Libération - 11.03.2020

(lily) #1

24 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Mercredi 11 Mars 2020


E


n exergue du Cœur
du conflit, une
phrase du cinéaste
russe Sergueï Eisenstein
dit que «le montage, c’est le
dépassement du conflit». Ce
film-essai tente effective-
ment de dépasser plusieurs
conflits, ou de combler
plusieurs écarts, à la fois : il
réunit dans un même tra-
vail une femme française
(la cinéaste Judith Cahen)
et un homme japonais (le
cinéaste Masayasu Egu-
chi) ; il se questionne sur
l’avenir du monde à partir
d’une catastrophe – l’acci-

dent nucléaire de Fukus-
hima, ville qu’Eguchi a fil-
mée en 2012 alors qu’elle
était encore une zone inter-
dite ; il se penche sur le po-
litique à partir de l’intime,
et inversement. Et de tout
cela, que hante le souvenir
d’ Hiroshima mon amour,
naîtrait un film – ou peut-
être un enfant.
Malheureusement, l’expé-
rience fonctionne peu, à
force de se maintenir es-
sentiellement à un niveau
théorique, celui d’une pa-
role trop explicative, d’une
présence des corps trop

désincarnée, d’une vision
politique volontairement
naïve. Le film ne cesse de
se commenter lui-même,
d’une façon très littérale,
sans vraiment trouver ce

dépassement dialectique
formulé par Eisenstein.
Les deux réalisateurs cher-
chent beaucoup, et ils
montrent surtout qu’ils
cherchent, si bien que tout

le reste – l’écologie, la poli-
tique, l’inquiétude de
l’avenir – semble surtout
être le prétexte d’un auto-
portrait, tantôt léger tantôt
agaçant.

C


e n’est qu’en 2013 que les
employés de maison au Bré-
sil sont parvenus à obtenir
un statut de travailleurs à part en-
tière avec un encadrement horaire
et des indemnités de licenciement.
Le marché de la domesticité brési-
lien est un des plus important au
monde avec pas moins de 6,4 mil-
lions de personnes travaillant
comme femme de ménage, gardien,

d’un pays lointain et qu’elle ne prati-
quait pas le portugais. Omnipré-
sente, elle est dans le même temps
quantité négligeable.

Trafics. L’obtention des nouveaux
statuts pour les employés de maison
avait suscité une vive émotion des
employeurs jugeant qu’ils devraient
s’en passer s’il fallait désormais en
répondre administrativement. Jair
Bolsonaro, député, avait évidem-
ment voté contre la loi au nom d’une
protection de ces pauvres femmes
que plus personne ne voudrait em-
baucher car elles allaient coûter trop
cher. La disparition des patrons de
Mada résonne avec l’énorme opéra-
tion judiciaire anticorruption dite
«Lava Jato» où sont apparus à la sur-
face les trafics d’influence et surfac-
turation de marchés publics englo-
bant dans un même bain à remugles
classe politique et entrepreneurs de
haut vol. Sandra Kogut ne supporte
pas trop longtemps le climat as-
phyxié de la satire sociale et imagine
la relation presque égalitaire entre
Lira, que le récit sauve comme un
type qui n’aurait rien compris à ce
que son fils était devenu, et cette
femme dont il comprend sur le tard
à quel point son dévouement puise
sa paradoxale énergie dans un passé
dépossédé.
DIDIER PÉRON

TROIS ETÉS
de SANDRA KOGUT avec Regina
Casé, Rogério Fróes... 1 h 33.

chauffeur pour les classes moyenne
et élevée du pays. L’actrice princi-
pale de Trois Etés, Regina Casé, par
ailleurs star de la télévision brési-
lienne, interprétait déjà une empre-
gada, une femme de chambre, dans
le film d’Anna Muylaert sorti
en 2015, Une seconde mère. Ici, elle
est Mada, maîtresse femme qui s’at-
tache à ce que tout tourne au mieux
dans la luxueuse villa de vacances
d’une famille d’entrepreneurs de
Rio qui y passent les fêtes de fin
d’année entre sapin de Noël et touf-
feur balnéaire de la saison des
pluies. Le patron, Edgar, est sous
pression, d’abord croit-on parce que
son vieux père veuf, Lira, a l’air de
ne plus vraiment croire en la vie,
mais plus prosaïquement parce

qu’il sent s’approcher les foudres
d’une enquête qui va détruire son
opulence.

Sursis. Et c’est déjà le cas du «deu-
xième été», quand la rituelle gar-
den-party se trouve désertée de son
habituelle engeance réjouie, lais-
sant Mada et la demi-douzaine
d’employés des lieux coincés dans
un travail qui n’est plus rémunéré,
sous un toit qui les abrite encore
ainsi que le patriarche qu’il faut
bien couver et nourrir. Mada conti-
nue d’exercer son magistère domes-
tique avec la même bonne humeur
envahissante qu’autrefois mais dans
un espace étrangement désœuvré,
gérant le sursis avant liquidation
d’une maison dont personne ne

connaît le propriétaire et dont on
découvre plus tard qu’elle occupe
un secteur où la moitié des riches
habitants sont déjà en prison, sauf
les étrangers et les joueurs de foot.
Sandra Kogut ne sait pas vraiment
quoi faire de la situation qu’elle a
imaginé, sinon inclure dans le film
le tournage d’une sorte de publicité
où Mada finira par apparaître le
temps d’un plan-séquence où elle
tombe enfin le masque de son im-
perturbable bonne humeur.
Les importants écarts de classes
dans la société brésilienne se dé-
ploient d’une séquence à l’autre
dans la promiscuité incessante de
gens qui, s’estimant supérieurs, par-
lent de Mada à voix haute en sa pré-
sence comme si elle était sourde ou

«Trois Etés», l’humeur de la bonne


La cinéaste brésilienne
Sandra Kogut suit une
employée de maison
dans une famille
qui se délite en
même temps que son
énergie à toute épreuve.

Parfois, cependant, ils
trouvent quelque chose.
Ou plutôt, ils se
confrontent à quelque
chose qui dépasse leur pro-
jet et les dépasse eux-mê-
mes : les images impres-
sionnantes rapportées de
Fukushima par Eguchi,
une interview de la mère
de Cahen trois mois avant
un AVC, une archive de
Duras... Dans ces quelques
rares moments où il mon-
tre simplement plutôt que
de démontrer qu’il pense,
où il enregistre l’angoisse
plutôt que de la théoriser,
le film parvient à toucher
un peu, par-delà sa
poseuse sophistication.
MARCOS UZAL

LE CŒUR DU CONFLIT
de JUDITH CAHEN et
MASAYASU EGUCHI (1 h 18).

«Le Cœur du conflit», la question centrale du nucléa ire


Autour de Fukushima et du film de
Duras «Hiroshima mon amour», Judith
Cahen et Masayasu Eguchi mêlent
politique et vie intime dans un film-
essai trop théorique et un peu poseur.

Mada (Regina Casé)
est gouvernante dans
la luxueuse villa d’une
famille d’entrepreneurs
de Rio. PHOTO PANAME
DISTRIBUTION

Judith Cahen et Masayasu Eguchi, inquiets sur l’avenir du monde. INTER BAY FILMS
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