Libération - 11.03.2020

(lily) #1

20 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Mercredi 11 Mars 2020


IDÉES/


U


n scrutin municipal sans ga-
gnant? C’est le pronostic de
Rémi Lefebvre, professeur de
sciences politiques de l’université de
Lille-II et à Sciences-Po-Lille, qui pu-
blie Municipales : quels enjeux démo-
cratiques? (La Documentation fran-
çaise). Selon le politologue, il y a un
tel discrédit de la grammaire parti-
sane que l’appel au citoyennisme
envahit le scrutin. Mais la démocratie
participative reste incantatoire chez
des maires toujours attachés à la lo -
gique de la représentation.
Quelle lecture faites-vous de ce
scrutin?
Ces élections sont essentielles car les
partis et les élites politiques sont tou-
jours marqués par l’imaginaire du
local. On le voit avec Gérald Darma-
nin à Tourcoing ou Edouard Philippe
au Havre, l’ancrage local est incon-
tournable dans la vie politique fran-
çaise. Les jeunes formations poli -
tiques, comme La République en
marche (LREM) ou La France insou-
mise (LFI), ont d’ailleurs des diffi -
cultés à se confronter à la politique à
«l’ancienne» du territoire. Leur an-
crage est très complexe. C’est égale-
ment une problématique qui plombe
le Rassemblement national (RN),
qui a toujours du mal à présenter un
nombre conséquent de listes.
Et les partis du «vieux monde»?
Une vague de dégagisme municipal
est improbable. Pour le PS, comme
pour LR, ces élections pourraient être
celles de la résilience. Ces deux partis
continuent de disposer d’amortis-
seurs locaux dans les grandes villes.
En réalité, aucun parti ne peut vrai-
ment gagner. Certaines formations
anticipent la défaite et cherchent à ne
pas trop s’afficher : LREM, LFI et, dans
une moindre mesure, le RN, qui pré-
tend pourtant être le premier parti de
France. La droite est embarrassée
de mettre ses candidats en avant car
beaucoup d’entre eux sont soutenus
par LREM. Reste Europe Ecologie-les
Verts (EE-LV), qui tente de ravir le
leadership à gauche. Mais s’ils ne ga-
gnent pas au moins cinq ou six villes,
il leur sera difficile de revendiquer
une position hégémonique.
La dynamique ne sera donc pas
la même que lors des précédentes
élections?

que des élus d’étiquettes politiques
très éloignées aient à se mettre d’ac-
cord à l’échelon intercommunal pro-
duit une dépolitisation de ces politi-
ques publiques. Cela donne une
gauche qui fait de la vidéosur-
veillance, comme la droite. Ce qui est
inquiétant pour la gauche car, histori-
quement, elle politisait la vie locale.
Dans les milieux popu laires, la muni-
cipalité était un lieu d’apprentissage
de la politique. Le scrutin municipal
est aussi marqué par une forte pro-
gression de l’abstention.
Comment l’expliquez-vous?
Le parti pris du livre est de casser
l’idée reçue que l’échelon local serait
un eldorado démocratique. C’est ce
que j’appelle «l’idéologie de la proxi-
mité». Il y a cette idée que les Français
seraient très attachés à leur commune,
alors que le lien au local tend davan-
tage à s’affaiblir. C’est un des effets de
la métropolisation et de la périurbani-
sation. Les individus ont tendance à
se définir de moins en moins par rap-
port à leur lieu d’habitation. Seule-
ment 50 % des Français connaissent
le nom de leur maire! L’abstention, ré-
gulière depuis les années 80, est une
conséquence du désaveu des Français
pour la poli tique, mais aussi le résultat
de la standar disation des politiques
publiques. Puisque les électeurs ne
voient plus de différence, il n’y a plus
vraiment d’enjeux à aller voter.
Le profil des maires n’y est pas
pour rien?
Il y a un manque de diversité sociale
chez les maires. Ces derniers appar-
tiennent de plus en plus à des caté -
gories diplômées. Ce sont des tech -
niciens de l’action publique, des
«technotables». Les milieux popu -
laires s’identifient moins bien à ces
profils de technocrates qu’à ceux des
militants, comme c’était le cas aupa-
ravant. Résultat, l’élection de certains
maires dans des villes populaires ne
repose que sur 10 % de l’électorat!
Ces maires de villes populaires n’ont
aucune légitimité. A Roubaix, ville
de 100 000 habitants, le maire n’a été
élu que par 17 000 votants. En milieu
rural, dans les 32 000 plus petites
communes où vivent 13 % des Fran-
çais, les maires présentent des profils
heureusement plus divers.
La profession s’est-elle féminisée?
Oui et non. Là encore, c’est une fémi-
nisation en trompe-l’œil. Depuis que
la parité a été instaurée en 2001,
un élu municipal sur deux est une
femme. Mais seulement 16 % des
maires sont des femmes et 8 % prési -
dent des intercommunalités. La pa-
rité est une révolution conservatrice :
elle a féminisé le métier mais les
postes les plus éminents, comme
celui d’adjoint aux finances, conti-
nuent d’être le quasi-monopole des
hommes. Les femmes restent globa-
lement cantonnées aux métiers du
care et de l’enfance, positions les plus
dominées au sein des exécutifs.•

Rémi Lefebvre


«La politique locale n’est pas


un eldorado démocratique»


Le premier tour
des élections
municipales
ce dimanche
s’annonce illisible,
selon le politologue,
spécialiste des
partis politiques.
Le paysage partisan
est brouillé par
un jeu d’alliances
foisonnant
et complexe,
surtout à gauche.

