Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

(Brent) #1

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DIMANCHE 23 ­ LUNDI 24 FÉVRIER 2020 géopolitique| 15


« LA LUTTE CONTRE 


LES DROITS LGBT 


FAIT PARTIE


DU MOUVEMENT


QUE MOSCOU 


ENTRETIENT POUR 


FRAGILISER L’UNION 


EUROPÉENNE »
RÉMY BONNY
chercheur belge,
spécialiste des LGBT

en 2018, mais a toutefois échoué, faute de
participation suffisante. Dans ces pays, un
tel verrou constitutionnel est destiné à blo­
quer toute jurisprudence de la Cour euro­
péenne des droits de l’homme ou de la Cour
de justice de l’Union européenne, qui pour­
rait les contraindre à légaliser le mariage ho­
mosexuel. Pour l’instant, les juridictions
européennes ont refusé de se lancer dans
une telle voie, mais ont rendu plusieurs ver­
dicts qui, sans imposer le mariage homo­
sexuel, forcent les Etats à attribuer les mê­
mes droits à des couples qui auraient pu con­
voler à l’étranger.
Une approche qui ne suffit toutefois pas à
lever tous les obstacles. En Bulgarie, deux
lesbiennes ont ainsi saisi la justice, en 2017,
pour faire reconnaître leur union célébrée au
Royaume­Uni. Mais la Cour suprême de So­
fia leur a refusé cette reconnaissance dans
une décision, rendue en décembre 2019, en
s’appuyant sur la Constitution.
Dans ce pays, les débats sociétaux pren­
nent vite des proportions irrationnelles :
en 2018, la ratification de la convention d’Is­
tanbul, un traité adopté par le Conseil de
l’Europe, en 2011, prévoyant de renforcer la
lutte contre les violences faites aux femmes,
a suscité un vaste mouvement de protesta­
tion parce que le texte parle de « violences
fondées sur le genre » et de la mise en œuvre
de « politiques sensibles au genre ». La con­
vention ne sera finalement jamais ratifiée
en Bulgarie, comme dans d’autres pays de
l’Est, tels que la Slovaquie, la Hongrie ou en­
core la République tchèque.

UN FOSSÉ ENTRE L’EST ET L’OUEST
En toile de fond, les populations font preuve,
dans ces pays, de fortes réticences envers
l’homosexualité. L’étude, menée par la Com­
mission européenne, tous les quatre ans, sur
les perceptions des Européens en matière de
discrimination, est éloquente. Dans le chapi­
tre consacré aux LGBT, la dernière édition,
publiée en septembre 2019, fait apparaître un
fossé entre l’Est et l’Ouest. Alors que 76 % des
27 000 citoyens européens interrogés esti­
ment que les personnes homosexuelles, les­
biennes et bisexuelles devraient avoir les
mêmes droits que les personnes hétéro­
sexuelles, ce taux plonge dès qu’on franchit
l’ancien rideau de fer. Ils ne sont plus que
31 % des Slovaques, 38 % des Roumains ou
39 % des Bulgares à partager cette opinion...
Les douze dernières places du classement
sont occupées par des pays membres de l’UE
depuis 2004.
Dans la plupart de ces Etats, une écrasante
majorité de citoyens affirment qu’ils se sen­
tiraient « mal à l’aise » si un de leurs enfants

