Libération - 11.03.2020

(lily) #1

Libération M ercredi 11 Mars 2020 u 23


C


ela a dû faire drôle aux
comédiennes et comé-
diens du nouveau film
de Martin Provost, s’ils ont
passé (et raté) comme la moitié
du cinéma français le casting
du prochain Wes Anderson, de
se trouver embarqués quel-
ques mois plus tard dans un
succédané ranci des manières
du cinéaste américain. Avec
la Bonne Epouse, le réalisateur
du carton Séraphine et de Vio-
lette échafaude une nouvelle
histoire d’émancipation fémi-
nine aux teintes surannées,
mais change de focale, pour
passer du portrait historique
au registre de la troupe cho-
rale. Il y dépeint la vie d’une
institution pour jeunes filles
logée dans la campagne alsa-
cienne, tandis que les bour-
geons de Mai 68 s’apprêtent à

y faire «souffler un vent de fo-
lie», comme l’annonce non
sans frémir le carton introduc-
tif du film – une brise un peu
fofolle : la révolution sexuelle,
ce n’était donc que ça.
A la veille des chambarde-
ments sixties, on suit donc une
promotion d’adolescentes
vouées à être dressées en
épouses et mères modèles, à
force de cours de cuisine, de
repassage ou de bonnes ma-
nières, sous la férule d’un pa-
triarche confit dans l’ennui et
la frustration sexuelle (Fran-
çois Berléand), et surtout d’un
trio d’éducatrices si captives de
macérations longues dans une
macédoine d’insatisfactions

qu’elles en ont érigé le principe
en code de bienséance – Ju-
liette Binoche, Yolande Mo-
reau et Noémie Lvovsky, qui
s’ébrouent ici avec une fantai-
sie à laquelle l’encaustique du
film reste étanche.
Hormis quelques rares gags vi-
suels sentis (la mise à mort ac-
cidentelle du maître de maison
par un ragoût de lapin chas-
seur), le récit se plie à un ex-
posé pépère et cocasse du va-
cillement des valeurs qui
charpentent pareille institu-
tion. Et, pour donner à son en-
treprise académique des airs
d’autre chose, le film semble
puiser une forme de Botox de
seconde main dans un catalo-

gue d’inspirations et d’effets de
style andersoniens, singés en
autant de décalques aussi
voyants qu’inopérants – après
tout, quitte à filmer une mai-
son de poupées, pourquoi ne
pas constituer son moodboard
chez l’auteur du Grand Buda-
pest Hotel , maître en la ma-
tière? Toutefois, en dépit du
volontarisme mécanique du
scénario, les pleins pouvoirs
conférés à une direction artis-
tique perdant toute mesure
dans la confection d’un dio-
rama dégoulinant – papiers
peints fleuris, napperons en
dentelle, bois vernis et tons
pastels – fleurent volontiers ici
la fascination pour les charmes
désuets de l’esclavage domes-
tique et le réconfort dans la
photogénie du rance. On ne
s’échappe de là que ruisselant
de cire ménagère, mais tout de
même un brin édifié : femme
qui s’émancipe ne saurait y
parvenir seule, c’est l’amour
d’un homme sachant cuisiner
qui s’en charge pour elle.
JULIEN GESTER

LA BONNE EPOUSE
de MARTIN PROVOST
avec Juliette Binoche,
Yolande Moreau... 1 h 49.

«La Bonne Epouse», flemme modèle


Choucroute d’effets
décoratifs, le film
de Martin Provost
relate sans flamme
l’émancipation
féminine en 1968
dans une institution
pour jeunes filles
alsaciennes.

noué autour du portrait d’un homme au re-
gard insondable, un œil dans le visible, l’autre
au-delà. La clairvoyance de Hadrien La Va-
peur et Corto Vaclav est de ne pas l’arracher
au monde matériel. Ancien plombier recon-
verti, Médard est autant un mage qu’un prati-
cien, tourmenté par la menace qui pèse sur
son commerce et sa licence professionnelle.
Le surnaturel structure ici le quotidien d’indi-
vidus pour qui le tangible et l’invisible forment
un continuum de réalités insécables. Le fait
magique, tenu pour admis, se révèle souvent
domestique, divers, tapi derrière la moindre
querelle de famille. Il est une donnée causale
dont il faut tenir compte dans une société d’où
le sens s’est absenté depuis des lunes, et où le
malheur, comme la pluie à l’écran, ne paraît
surgir que dans sa diluvienne expression. Une
femme pleure la mort de ses deux enfants,
frappés depuis le bleu du ciel par la foudre qui
a fendu sa maison en deux. Si un démon n’est
pas à l’œuvre, qui? Sans prétendre l’accréditer,
le film engendre la pleine compréhension de
cette hypothèse, prise en charge dans les tri-
bunaux coutumiers. Les jeteurs de maléfices
s’y révèlent des justiciables comme les autres,
et leurs méfaits appartiennent de plein droit
à la justice des hommes.


