Libération - 11.03.2020

(lily) #1

Libération M ercredi 11 Mars 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 3


E


ric d’Ortenzio est méde-
cin épidémiologiste à
l’Inserm et coordinateur
du réseau Reacting, un consor-
tium pluridisciplinaire chargé
de coordonner la recherche
face aux crises sanitaires. Pour
lui, l’épidémie de coronavirus
va durer.
La France doit-elle redouter
un scénario à l’italienne
face au coronavirus?
Il est clair qu’on se dirige vers
une épidémie nationale et que
le nombre de cas d’infections
va aller croissant
pour se rappro-
cher de celui de
l’Italie. Mais j’ai
l’impression que
l’effet de surprise
est moindre en
France. On se
prépare depuis
plus longtemps :
tout le monde est
à fond dans les
hôpitaux, un Conseil de dé-
fense s’est tenu le week-end
dernier, un conseil scientifique
a également été mobilisé... On
sait que 15 % des personnes in-
fectées vont avoir besoin d’une
hospitalisation, plus ou moins
longue. Notre capacité à absor-
ber ce choc va dépendre du
nombre de cas totaux.
La situation en Italie donne-
t-elle des indices sur des er-
reurs à ne pas reproduire?
La difficulté avec le coronavi-
rus, c’est qu’on estime
que 60 % des cas ne sont pas
détectés. Ce qui signifie qu’on
«rate» six personnes sur dix,
autant de potentiels infec-
teurs, un phénomène renforcé
par le fait que la maladie est
parfois très peu symptomati-
que. D’autres pays vont sûre-
ment être entraînés dans un
scénario à l’italienne.
Les autorités françaises
cherchent à retarder et éta-
ler dans le temps le pic de
l’épidémie. Que pensez-vous
de cette stratégie?
Au début, quand les cas étaient
circonscrits aux «clusters», on
pouvait se permettre d’investi-
guer chaque situation pour re-
monter les chaînes de conta-

mination, limiter les nouvelles
infections, et ainsi retarder le
pic. L’impact des mesures plus
récentes, comme l’interdiction
des rassemblements de plus
de 1 000 personnes, est plus
délicat à mesurer.
Il faut donc se préparer à
une épidémie qui dure en-
core plusieurs semaines?
L’exemple chinois donne un
indicateur sur le calendrier.
Cela fait près de trois mois que
le coronavirus y est apparu, et
le nombre de cas et de décès
commence à reculer. C’est à
mettre en parallèle avec les
mesures drastiques de confi-
nement de la population que
les autorités chinoises ont pri-
ses, et qui sont désormais re-
produites en Italie, peut-être
même avec plus de force puis-
que cela concerne l’ensemble
du territoire. En tout état de
cause, il faut se préparer à ce
que l’épidémie dure dans le
temps.
Les mesures de
p r é v e n t i o n
sont- elles la
clé?
Il faut en effet
que la population
se sente actrice et
que chacun fasse
ce qui est recom-
mandé, et même
rabâché, du la-
vage de mains à la limitation
des gestes sociaux pour se sa-
luer. Tout le monde doit re-
hausser son niveau de rigueur
et de vigilance.
La recherche peut-elle ap-
porter des solutions rapi-
des?
Pas au niveau d’un vaccin, qui
mettra dix-huit à vingt-quatre
mois à être développé, si on en
trouve un. Mais je fais partie
d’un réseau, Reacting, qui a
déjà lancé de nombreux projets
sur le coronavirus. On a beau-
coup progressé dans ce do-
maine depuis l’épidémie de
grippe H1N1 en 2009, puis avec
le chikungunya, ebola, zika.
On a formé une cohorte de pa-
tients infectés par le coronavi-
rus en un temps record. Un es-
sai thérapeutique pourrait être
lancé en fin de semaine. Des
traitements par antiviraux
pourraient être développés
d’ici quelques mois. En atten-
dant, on va continuer à pren-
dre en charge les cas les plus
sévères de manière classique
pour les infections respiratoi-
res, avec de l’oxygène et des in-
tubations si nécessaire.
Recueilli par
SYLVAIN MOUILLARD

INTERVIEW


DR

«


«Tout le monde


est à fond dans


les hôpitaux»


Eric d’Ortenzio,
épidémiologiste,
confirme que la
France est mieux
préparée que l’Italie
pour absorber
le choc, mais selon
lui, l’épidémie est
partie pour durer.

A Paris, le Louvre a fermé deux jours : les employés ont fait valoir leur droit de retrait. PHILIPPE LOPEZ. AFP


En coulisse, on s’emploie cependant
activement à séparer l’ivraie italienne
du bon grain français. «L’Italie connaît
une plus forte contagiosité, sa popula-
tion est plus âgée et son système de
santé beaucoup plus faible,
estime une
ministre. Et puis ils ont fait des erreurs
dans la façon de gérer la crise.»
D’abord
en ne débusquant pas assez vite les
porteurs du virus. Alors qu’un premier
cas de contamination avait été signalé
dès le 28 janvier, l’Italie a attendu
le 21 février pour enclencher une opé-
ration de dépistage massive. «Le virus
a circulé inaperçu pendant plusieurs
semaines, avant les premiers cas avérés
de la maladie»,
expliquait le 28 février
le professeur Massimo Galli, qui a
identifié la souche italienne du Co-
vid-19. A cette erreur s’ajoute une se-
conde : «Comme ils ont fermé les écoles,
les enfants ont été gardés par les
grands-parents et les ont infectés»,

poursuit la membre du gouvernement.
Conséquence : les hôpitaux italiens du
nord du pays ont fait face à un afflux
massif et inattendu de malades...


