Les Echos Mercredi 11 mars 2020 IDEES & DEBATS// 11
opinions
LE POINT
DE VUE
de Xavier Ragot
L’économie peut-elle
évaluer les politiques
publiques?
R
écemment, Philippe Aghion,
Gilbert Cette et Elie Cohen se
sont interrogés sur l’intérêt de
travaux de l’OFCE, mais aussi de l’IPP
(Institut des politiques publiques) qui
évaluent les effets redistributifs des poli-
tiques publiques à très court terme. Ils
insistent sur la nécessité de les complé-
ter par l’analyse des effets des politiques
sur la croissance et l’emploi.
Par exemple, la baisse de la fiscalité
du capital augmente certes l es inégalités
à court terme, mais elle pourrait aug-
menter la croissance et en définitive
bénéficier aux ménages les plus pau-
vres. Mais que sait-on des effets de long
terme des politiques publiques?
Cette question est a u cœur des derniè-
res recherches de la science économi-
que. Un nouveau type de modèle a
récemment émergé. Il tient compte des
inégalités entre ménages et de l’hétéro-
généité des entreprises. Ces modèles se
sont en particulier intéressés à la ques-
tion de l’effet d e la baisse de la fiscalité d u
capital, considérant précisément les
effets sur les inégalités et la croissance à
plus long terme.
Que nous disent-ils? Tout d’abord, ils
concluent qu’une taxation optimale du
capital devrait être plus élevée que dans
les recherches précédentes, avec une
taxe sur le capital pour les Etats-Unis de
36 % selon trois économistes, Conesa,
Kitao et Krueger. Ensuite, des travaux
montrent que la cause principale de
l’augmentation des inégalités aux Etats-
Unis depuis quarante ans est la baisse de
la fiscalité du capital, avant les évolu-
tions technologiques si l’on en croit trois
autres chercheurs, Hubmer, Krusell et
Smith. L’OFCE développe en ce moment
de tels modèles pour la France.
Pourquoi ne pas les mobiliser pour
évaluer les effets des politiques actuel-
les? Parce que cette littérature est
encore trop jeune pour guider la politi-
que économique. Un débat sur la robus-
tesse des résultats est nécessaire avant
de guider le débat public. Il y a encore
peu d’éléments scientifiques pour tran-
cher entre des positions extrêmes qui
ses perçoivent immédiatement l es effets
distributifs de court terme des r éformes,
bien avant que les effets de long terme se
matérialisent. De telles études statiques
permettent de mesurer cette réalité et
ainsi d ’informer les décideurs politiques
quant aux effets négatifs non identifiés.
L’introduction de la taxe carbone, par
exemple, aurait été menée différem-
ment si l’on avait mieux mesuré les
effets de cette taxe entre les différents
ménages et territoires.
Enfin, l’introduction de l’hétérogé-
néité entre les agents pose un problème
fondamental à l’économiste interve-
nant dans le débat public. En effet, la
science économique a comme objectif
de maximiser le bien-être de la popula-
tion. L’introduction explicite des effets
différenciés entre ménages rend une
question incontournable : le bien-être
certes, mais de qui, de quelle génération
et à quel horizon?
On ne peut comparer les politiques
économiques sans avoir un critère
explicite de bien-être social. Le philoso-
phe John Rawls estime qu’il f aut amélio-
rer le bien-être des plus démunis. Cer-
tains considèrent que le critère
pertinent est le bien-être moyen de tou-
tes les générations futures. D’autres
encore expriment une aversion pour les
inégalités. L’économiste n’est pas le
mieux placé pour choisir un tel critère.
C’est au débat politique de le faire. C’est
une vérité profonde : le but de l’écono-
mie échappe à l’économiste. Les études
de micro-simulation statiques (fiables
mais nécessairement modestes dans
leur ambition) et les modèles d’équilibre
général dynamique (plus ambitieux,
mais qui reposent s ur b eaucoup d ’hypo-
thèses et sont donc moins robustes) con-
tribuent tous deux, à leur manière, à
nourrir ce débat politique. Nous n’avons
pas d’autres choix que de bien expliquer
ces résultats et de faire confiance à
l’intelligence des lecteurs.
Xavier Ragot est président
de l’OFCE, directeur de recherche
au CNRS.
Coronavirus : comment
l’Etat peut venir en aide
aux entreprises
de contagion. Pour éviter cette catastro-
phe à des centaines de milliers d’entre-
prises, des plus grandes (compagnies
aériennes, chaînes hôtelières, chaînes
de cinéma) aux plus petites (les taxis, les
bars), une solution originale s’impose.