CASCADE
Les filmeurs se glissent dans des rites et opé-
rations de désenvoûtement si spectaculaires
qu’ils se passent souvent de tremblé formel.
Le mal s’y aspire par la bouche. Les morts par-
lent depuis d’autres corps que les leurs, ou via
l’écriture hiéroglyphique que dictent leurs es-
prits. Un corps en transe manque d’envoyer
la caméra dans le décor. Kongo s’ouvre sur une
nuit d’averse chargée de secrets d’ombre et de
lumière, où les phares des voitures brossées
par la tempête viennent jeter des ombres fan-
tomatiques. Mu par une approche paysagère
du sacré, le film s’enfonce dans l’étrange
comme dans un monde liquide qui mugit par
en dessous, jusqu’à immersion complète dans
le fleuve qui remplit l’écran. Dans une des
scènes les plus saisissantes, une équipée
s’aventure dans les eaux d’une cascade où
Médard vient quérir la protection des sirènes,
guidé par des chuchotements inaudibles à
nos oreilles. L’apostrophe qu’il leur adresse
est un appel à l’aide. Les sirènes, elles-mêmes
menacées par la prédation des multinatio -
nales chinoises sur leur empire, répondent
par leur propre appel au secours.
La beauté de Kongo vient peut-être de ce qu’il
parvient à matérialiser ce faisceau de suppli-
ques, dont les échos frissonnent dans les
joncs et l’écume des cascades, autant que
dans l’église de Médard où les maux des pa-
roissiens trouvent une oreille attentive. Quel-
ques plans elliptiques plus tard, la cascade
n’est plus qu’un mince filet d’eau dans un
paysage de pierres, repeint aux couleurs de
l’extraction minière sous les assauts des trac-
topelles. Le film paraît alors avoir basculé en
noir et blanc. Et Médard, le débusqueur de
sortilèges, ressemble à un sorcier éperdu à la
surface d’un monde tombé à court de
miracles.•


KONGO de HADRIEN LA VAPEUR
et CORTO VACLAV (1 h 10).


I


ls sont sept. Sept jeunes d’au-
jourd’hui, garçons ou filles, juifs
ou non juifs, à avoir un jour éprouvé
un véritable coup de foudre pour le
yiddish et pour ces grands poètes
yiddish de l’entre-deux-guerres qui
avaient grosso modo leur âge il y a une
centaine d’années. Et ils racontent
cette rencontre devant la caméra de
Nurith Aviv, dans une construction très
rythmée faite de longs plans-séquences
entrecoupés de poèmes lus à haute
voix. Le film est sobre, épuré, afin de
mettre la poésie en valeur.
Chaque séquence apparaît construite
sur le même mode. Un jeune apparaît
dans une rue de Berlin, Paris, Vilnius
ou Tel-Aviv, entre dans son apparte-

ment, s’assoit dans son salon et parle
d’une traite du lien qui l’attache au
yiddish. De temps à autre, la caméra se
déplace vers la fenêtre entrouverte et
filme l’extérieur vu de l’intérieur,
symbole du monde sur lequel nous
ouvrent ces conteurs. Mais aussi un jeu
avec les mots, comme Nurith Aviv les
affectionne, le mot «sefer» en hébreu
signifiant aussi bien les lèvres, le
langage, que le bord (d’une fenêtre), et
le mot «beït» la maison mais aussi la
strophe d’un poème.
Chaque témoignage a sa valeur propre
et permet d’expliquer pourquoi le
yiddish n’est pas seulement une langue
du passé, elle reste vivante pour beau-
coup. Ainsi Raphaël Koenig, né à Paris,
diplômé de Harvard en littératures
comparées. «J’aurais aimé apprendre
le yiddish chez moi mais je viens d’une
vieille famille juive assimilée, j’ai donc
dû le faire par moi-même. Dans ma fa-
mille, cela a toujours été un problème,
cette histoire d’assimilation. Cela veut
dire quoi être juif si on doit être comme
tout le monde? C’est le genre de question

que se posait Kafka. En 1912, quand il a
découvert le yiddish, il s’est dit que là
était la solution.» Le yiddishland n’était
pas un pays alors mais une langue
(à 80 % germanique avec apport d’hé-
breu et de russe) qui unissait plus de
10 millions de juifs avant la Seconde
Guerre mondiale. Koenig cite en
exemple le poète juif soviétique Peretz
Markish qui fit partie de cette avant-
garde yiddish et publia notamment
en 1922 Die Kupe («le monceau»), un
poème visionnaire sur le massacre des
juifs en Ukraine.
Tout au long des mois de mars et d’avril,
des débats seront organisés après la
projection de Yiddish au cinéma les
3 Luxembourg (Paris VIe), avec des psy-
chanalystes ou des écrivains. «Ce sera
très talmudique, note Nurith Aviv, qui a
longtemps travaillé avec Agnès Varda. Il
y aura le texte, qui est le film, puis l’in-
terprétation du texte, le débat.»
ALEXANDRA SCHWARTZBROD

YIDDISH
de NURITH AVIV (1 h).

«Yiddish», les liens du son


Devant la caméra de Nurith
Aviv, sept jeunes racontent
leur passion pour cette
langue découverte grâce
aux grands poètes de
l’entre-deux-guerres.

CINÉMA/


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