DR


Recueilli par
SIMON BLIN

On assiste à une «dénationalisation»
de la vie politique locale. Le paysage
politique est noyé dans un nombre
élevé de formations et des candidats
qui préfèrent ne pas mettre en avant
leur étiquette partisane. C’est le para-
doxe de cette élection : les partis y sont
à la fois invisibles et omniprésents, en
coulisse. Ils en profitent pour régé -
nérer leur façade citoyenne, surtout à
gauche, où l’on voit des formes de dé-
passement des frontières partisanes
avec le citoyennisme. Cela donne des
listes hybrides (citoyens-partis). Il y a
presque autant d’al liances que de si-
tuations locales. On assiste aussi à une
repolitisation du local : néomunicipa-
lisme, tirage au sort, RIC...
C’est une nouveauté?
La démocratie participative existe de-
puis longtemps. Sa tendance obéit à
des mouvements de flux et de reflux.
Avant les gilets jaunes, on était plutôt
sur un cycle de désenchantement. Les
citoyens étaient nombreux à penser
que c’est de la poudre aux yeux. Ce qui
est vrai dans une large mesure. On cé-
lèbre la démocratie participative plus
qu’on ne la pratique. Pour des maires,
l’impératif participatif n’est parfois
qu’un moyen de réassurer leur place
dans l’espace local, de mettre en scène
une capacité d’écoute sans aller plus
loin. Il y a un saut qualitatif que les
élus n’arrivent pas à faire car ils res-
tent attachés à la logique de la repré-
sentation. Il s’agit davantage de démo-
cratie de proximité que participative.
L’écologie bouleverse-t-elle le
scrutin?
Il y a une écologisation
spectaculaire des agendas
électoraux qui n’est pas
portée seulement par
EE-LV. Pour ne pas être
pris en défaut, les autres
partis surenchérissent en
termes de mesures écolo-
gistes. A mon sens, il n’y
aura vraiment de politi-
ques publiques écologi-
ques locales que si les ci-
toye n s s o n t p a r t i e
prenante. Or c’est là que la
logique de l’élection et
celle de la démocratie
participative entrent en
tension. C’est ambivalent
de la part de candidats

très volontaristes d’un point de vue
programmatique de proposer aux ci-
toyens de co construire une politique
avec eux. Car la démocratie partici-
pative suppose que tout ne se résume
pas à un programme élu.
Les élections municipales sont
marquées par une forme d’«apoli-
tisme», dites-vous.
Cet apolitisme se traduit par un mot
d’ordre : «Mon parti, c’est ma ville.» On
n’affiche pas de référence partisane.
L’apolitisme est une symbolique con-
sensuelle assez ancienne et qui s’est
radicalisée à mesure que l’étiquette
partisane est devenue un stigmate. Cet
apolitisme reste cependant artificiel.
En milieu urbain, la plupart des élus
sont membres d’un parti politique. Le
label apporte des ressources financiè-
res et permet aux électeurs de se repé-
rer, mais son logo est occulté.
Selon vous, la politique munici-
pale a tendance à s’uniformiser...
Depuis une vingtaine d’années, les
politiques publiques locales se stan-
dardisent. Les élus urbains mènent
tous à peu près la même politique
avec quelques mantras : attractivité,
ville durable, vivre ensemble. Il n’y a
plus de différence entre la gauche et
la droite. L’idéologie au niveau local
s’estompe ou alors c’est celle de la
ville libérale mais qui n’est alors
pas énoncée comme telle. C’est para-
doxal puisqu’il existe des marges de
manœuvre. Concrètement, une poli-
tique de logement ou culturelle ne re-
présente pas des enjeux techniques
mais politiques. Les poli-
tiques pu bliques ne de-
vraient pas être les mêmes
selon la couleur politique
du pouvoir local.
Comment expliquez-
vous cette standardisa-
tion?
L’intercommunalité, dont
on ne parle pas assez, con-
tribue à cette dépolitisa-
tion du local. Ces élections
sont des trompe-l’œil. On
vote pour des maires dont
le niveau décisionnel a été
transféré dans les inter-
communalités. Ces maires
qu’on élit entretiennent la
fiction de la souveraineté
municipale. Mais le fait

RÉMI LEFEBVRE
MUNICIPALES :
QUELS ENJEUX
DÉMOCRATIQUES?
La Documentation
française,
162 pp., 7,90 €.
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