était homosexuel. « A l’Est, il n’y a pas eu de
révolution sexuelle en 1968, rappelle le cher­
cheur Ivan Krastev, spécialiste de l’Europe
centrale. Dans les sociétés communistes, les
femmes étaient plus émancipées, mais l’ho­
mosexualité était vue de façon nettement
plus conservatrice, et était même souvent cri­
minalisée. Beaucoup de gens croient encore
que vous pouvez y être convertis. »
Dans des sociétés désormais en profond
déclin démographique, l’homosexualité se­
rait perçue comme une menace pour la na­
talité par une partie de la population. « Les
peuples où la démographie est problémati­
que affichent des peurs envers les questions
de sexualité », confirme Tomislav Donchev,
vice­premier ministre bulgare.
De surcroît, les plus jeunes et les plus pro­
gressistes ont souvent choisi de s’installer à
l’Ouest, laissant derrière eux les anciens et
leurs visions conservatrices, dans des sociétés
où il reste extrêmement difficile d’assumer
son homosexualité en public. « Depuis deux
ans que j’habite Budapest, je n’ai vu que deux
couples se tenir la main dans la rue, et ils étaient
tous les deux étrangers », témoigne Nikoletta
Nemeth, l’assistance sociale hongroise.
Le fossé Est­Ouest s’est accru depuis la pré­
cédente étude de la Commission euro­
péenne, menée en 2015. En Bulgarie, la pro­
portion de personnes acceptant une égalité
des droits a reculé de douze points, en Slova­
quie et en République tchèque de cinq. La
part des Hongrois considérant que le ma­
riage homosexuel devrait être autorisé dans
toute l’Europe s’est rétractée de six points...
Une telle évolution des mentalités est sou­
vent amplifiée par l’instrumentalisation po­
litique de ces sujets par les pouvoirs en
place. « L’intolérance vis­à­vis des minorités,
que ce soient les migrants, les Roms ou les
LGBT, est alimentée par notre gouvernement,
et cela a forcément un impact sur l’opinion
publique », juge Tamas Dombos. Dans plu­
sieurs pays membres de l’UE, on observe
une alliance de circonstances anti­LGBT en­
tre des pouvoirs illibéraux, des mouve­
ments catholiques, orthodoxes ou protes­
tants néoconservateurs et des organisations
d’extrême droite.
En Bulgarie, plusieurs évangéliques, proches
des ministres d’extrême droite siégeant au
gouvernement, ont ainsi mené campagne sur
les réseaux sociaux contre la convention d’Is­
tanbul et tous les sujets liés au genre. « Ils sont
bien plus forts que l’Eglise orthodoxe qui n’est
pas aussi active sur les questions sociétales », se
félicitait, en avril 2019, Angel Dzhambazki,
eurodéputé membre du Mouvement national
bulgare, un parti nationaliste. Il ne cache pas
compter sur « les pasteurs » pour lutter « con­

tre les ONG qui veulent changer [leurs] lois sur
le mariage et l’adoption ». En Roumanie, lors
du référendum de 2018, on a aussi vu apparaî­
tre une alliance nouvelle entre Eglise ortho­
doxe et mouvements évangéliques, autour
d’une « coalition pour la famille » qui a réussi
à réunir 3 millions de signatures pour inscrire
l’interdiction du mariage de couples homo­
sexuels dans la Constitution. Malgré une cam­
pagne intense auprès de leurs fidèles, le taux
de participation n’avait toutefois pas atteint
les 30 % requis.
En Hongrie, c’est CitizenGO, un site Inter­
net de pétitions catholiques ultraconserva­
trices, lancé en Espagne, qui a mené, en
août 2019, une campagne contre une publi­
cité Coca­Cola montrant des couples homo­
sexuels. La multinationale a été poussée à re­
tirer ses affiches des rues de Budapest, avant
d’être condamnée, en octobre, à verser une
amende de 1 500 euros pour avoir « porté at­
teinte au développement mental et moral des
enfants ». « Notre pétition contre Coca­Cola
est la plus réussie de notre histoire », célèbre
Eszter Schittl, représentante de CitizenGO en
Hongrie. A 27 ans, cette militante catholique
assure se battre « pour garder les bonnes cho­
ses de la société de [leurs] parents ». Elle con­
damne la violence des groupes d’extrême
droite contre les militants LGBT, mais assure
que « si les ONG pro­LGBT veulent changer la
société, il faut qu’elles s’attendent à ce que cela
suscite des émotions ». Elle approuve la politi­
que familiale conservatrice de Viktor Orban.
« Notre opinion pourrait probablement être
qualifiée d’homophobe en France, mais, ici,
c’est la moyenne », explique­t­elle, reconnais­
sante de la place que lui accordent les médias
progouvernementaux.

« VALEURS CATHOLIQUES »
En Pologne, c’est une organisation fonda­
mentaliste, l’institut Ordo Iuris, spécialisé
dans la promotion des « valeurs catholiques »
par le droit, qui est à la manœuvre. Elle a
conçu une série de documents visant à gui­
der les parents, les enseignants et les entre­
preneurs, dans leur défense du « droit natu­
rel » dans leur vie quotidienne, et leur pro­
pose aussi une assistance juridique.
Cette organisation, membre du réseau
européen de catholiques radicaux Agenda
Europe, acquiert, avec l’appui du pouvoir,
une influence croissante dans les institu­
tions­clés du pays, notamment à la Cour su­
prême. Elle a notamment soutenu un impri­
meur de la ville de Lodz, qui avait été con­
damné par trois instances pour avoir refusé
d’imprimer des tracts d’une organisation de
défense des personnes LGBT, avant d’être re­
laxé par un arrêt du tribunal constitutionnel.