Imaginons un mécanisme qui per-
mettrait à toutes ces entreprises – à
concurrence des pertes d’exploitation
qu’elles subissent – d’avoir accès, sans
délai, à une ligne de crédit fournie par
l’Etat, sur déclaration sur l’honneur
(accompagnée d’un certificat de leur
expert-comptable r égulier). Ce
concours original serait fourni tant que
les mesures sanitaires prises n’auraient
pas été levées et que leurs effets subsé-
quents n’auraient pas totalement dis-
paru (ce qui demandera des mois).
Ce concours serait à taux zéro. Et
serait remboursable après une fran-
chise de cinq ans sur les quinze années
suivantes. Il serait totalement subor-
donné aux dettes bancaires et obligatai-
res et constituerait donc une quasi
equity (en l’espèce du quasi capital
fourni par l ’Etat). Un t el mécanisme per-
mettrait aux entreprises de continuer
leurs activités (en payant leur person-
nel, leurs fournisseurs et leurs banques)
et même, dès que la situation serait nor-
malisée, de poursuivre leurs investisse-
ments de maintenance ou de dévelop-
pement, en permettant ainsi de
gommer les effets des mesures – à mon
avis trop violentes – prises pour lutter
contre la propagation du virus.
Bien entendu, un tel mécanisme ne
devrait pas avoir d’influence sur le res-
pect des critères de Maastricht et être
laissé à la main de chacun des gouverne-
ments européens. La banque principale
de chaque entreprise concernée pour-
rait être désignée comme agent de l’Etat
pour distribuer cette facilité.
Philippe Villin banquier d’affaires,
est propriétaire-exploitant du groupe
hôtelier Libertel.
Si l’on ne compense pas,
par un mécanisme
original, les pertes
d’exploitation,
toute l’économie
va s’étrangler.
Uber, Deliveroo : ni salarié
ni indépendant. Coopérant?
A
près quatre ans de procédure, Deli-
veroo vient d’être condamné par le
conseil des prud’hommes de Paris
pour travail dissimulé. Au même moment,
la Cour de cassation a rendu un arrêt
« Uber » qui confirme la requalification d ’un
chauffeur VTC en salarié. Dans les deux cas,
l’argument principal tient à l’existence d’un
lien de subordination : loin d’être indépen-
dant, le travailleur est strictement contrôlé
et sanctionné (obligation de géolocalisation,
suspensions autoritaires...). Quiconque a
discuté avec un chauffeur VTC de la menace
permanente de déconnexion doit admettre
que les plateformes ont recréé une forme de
surveillance infantilisante et anxiogène,
sans aucune possibilité de recours. Ces déci-
sions de justice pourraient remettre en
cause l’ensemble d’un modèle économique.
Elles nous forcent surtout à repenser notre
rapport au travail.
Certes, on ne peut pas s’en tenir à la fiction
selon laquelle le sans-papiers qui pédale
sous la pluie pour livrer une tarte aux pom-
mes à point serait « son propre patron » au
même titre qu’un startuppeur qui lève des
fonds ou qu’un avocat à la tête de son cabi-
net. Dans son film magistral « Sorry We
Missed You », Ken Loach, toujours à la
pointe de la critique sociale, décrit le quoti-
dien désespérant de Ricky, un livreur de
colis sous la triple contrainte des délais à
tenir, des dettes à rembourser et des sanc-
tions à éviter ; un honnête homme brisé par
la logique perverse d’un « autoentrepreneu-
riat » de façade. Le capitalisme numérique a
développé avec force smileys son propre
lumpenprolétariat, peu soutenu par les syn-
dicats traditionnels, qui préfèrent défendre
les droits acquis plutôt que d’en inventer de
nouveaux.
A l’inverse, le retour du salariat ne repré-
sente pas une solution très attractive. Le lien
de subordination qui le caractérise est une
bizarrerie récente dans l’histoire d’Homo
Sapiens. On peut comprendre le lien d’allé-
geance, qui engage l’honneur ; ou le lien
d’apprentissage, de maître à disciple ; ou le
lien d’autorité, émanant d’une forme de
« gravitas » naturelle ; ou bien sûr le lien de
coopération, fondé sur un respect mutuel.
Mais la « subordination » implique une
forme de hiérarchie bancale, où l’un com-
mande à l’autre en vertu d’un organi-
gramme hasardeux, où le jeu des promo-
tions entretient des ambiances de cour de
récré. Non seulement le salariat repose sur
la subordination, mais il l’engendre perpé-
tuellement : parmi les « bullshit jobs » mis
en lumière par l’anthropologue David Grae-
ber figurent en bonne place les « larbins »,
embauchés uniquement pour mettre en
valeur leurs supérieurs, ainsi que les « petits
chefs », dont la seule tâche est de créer un
rapport de domination inutile.
