Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

(Brent) #1
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DIMANCHE 23 ­ LUNDI 24 FÉVRIER 2020 géopolitique| 17

ENTRETIEN


P


rofesseur de droit européen et
responsable du département
loi et politique à l’université du
Middlesex, à Londres, Laurent
Pech s’est spécialisé dans les
questions liées aux atteintes à
l’Etat de droit dans l’Union européenne (UE),
notamment en Hongrie et en Pologne.

Quels sont les pays où l’Etat de droit
est menacé en Europe?
Pour le moment, deux pays sont soumis à
la procédure exceptionnelle de l’article 7 du
Traité de l’Union européenne sur les valeurs
fondamentales de l’UE [qui peut aller jusqu’à
priver de ses droits de vote à Bruxelles un Etat
qui violerait ces valeurs]. Ce sont la Pologne,
depuis décembre 2017, et la Hongrie, depuis
décembre 2018. Outre ces deux pays, le Parle­
ment européen a enquêté sur la situation à
Malte et en Slovaquie. Enfin, on peut ajouter
la Roumanie et la Bulgarie, qui continuent
d’être soumises à une procédure spéciale de
surveillance depuis leur adhésion, en 2007.

Ce débat a pris une ampleur inédite
dans l’UE ces dernières années,
comment l’expliquer?
Les premiers signes de la crise de l’Etat de
droit au sein de l’UE sont apparus dès 2010­
2011, quand Viktor Orban est revenu au pou­
voir en Hongrie. Les gens ont, par exemple,
oublié qu’en 2012, le président de la Com­
mission d’alors, José Manuel Barroso, avait
évoqué un nouveau type de menace sur
« l’Etat de droit et la démocratie dans plu­
sieurs de nos Etats européens ». A l’époque,
trois pays avaient été mis en avant par la
Commission : la Hongrie, la Roumanie et la
France [sous la présidence de Nicolas
Sarkozy]! En ce qui concerne la France, le
conflit portait sur une circulaire qui parais­
sait organiser un renvoi collectif des Roms
bulgares et roumains. Ce conflit entre Paris
et la Commission a été rapidement résolu.
La crise de l’Etat de droit a, depuis, gagné en
intensité et s’est propagée, à commencer par
la Pologne, avec l’arrivée au pouvoir du parti
Droit et justice, fin 2015. La situation ne s’est
en outre pas améliorée en Roumanie et en
Bulgarie. Quant à la Hongrie, le Parlement de
Strasbourg avait voté dès 2013 une résolution
sur la situation alarmante « en matière de
droits fondamentaux ». Il suffit de la relire
aujourd’hui pour se rendre compte que les
choses n’ont fait qu’empirer.

En Pologne et en Hongrie, on observe
le même schéma, pouvez­vous le décrire?
Cela débute toujours par une prise de
contrôle, formelle et/ou informelle, des mé­
dias publics. Une fois que vous avez le contrôle

de la télévision, vous pouvez convaincre les
gens qu’il est nécessaire d’entreprendre des
« réformes » du pouvoir judiciaire. Pour atté­
nuer toute résistance, le pouvoir en place va
affirmer que les juges font partie d’une caste,
sont irresponsables, etc., afin de mieux faire
passer la prise de contrôle des cours suprêmes
et constitutionnelles.
Ainsi, en Hongrie, Orban a opéré cette révo­
lution autocratique de façon formellement lé­
gale, par le biais d’une nouvelle Constitution,
en 2012. En Pologne, en revanche, le parti au
pouvoir n’a jamais eu de majorité suffisante
pour réviser la Constitution. A défaut, il l’a vio­
lée de manière répétée, afin de prendre, par
exemple, le contrôle du tribunal constitution­
nel. Une fois que vous avez le contrôle des juri­
dictions suprêmes et des médias, vous pouvez
démanteler les autres institutions, comme les
autorités indépendantes, ou réviser le code
électoral pour favoriser votre parti.

