SÉPARATION UNE
CONSTANTE DE NOTRE EXISTENCE? Se
lon Freud, elle inaugure toute naissance,
faisant peser sur le sentiment de dépen
dance absolue du nouveauné à la fois la
nécessité d’être aimé et l’angoisse de ne
plus l’être. Si l’apprentissage de la sépa
ration est un processus normal vers l’in
dividuation et l’autonomie de l’enfant,
les ratés émaillent souvent la suite de la
vie, où pertes et deuils peuvent réactiver
jusqu’à la mélancolie la peur de rester
seul au monde. Il n’est guère d’adulte,
aussi peu névrosé soitil, qui n’ait un
jour connu cette douloureuse épreuve.
C’est ce que souligne la « trilogie
familiale » de l’écrivaine et psycha
nalyste belge Lydia Flem dans un
recueil de trois textes parus respec
tivement en 2004, 2006 et 2009 et
réunis pour la première fois en un
seul volume.
Dans le récit d’ouverture qui donne
son titre à l’ouvrage, Comment j’ai
vidé la maison de mes parents et dans le
dernier, Comment je me suis séparée de
ma fille et de mon quasifils, l’auteure re
marque que, au cours d’une vie, deux
séparations difficiles surviennent, pour
beaucoup d’entre nous, à peu près en
même temps : « Nos parents meurent, nos
enfants grandissent. Coincés entre deux
générations, ceux à qui nous devons
l’existence, ceux à qui nous l’avons donnée,
qui sommesnous désormais? (...) Com
ment faire de cette double perte une méta
morphose intérieure? » La psychanalyste,
attentive à la langue, note que les mots
« parent » et « séparer » ont la même éty
mologie et que, décès ou envol, à moins
d’un tragique renversement de la chrono
logie, « quitter ses parents, c’est un jour les
voir mourir ; quitter ses enfants, se voir
quitté par eux, c’est les regarder vivre ».
Confrontée à la disparition de ses as
cendants, Lydia Flem raconte « l’orage
émotionnel » et le sentiment de « profa
nation » coupable qu’elle a éprouvés en
prenant possession, elle, leur fille uni
que, du foyer conjugal où Jacqueline et
Boris avaient vécu ensemble plus de cin
quante ans. La nécessité d’écrire surgit
alors du « flot bouillonnant des affects »,
auxquels elle offre un refuge ; et le
charme de son écriture, d’une simplicité
limpide, vient de ce qu’elle entremêle
avec justesse le récit sensible et subjectif
d’un grand bouleversement et l’analyse
plus distanciée des mots et des faits.
Ainsi sommesnous souvent à la fois
saisis d’émotion et ravis d’intelligence.
Quand les psychanalystes savent écrire,
quel bonheur de lecture! Elle hésite par
exemple à se débarrasser d’objets que ses
parents ont conservés pieusement leur
vie durant, tel ce vieux sac à main ayant
appartenu à sa grandmère, que sa
propre mère n’a jamais vidé – « Peutêtre
ne l’avaitelle même pas ouvert » – et où
Lydia Flem découvre des bonbons collés,
un rouge à lèvres Rouge baiser, des pho
tos d’elle enfant, en jupe plissée. « Mes
parents, expliquetelle, n’avaient pu se
détacher de rien, rien jeter, parce que leur
jeunesse avait été brisée par trop d’exils et
de disparitions. Ils me chargeaient de trop
parce qu’ils avaient eu trop peu. »
La question de la transmission se pose
en effet avec une acuité tragique puisque
les deux parents de l’écrivaine, née
en 1952, sont des victimes de la Shoah.
Jacqueline a survécu à sa déportation
dans un camp de la mort à l’âge de 23 ans,
Boris y a perdu sa mère, assassinée par
les nazis en 1942. « Comment m’inscrire
dans une lignée chargée de morts partis
en fumée (...)? Comment vivre quand on
est enfant de survivant? » Avec une
grande pudeur empreinte de cette curio
sité enfantine « frappée d’interdit et
pourtant légitime », elle entreprend de
lire et de commenter la correspondance
amoureuse que ses parents échangèrent
entre leur rencontre en 1946 et leur ma
riage en 1949. Elle cherche dans ces
« lettres d’amour en héritage » – titre du
deuxième volet du triptyque – « une ma
nière très concrète d’entrer à nouveau en
relation avec eux », mais aussi et surtout
le secret de son origine, la confirmation
de cet espoir que chacun porte en soi, dit
elle, « le désir d’être né de l’amour ». Au gré
des « love letters », elle écrit et recompose
un bouleversant roman familial qui lui
lègue le merveilleux don de tendresse de
son père et l’envie de vivre de sa mère,
suturant ainsi la blessure de leur perte,
même si « le cœur ne s’y résout pas ».
La séparation « inévitable et déchi
rante », l’écrivaine la retrouve lorsque,
dans la suite logique des générations, sa
propre fille quitte la maison pour aller
étudier à l’étranger. Reprise par « l’archaï
que spirale émotionnelle », la mère lutte
contre la douleur afin d’accepter l’éloi
gnement que la psychanalyste sait salu
taire. « Donner la vie, donner la liberté »,
c’est la règle souveraine. Elle vaut pour
les enfants chéris mais aussi pour soi
même. Telle est la leçon de cet admirable
récit d’amour et de transmission qui, à
travers des rites de passage, creuse et
traduit « ce mélange si difficile à vivre
d’arrachement et de liberté » qu’est la sé
paration. Parent ou enfant, celui qui
reste sur le quai remet dans sa poche le
mouchoir de l’adieu et réinvente sa pro
pre vie : « Pivoter sur soimême, faire
demitour. Mettre un pied devant l’autre.
Poursuivre. Commencer. »
FRANCESCA CAPELLINI
Lydia Flem remarque
que, au cours d’une vie,
deux séparations
difficiles surviennent,
pour beaucoup d’entre
nous, à peu près en
même temps : « Nos
parents meurent, nos
enfants grandissent »
comment j’ai vidé
la maison
de mes parents.
une trilogie
familiale,
de Lydia Flem,
Points, 580 p., 8,50 €.
patients zéro.
histoires
inversées de
la médecine,
de Luc Perino,
La Découverte,
« Cahiers libres »,
210 p., 18 €.
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