Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

(Brent) #1

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GÉOPOLITIQUE


DIMANCHE 23 ­ LUNDI 24 FÉVRIER 2020

0123


budapest, tallinn, swidnik (pologne) ­
envoyés spéciaux

S


widnik n’est pas une ville, c’est un
état d’esprit », ont l’habitude de
dire les habitants de cette cité
ouvrière de 40 000 habitants, si­
tuée dans l’est de la Pologne, en
banlieue de Lublin, chef­lieu de la
région administrative du même nom, répu­
tée parmi les plus conservatrices du pays.
Swidnik est un bastion historique du parti
conservateur nationaliste au pouvoir à Varso­
vie, Droit et justice (PiS). Fin janvier, elle s’est
retrouvée au centre de l’attention des ré­
seaux sociaux et scrutée par toute l’Europe.
Une photo du panneau d’entrée de la ville, ac­
compagné d’un second panneau en quatre
langues indiquant « zone sans LGBT », a fait le
tour de la Toile, suscitant un tollé.
Plusieurs eurodéputés se sont indignés au
Parlement européen, à Strasbourg, appelant
la Commission à réagir. En réalité, il s’agissait
d’une performance d’un artiste local pour les
droits des homosexuels. Son objectif était de
réagir à l’adoption, par la ville de Swidnik, en
mars 2019, d’une déclaration visant à rendre
la commune « libre de l’idéologie LGBT » con­
tre « les radicaux qui visent à instaurer une ré­
volution culturelle en Pologne, et qui atta­
quent la liberté d’expression, l’innocence des
enfants, l’autorité de la famille et de l’école »,
selon le préambule du texte. Swidnik fut la
première ville polonaise à adopter une telle
déclaration. Depuis, près de quatre­vingt­dix
collectivités locales lui ont emboîté le pas, si­
tuées essentiellement dans les régions con­
servatrices du sud­est du pays.
« Si autant de gens ont été trompés par mes
photos, c’est parce que nous vivons des temps
très sensibles, où cette interdiction ne paraî­
trait plus impossible, confie Bart Staszewski,
le performeur auteur du projet. Je voulais
montrer à quel point les personnes à l’origine
de ces résolutions rompent avec les valeurs
européennes, pour se rapprocher de celles de la
Russie, où la “propagation” de l’homosexua­
lité est punie par la loi. »
L’un des initiateurs de la déclaration, Ra­
doslaw Brzozka, conseiller PiS du district de
Swidnik, estime que la performance artisti­
que de Bart Staszewski est « une provocation
mensongère ». « Il n’y a aucun endroit dans no­
tre ville où la discrimination de quiconque se­
rait tolérée », martèle­t­il. Pour lui, la déclara­
tion – qui n’a aucune conséquence juridique


  • vise non pas les personnes homosexuelles,
    mais une « idéologie de revendications injusti­
    fiées de droits, à caractère néomarxiste, et qui
    a pour objectif des changements législatifs et
    donc des mœurs en Pologne ».


LEVÉE DE BOUCLIERS
S’il est le plus spectaculaire, le cas de Swidnik
n’est qu’un des nombreux exemples de la ba­
taille de valeurs actuellement en cours en Eu­
rope centrale, à propos des droits des homo­
sexuels. Ces dernières années, la question des
LGBT (lesbiennes, gay, bi et trans) suscite une
levée de boucliers grandissante dans de nom­
breux pays de la région. Après la question mi­
gratoire, c’est l’autre grand sujet de division
entre l’Est et l’Ouest, toujours non résolu
seize ans après le début de l’élargissement de
l’Union européenne (UE) à l’Est. Pologne,
Hongrie, pays baltes, Roumanie, Bulgarie,
Croatie... Dans tous ces pays, la manière dont
les LGBT ont été pris pour cible révèle de
nombreux points communs. Discours con­
tre « l’idéologie du genre », notification du
mariage réservé aux couples hétérosexuels
dans la Constitution de ces pays, refus de re­
connaître les droits des parents homo­
sexuels... autant de pratiques qui se retrou­
vent dans plusieurs d’entre eux.
Cet automne, ILGA­Europe, l’organisation
qui fédère les associations LGBT du Vieux
Continent, a dénoncé une « hausse alarmante
des attaques violentes » contre la commu­
nauté en Europe centrale. En décembre, le
Parlement européen a adopté une résolution
dénonçant le « nombre croissant d’agressions
contre la communauté LGBT, que l’on peut ob­
server dans l’Union européenne, de la part
d’Etats, de fonctionnaires, de pouvoirs publics
au niveau national, régional et local, et de per­
sonnalités politiques ».
Dans ce paysage, la très catholique Pologne
est aux avant­postes. En 2019, année électo­
rale décisive dans le pays, la question des re­
vendications des minorités sexuelles est
ainsi devenue le principal carburant électoral
du PiS, présidé par Jaroslaw Kaczynski,
l’homme fort du pays. L’adoption, en fé­