Y a­t­il d’autres différences
entre les deux pays?
Viktor Orban s’est contenté, si j’ose dire, de
s’assurer du contrôle effectif de la Cour
constitutionnelle, des procureurs et de la
Cour suprême, ce qui permet d’enterrer tou­
tes les affaires qui pourraient mettre en péril
son parti ou ses amis. Les juridictions ordi­
naires sont pour l’instant demeurées relati­
vement indépendantes. La Pologne est allée
plus loin sur ce terrain, et nous assistons à
des attaques sans précédent à l’encontre des
juges polonais. Pour vous donner un seul
exemple, plus de 1 100 enquêtes disciplinai­
res ont été engagées à l’encontre de juges,
sur un total d’environ 10 000 magistrats en
Pologne, c’est du jamais­vu.
Jaroslaw Kaczynski a fait du pouvoir judi­
ciaire le verrou qui empêcherait de refondre
la société polonaise dans son ensemble. Ce
côté idéologique ne se retrouve pas forcé­
ment en Hongrie, où le concept de « démocra­
tie illibérale » est essentiellement un écran de
fumée qui cherche à masquer le caractère
autoritaire et kleptocratique du régime.

Ces pays utilisent souvent l’argument
selon lequel leurs réformes s’inspirent
de mesures existant ailleurs en Europe...
La technique du droit comparé sélectif est en
effet en vogue. Cette tactique, qui est qualifiée
par la professeure [en sociologie et affaires in­
ternationales, à Princeton] Kim Scheppele de
« frankensteinisation » du droit, consiste à aller
chercher dans plusieurs Etats les pires disposi­
tions possibles en matière d’indépendance ju­
diciaire, pour les regrouper et créer ensuite un
monstre juridique. Les autorités polonaises se
sont, par exemple, récemment cachées der­
rière un article d’une loi organique française
de 1958 pour justifier leur dernière loi visant à
museler les juges polonais. Mais, comme par
hasard, le gouvernement polonais a oublié

d’évoquer toutes les dispositions qui protè­
gent l’indépendance judiciaire en France.

Face à ces dérives, l’Union européenne
est­elle impotente?
La Commission et le Parlement ont été très
actifs entre 2010 et 2013 en ce qui concerne la
Hongrie. La Commission a ainsi intenté plu­
sieurs recours devant la Cour de justice de
l’UE qu’elle a tous gagnés. Mais ces victoires
symboliques n’ont permis en rien de stopper
l’autocratisation progressive du pays. Le ré­
gime Orban est par ailleurs assez subtil juri­
diquement, ce qui complique les recours.
Dans l’affaire polonaise, les violations ré­
pétées et flagrantes de l’Etat de droit, en par­
ticulier des dispositions de la Constitu­
tion, ont obligé la Commission à activer un
nouvel instrument nommé « cadre pour
renforcer l’Etat de droit », en janvier 2016.
Deux ans plus tard, à défaut de tout progrès,
la Commission a activé la procédure de l’ar­
ticle 7, ensuite étendue à la Hongrie par le
Parlement européen. Dans le même temps,
la Commission a intenté de multiples re­
cours en manquement à l’encontre des
autorités de ces deux pays.

Une bonne partie de ces procédures
sont totalement bloquées...
Il est vrai que la procédure de l’article 7 ne
semble pas donner de résultats concrets [en
raison de l’unanimité requise parmi les Etats
membres pour la mettre en œuvre]. Elle
reste cependant utile car elle oblige les gou­
vernements hongrois et polonais à se justi­
fier de manière régulière.
Mais il ne faut pas oublier les recours en
manquement devant la Cour de justice de l’UE
(CJUE), qui ont fait preuve de leur efficacité.
Sur la question de l’indépendance de la justice,
il y a actuellement plus d’une vingtaine d’af­
faires pendantes, dont une dizaine en prove­
nance de Pologne, une dizaine de Roumanie,
une de Hongrie et une de Malte. Et c’est sans
compter la dizaine d’affaires contre la Hon­
grie sur d’autres sujets liés à l’Etat de droit,
comme la liberté académique ou la loi stigma­
tisant les ONG. Ces « procédures d’infraction »
peuvent mener à des victoires considérables.
On peut mentionner la tentative de purge des
juges de la Cour suprême polonaise qui a été
stoppée par la Cour européenne de justice.

Comment l’UE pourrait­elle
stopper ces dérives plus efficacement
et plus rapidement?
Le système de contrôle européen n’a pas été
établi pour faire face à ces attaques délibérées
et répétées des fondamentaux de l’UE. La
Commission a raison, à ce propos, de propo­
ser un mécanisme pour suspendre les fonds
européens. Un nouveau cycle annuel de suivi
de l’Etat de droit doit par ailleurs voir le jour
cet été. Il devrait permettre des réactions

politiques et juridiques plus rapides, mais je
suis plutôt sceptique. L’UE ne peut, au mieux,
que contenir le problème et éviter un phéno­
mène de contagion. Les solutions doivent ve­
nir des citoyens des pays concernés.