On ne résoudra pas le profond malaise lié
au travail dans notre société sans s’attaquer
simultanément à ces deux facettes. D’un
côté, i l faut donner des g aranties objectives à
l’indépendance ; parmi celles-ci, la mise en
place d’un revenu universel devrait permet-
tre, en amoindrissant la contrainte écono-
mique, de s’assurer que chacun ait toujours
le pouvoir de dire non, afin que Ricky et ses
pairs puissent se rebeller face aux algorith-
mes. Mais, de l’autre, l’entreprise moderne
devrait pouvoir se passer de la notion
archaïque de subordination. Certains juris-
tes défendent même l’idée radicale d’ôter le
lien de subordination du Code du travail
pour y substituer un lien de coopération,
comprenant notamment des obligations de
formation. A l’heure où les coûts de transac-
tion s’effondrent, l’entreprise pourrait aban-
donner son organisation verticale pour
devenir un simple assemblage de contrats
individuels. Ainsi le fossé entre indépen-
dants et salariés se refermerait peu à peu,
mettant sur un pied d’égalité les actifs.
Voilà de quoi ressusciter l’idéal du
mutuellisme. Comme l’écrivait il y a un siè-
cle et demi son fondateur, Pierre-Joseph
Proudhon : « Il faut donc que chaque produc-
teur, en prenant certain engagement vis-à-vis
des autres, qui de leur côté s’engagent de la
même manière vis-à-vis de lui, conserve sa
pleine et entière indépendance d’action, toute
sa liberté d’allure, toute sa personnalité d’opé-
ration : la mutualité, d’après son étymologie,
consistant plutôt dans l’échange des bons offi-
ces et des produits que dans le groupement des
forces et la communauté des travaux. » Plutôt
que de recréer de nouvelles servitudes, la
technologie pourrait demain faciliter cette
décentralisation extrême du processus pro-
ductif. Pour des coopératives 2.0!
Ga spard Koenig est philiosphe et
président du think tank GenerationLibre.
La mise en place
d’un revenu universel
devrait permettre,
en amoindrissant
la contrainte économique,
de s’assurer que chacun
ait toujours le pouvoir
de dire non.
LIBRE
PROPOS
Par Gaspard Koenig
LE POINT
DE VUE
de Philippe Villin
Georges Gobet/AFP
voudraient réduire la taxation du capi-
tal et celles de Thomas Piketty qui vou-
drait l’augmenter considérablement.
C’est malheureux, car la société sou-
haite une vérité économique, et il est
toujours malaisé de communiquer ses
incertitudes. Mais, vu la faiblesse des
taux d’intérêt ainsi que la hausse de
l’épargne en France et dans le monde
depuis plus de dix ans, o n ne voit pas très
bien pourquoi il faudrait inciter l’épar-
gne par la fiscalité, dans un environne-
ment budgétaire contraint et d’accrois-
sement des inégalités.
Devant cette difficulté à évaluer les
effets de long terme des politiques, les
institutions dont l’OFCE se concentrent
donc sur un exercice plus limité, consis-
tant à simuler l’effet des différentes
mesures sur la richesse des ménages, à
court terme. C’est un exercice difficile
car il faut entrer dans la complexité du
système socio-fiscal français et avoir
une représentation pertinente de toute
la population française. Nous disposons
maintenant des données et de la puis-
sance numérique pour le faire.
Même s’il faut les compléter par des
analyses économiques de tels exercices
restent utiles. Premièrement, ils sont
une première étape pour toute analyse
économique. Ils sont nécessaires pour
élaborer différents scénarios de long
terme, plus incertains. La seconde rai-
son c’est que les ménages et les entrepri-
On ne peut comparer
les politiques
économiques sans avoir
un critère explicite
de bien-être social.
L’économiste n’est pas
le mieux placé pour
choisir un tel critère.
C’est au débat politique
de le faire.
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chaque premier jeudi
du mois avec « Les Echos »
L
es m esures pour lutter contre la
propagation du coronavirus se
multiplient ces dernières semai-
nes. Sans que ces mesures soient jugées
absolument nécessaires par une partie
des médecins. Ne s’agit-il pas du premier
drame économique lié au principe de
précaution? L’histoire dira si elles
étaient fondées ou non...
Un point est certain, c’est que ces
mesures (interdiction des rassemble-
ments de plus de 1.000 personnes) vont
achever d’anéantir l’activité des entrepri-
ses de transport, de tourisme (hôtellerie,
restauration, musées...), de spectacles et
d’événements... Même si toutes l es entre-
prises de ces secteurs ne mourront pas,
la plupart auront été tellement dévastées
par ces semaines, voire ces mois de des-
truction de leur activité, qu’elles met-
tront des années avant de repartir.
Elles entraîneront dans leur perte
leurs salariés et leurs fournisseurs, et
bien sûr leurs banques si elles sont en
défaut, déclenchant un mécanisme de
propagation de la crise économique
plus rapide encore que celui du virus. Si
l’on ne compense pas, par un méca-
nisme o riginal, ces pertes d’exploitation,
Illustration Maïlys Glaize pour « Les Echos » toute l’économie va s’étrangler par effet