vrier 2019, par le maire libéral de Varsovie,
Rafal Trzaskowski, d’une « charte LGBT + »
inédite en Pologne, mettant en place une sé­
rie de mesures antidiscriminatoires, a été
l’élément déclencheur d’une violente campa­
gne orchestrée par les médias progouverne­
mentaux et relayée par l’Eglise, en défense de
« la famille traditionnelle » et contre « l’homo­
propagande. » Le pic a été atteint, à l’été 2019,
lorsque des attaques physiques menées par
des groupes ultranationalistes contre les gay
prides, notamment à Bialystok, dans l’est du
pays, ont choqué en Europe.

DES MOUVEMENTS NÉONAZIS
La violence, les mouvements LGBT l’ont vu
aussi apparaître en 2019 en Hongrie. A plu­
sieurs reprises, des mouvements néonazis
ont ainsi pris pour cible le centre Aurora, à
Budapest, qui héberge des événements
d’ONG luttant pour les droits des homo­
sexuels. Ceux­ci ont déjà envahi les locaux
pour brûler des drapeaux arc­en­ciel. « C’est

devenu très compliqué d’organiser des événe­
ments publics sur les LGBT, car les gens ont
peur de venir », assure Tamas Dombos, admi­
nistrateur de la plus importante ONG hon­
groise de défense des LGBT, Hatter, qui dis­
pose désormais d’un numéro d’urgence pour
joindre la police en cas de problème.
« On espère que la police ne mettra pas trente
minutes à intervenir si des troubles se repro­
duisent », dit, à l’entrée du centre Aurora,
Nikoletta Nemeth, assistante sociale de
35 ans. En février, l’ONG a pu organiser sans
incident son traditionnel Mois de l’histoire
des LGBT, mais les militants restent vigilants.
« On a toujours une sorte de peur quand on
voit apparaître des anti­LGBT », renchérit
Adam Kanicsar, avant de prendre la parole de­
vant une salle de conférences quasi vide.
Comme en Pologne, les mouvements d’ex­
trême droite hongrois surfent sur le message
orienté du pouvoir. En 2019, le président du
Parlement, Laszlo Köver, membre du Fidesz,
le parti du premier ministre hongrois, Viktor

Orban, a notamment comparé l’adoption par
les couples homosexuels – interdite en Hon­
grie – à de la pédophilie. Interdiction qu’il est
possible de contourner si les candidats se dé­
clarent célibataires. Mais cette faille juridique
est jugée inacceptable par M. Orban, qui a
promis de la corriger prochainement.
Les militants LGBT hongrois se sont sentis
d’autant plus choqués par les attaques du
pouvoir que, « jusqu’en 2010, le cadre légal
était relativement progressiste pour la ré­
gion », se souvient Tamas Dombos. Un parte­
nariat civil, comparable au pacs français, a été
créé en 2009. Mais, dès 2011, Viktor Orban a
fait inscrire dans la Constitution que le ma­
riage est réservé a une « union entre un
homme et une femme ».
Cette définition sera dupliquée avec succès
en Croatie, grâce à un référendum remporté,
en 2013, à près de 66 % par les opposants au
mariage homosexuel. Elle figure à l’agenda
gouvernemental en Estonie. Un référendum
similaire a été convoqué en Roumanie,

LE PRÉSIDENT


DU PARLEMENT 


HONGROIS, LASZLO 


KÖVER, A COMPARÉ 


L’ADOPTION PAR 


LES COUPLES 


HOMOSEXUELS 


– INTERDITE 


DANS LE PAYS –


À DE LA PÉDOPHILIE


Europe de l’Est


La guerre du


genre est déclarée


En Pologne, Hongrie, Bulgarie, Roumanie... la question des LGBT


est devenue un cheval de bataille des gouvernements, créant une


nouvelle fracture entre l’Est et l’Ouest. Dans plusieurs de ces Etats


de l’UE, des alliances anti­LGBT se sont créées entre « illibéraux »,


mouvements catholiques ou organisations d’extrême droite


Ci­dessous : Marche des fiertés
LGBT, à Nowy Sacz, dans le sud
de la Pologne, le 9 octobre 2019.

Ci­contre : lors de cette marche, des
nationalistes polonais homophobes
ont distribué des tracts portant
l’inscription « Gays interdits ».
PIOTR MALECKI/PANOS-REA
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