Que peuvent faire les institutions comme
la Commission de Venise et la Cour euro­
péenne des droits de l’homme (CEDH),
censées veiller, elles aussi, à ces sujets?
La Commission de Venise a été générale­
ment très critique sur les réformes menées, et
ses avis ont été utiles à la Commission euro­
péenne pour appuyer ses arguments juridi­
ques. Il y a plusieurs plaintes pendantes de­
vant la CEDH, mais la Cour de Strasbourg n’est
pas connue pour sa rapidité, et les conséquen­
ces de ses jugements pour les Etats restent
plus limitées que les jugements de la Cour de
Luxembourg. La Hongrie a, certes, été con­
damnée de nombreuses fois à Strasbourg,
mais une étude récente indique qu’elle est le
pire Etat membre de l’UE, avec un taux de
non­mise en œuvre des décisions de la CEDH
de 74 %, au cours de la dernière décennie.

Lors de sa visite en Pologne, début
février, Emmanuel Macron a modéré
ses critiques antérieures sur les dérives
du gouvernement. Avez­vous été déçu?
Il était en effet beaucoup plus explicite lors
de la campagne présidentielle. Comme les
autres gouvernements, il semble que les
autorités françaises préfèrent désormais se
cacher derrière la Commission européenne.
Certes, les autorités polonaises n’écoutent
personne, mais la France pourrait être plus
ferme à Bruxelles lorsque la question de l’Etat
de droit est sur la table.

Le problème ne vient­il pas aussi
du processus d’élargissement,
qui a laissé des pays adhérer à l’Union
européenne sans vérifier qu’ils avaient
une justice indépendante?
En théorie, un Etat candidat doit en effet dé­
montrer qu’il respecte l’Etat de droit. Mais, en
pratique, le contrôle est assez « artistique ». Et
même lorsque des pays n’ont pas fait preuve
de progrès suffisants, ils ont été admis. Je
pense en particulier à la Roumanie et à la Bul­
garie, qui ont été admises au prix d’un simple
mécanisme de surveillance. Ce mécanisme,
sans conséquence directe en cas de non­pro­
grès, était censé être transitoire. Nous som­
mes en 2020, le mécanisme est toujours en
place et la situation ne s’est guère améliorée.
Un processus plus rigoureux en amont est
nécessaire, mais il n’empêchera pas pour
autant des forces autocratiques de démante­
ler l’Etat de droit après adhésion, comme on
l’a vu en Hongrie et en Pologne.
propos recueillis par
jean­baptiste chastand
(vienne, correspondant régional)

« The First March
of Gentlemen » (montage
photographique, 2017),
de Rafal Milach.
RAFAL MILACH/MAGNUM PHOTOS

Rafal Milach
Graphiste de formation,
Rafal Milach (né en 1978, à
Gliwice, en Pologne) affirme
être « tombé amoureux de la
photographie » la première
fois qu’il a touché un
appareil photo. Durant son
enfance, il fut marqué par la
chute de l’Union soviétique,
qui a fortement influencé
son travail : ses clichés font
souvent référence à la
transformation de l’ancien
bloc de l’Est. S’éloignant peu
à peu de la perspective
documentaire traditionnelle,
le photographe a adopté
une approche plus abstraite.
A travers ses projets, Rafal
Milach, membre de l’agence
Magnum, cherche
notamment à « déconstruire
les idées liées au pouvoir ».
Le collage ci-dessus, qui fait
référence à la Pologne des
années 1950, enserrée dans
le carcan communiste, est
extrait de la série « The First
March of Gentlemen »

Laurent Pech


« L’Europe


peut limiter


les violations


de l’Etat de droit,


mais les solutions


doivent venir


des citoyens »


Le professeur


de droit


Laurent Pech


analyse


le mécanisme


des violations


de l’Etat


de droit


en Hongrie


et en Pologne,


ainsi que


l’impuissance


de l’Union


européenne


à y faire face


Laurent Pech.
SIMON O’CONNOR
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