Bon accueil
En France, la gestion au trébuchet du
coronavirus a éloigné ce risque. Dès
l’apparition du premier cas suspect,
les efforts pour repérer les personnes
infectées et identifier les chaînes de
transmission ont considérablement
entravé la circulation du coronavirus.
Les fermetures des établissements
scolaires dans les zones les plus conta-
minées comme l’Oise, le Haut-Rhin ou
le Morbihan, n’ont pas eu non plus les
mêmes répercussions qu’en Italie :
«Chez nous, les parents peuvent bénéfi-
cier, en un coup de téléphone, d’un ar-
rêt maladie en cas de fermeture de leur
école pour garder eux-mêmes leurs en-
fants»,
insiste un membre du gouver-


nement. Le bon accueil parmi la po-
pulation des «mesures barrière» a fait
le reste : touchée en même temps que
l’Italie, la France compte aujourd’hui
moins de malades.
Pour les autorités sanitaires, ce temps
gagné sur l’épidémie est précieux.
D’abord pour passer le pic de grippe
saisonnière et libérer de la place dans
les hôpitaux. Ensuite pour mettre
l’ensemble du système sanitaire en
ordre de bataille. «On a quelques jours
de plus que l’Italie pour se préparer,
c’est un avantage», souligne le profes-
seur Rémi Salomon, président de la
commission médicale d’établisse-
ment de l’Assistance publique - Hôpi-
taux de Paris. «Cela nous permet de li-
miter les risques de se retrouver dans
l’incapacité de soigner quand la vague
de malades du coronavirus va arriver,
en fin de semaine ou en début de se-
maine prochaine.» Vendredi, le mi-
nistre de la Santé, Olivier Véran, a an-
noncé l’activation nationale du «plan
blanc» dans les hôpitaux, dispositif
qui, en cas de situation sanitaire ex-
ceptionnelle, leur donne la possibilité
d’user de tous les moyens pour ac-
cueillir un afflux de patients. Concrè-
tement, tous les personnels médi-
caux et paramédicaux peuvent être
rappelés, des lits supplémentaires
ouverts et des interventions non in-
dispensables reportées. «On est su-
permobilisés, insiste le professeur Sa-
lomon. Les besoins risquant d’être
importants, on s’emploie à dégager
des lits en réanimation, et des respira-
teurs. Il nous faut aussi du personnel
paramédical en nombre suffisant. On
réfléchit à des solutions.» Pour cause,
le personnel infirmier manque cruel-
lement, notamment à Paris et en ré-
gion parisienne : fin novembre, un
mois avant l’émergence en Chine du

coronavirus, 500 postes étaient va-
cants au sein de l’AP-HP...

A quel prix?
La protection du personnel soignant
en poste est du coup considérée
comme une priorité au ministère de la
Santé. Vu les besoins qui s’annoncent,
plus question de les confiner en cas de
suspicion de contamination, comme
ce fut le cas pour les hôpitaux de Creil,
Compiègne et Tenon au début de l’épi-
démie. D’où la décision de leur réser-
ver les masques FFP2, dit à bec de ca-
nard, plus efficaces pour se prémunir
contre le coronavirus. Toutes ces me-
sures seront-elles suffisantes? «Je suis
dubitatif», admet le professeur Fran-
çois Boué, chef de service de méde-
cine interne à l’hôpital Antoine-Bé-
clère. «Le ministre a tourné le volant
mais la voiture ne bouge pas vraiment.
Nos lits de réanimation sont déjà occu-
pés par des patients en situation grave,
parfois critique. Le système de tarifica-
tion à l’activité en vigueur depuis
dix ans fait que l’on n’a plus aucune
marge de manœuvre.» A l’AP-HP, on
confirme : 90 % des 1 500 lits de réani-
mation de son réseau sont occupés.
D’où les efforts déployés par les cen-
tres hospitaliers de référence, comme
Bichat et la Pitié-Salpêtrière, pour
augmenter leur capacité d’accueil. De
fait, peu de praticiens en doutent :
l’hôpital public sera à la hauteur de
l’épidémie de coronavirus. Mais à quel
prix? «Quand on fera le bilan, avertit
le professeur Boué, il ne faudra pas
seulement s’intéresser au nombre de
morts par coronavirus, mais à tous les
décès que va entraîner l’absence de pos-
sibilité de prise en charge des accidents
vasculaires cérébraux, des infarctus du
myocarde ou des septicémies faute de
lits disponibles en réanimation.» •
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