Le ministre de la justice, Zbigniew Ziobro,
s’était réjoui de cet arrêt, en déclarant que les
Polonais vivent « enfin dans un pays libre, où
la liberté de conscience est respectée ».
Même la petite Estonie, longtemps réputée
pour son libéralisme puisqu’elle a légalisé le
pacs en 2016, a basculé sous l’effet de l’arri­
vée au pouvoir de l’extrême droite, en
avril 2019. Deux événements organisés par
l’association Eesti LGBT Ühing, en octo­
bre 2019, ont été perturbés par des militants
du parti d’extrême droite EKRE. Ce dernier a
obtenu de ses partenaires gouvernemen­
taux la tenue d’un référendum, en marge
des élections locales de 2021, proposant que
le pays inscrive, à son tour, dans la Constitu­
tion, que le mariage ne peut avoir lieu qu’en­
tre un homme et une femme.

« DES CAMPAGNES DE HAINE »
Pour Eesti LGBT Ühing, les attaques perma­
nentes contre la communauté LGBT font par­
tie d’une campagne menée avec l’aide de la
Fondation pour la protection de la famille et
des traditions (SAPTK) : une organisation ca­
tholique « provie », ultraminoritaire, dans un
pays où les catholiques ne sont que quelques
milliers (sur 1,35 million d’habitants). Son di­
rigeant, Varro Vooglaid, un juriste de 39 ans,
père de sept enfants, est aussi le rédacteur en
chef du site d’information Objektiiv.
Début octobre, au moment des manifesta­
tions anti­LGBT dans plusieurs villes du pays,
la SAPTK a fait circuler une pétition récla­
mant la suspension des financements pu­
blics (96 000 euros) à Eesti LGBT Ühing, accu­
sée d’avoir poussé une adolescente de 13 ans à
vouloir changer de sexe. « Un mensonge », se­
lon la porte­parole de l’association, Kristiina
Raud. Qu’importe, le 12 octobre, le ministre
des finances, Martin Elme, vice­président
d’EKRE, a fait savoir que son parti jugeait
« inacceptable » que l’Etat puisse « financer
des groupes radicaux qui divisent la société ».
Ces schémas similaires d’un pays à l’autre
inquiètent les mouvements LGBT européens.
Ces derniers « sont devenus des ennemis pour
les pouvoirs illibéraux. Et il existe un réseau in­
ternational anti­LGBT ayant des liens avec la
Russie », assure ainsi le chercheur et militant
belge Rémy Bonny. Ce spécialiste des atta­
ques homophobes dans l’espace postsoviéti­
que travaille depuis Bruxelles à la mise en
place d’une base de données permettant de
comparer ces phénomènes d’un pays à
l’autre. Annoncé pour avril, cet instrument
permettra de « voir qui est impliqué dans les
campagnes de haine et de “fake news” ».
M. Bonny met notamment en cause le Con­
grès mondial des familles, une organisation
américaine dirigée par un catholique antia­
vortement et antimariage pour tous, Brian S.
Brown. Cette organisation particulièrement
active en Europe entretient des relations tant
avec Matteo Salvini, chef de la Ligue italienne
(extrême droite), qu’avec Katalin Novak, em­
blématique ministre de la famille de Viktor
Orban. Elle a notamment organisé des événe­
ments à Vérone et à Budapest, qui ont réuni
plusieurs figures politiques européennes ul­
traconservatrices, autour du refus de l’avor­
tement et du mariage pour tous.
Rémy Bonny signale l’implication dans
cette mouvance de Russes proches de think
tanks financés par Moscou, à l’instar d’Alexeï
Komov, à la fois représentant en Russie du
Congrès mondial des familles et membre du
conseil d’administration de CitizenGO. « La
lutte contre les droits LGBT fait partie du
mouvement que Moscou entretient pour fra­
giliser l’Union européenne », assure le cher­
cheur. Des propos balayés par la représen­
tante hongroise de CitizenGO. « Je n’ai jamais
rencontré un seul Russe, et le conseil d’admi­
nistration n’intervient pas dans notre travail
quotidien. Ces allégations sont ridicules »,
ajoute Eszter Schittl.
Pourtant, les mouvements conservateurs
d’Europe centrale trouvent pour beaucoup
leur inspiration à Moscou, où Vladimir Pou­
tine s’est fait le défenseur des valeurs tradi­
tionnelles, face à un Occident prétendu­
ment décadent. A son tour, le président
russe réfléchit d’ailleurs à inscrire dans la
Constitution l’interdiction du mariage ho­
mosexuel. « Un mariage, c’est une union en­
tre un homme et une femme, a­t­il asséné le
13 février. En ce qui concerne parent numéro
un, parent numéro deux (...), tant que je serai
président, nous ne l’aurons pas. Nous aurons
papa et maman. » 
jean­baptiste chastand,
anne­françoise hivert
et jakub iwaniuk
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