Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

(Brent) #1

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CULTURE


DIMANCHE 23 ­ LUNDI 24 FÉVRIER 2020

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Coupes claires dans le cinéma brésilien


Budgets amputés, projets suspendus... La politique culturelle de Bolsonaro a plongé le secteur dans la crise


ENQUÊTE
rio de janeiro ­ correspondant

L


e 31 janvier, à 17 heures,
Raquel Hallak, directrice
de la Mostra de cinéma de
Tiradentes, a pu enfin
souffler. « Ce fut une édition victo­
rieuse! », a plastronné, soulagée,
cette énergique quinquagénaire.
Le défi, pour elle, était de taille :
réussir, en pleine de crise du sec­
teur, à mener jusqu’au bout son
festival du film indépendant, l’un
des plus importants du Brésil, pré­
sentant pas moins de 113 œuvres
sur neuf jours dans cette petite
ville, joyau de l’architecture baro­
que du Minas Gerais (Etat au nord
de Rio de Janeiro).
En 2019, la Mostra a en effet
perdu le soutien de ses principaux
bailleurs de fonds publics, dont le
géant du pétrole Petrobras. « Cela
représentait un quart de notre bud­
get, se souvient Raquel Hallak, qui,
à la hâte, a dû trouver de nou­
veaux partenaires. Finalement, il a
fallu faire des économies, on n’a
pas pu inviter tous les membres de
toutes les équipes... mais tous les
films ont été projetés. »
Le cinéma brésilien connaît
aujourd’hui un vertigineux para­
doxe : d’un côté, des films sont
primés de par le monde, tels Ba­
curau, de Kleber Mendonça Filho
et Juliano Dornelles, Prix du jury
au Festival de Cannes en 2019, ou
La Vie invisible d’Euridice Gusmao,
de Karim Aïnouz, lauréat cette
même année sur la Croisette du
prix Un certain regard – auxquels
on ajoutera le documentaire de
Petra Costa, Une démocratie en
danger, qui était en lice pour les
Oscars cette année. En même
temps, ce secteur vit l’une des pi­
res crises de son histoire, liée à
l’accession au pouvoir du prési­
dent d’extrême droite Jair Bolso­
naro, le 1er janvier 2019.

Cible de l’extrême droite
« La situation est gravissime, c’est
la civilisation qui est attaquée par
la barbarie, par des clowns assas­
sins, haineux et ignorants! »,
s’émeut Karim Aïnouz. Comme
ses collègues, le réalisateur de La
Vie invisible se montre particuliè­
rement préoccupé par le sort de
l’Agence nationale du cinéma (An­
cine), l’organisme public créé
en 2001 sur le modèle du CNC
(Centre national du cinéma et de
l’image animée) français, chargé
de financer et réguler le secteur.
« Sans elle, je n’aurais jamais fait le
moindre film et je ne serais pas en
train de vous parler en ce mo­
ment », insiste Karim Aïnouz.
Depuis un an, l’agence est deve­
nue la cible de l’extrême droite, Jair
Bolsonaro évoquant à plusieurs
reprises son désir d’« éteindre »
l’institution. En attendant, le Fonds

sectoriel de l’audiovisuel (FSA),
bras armé de l’Ancine permettant
de financer les films, a vu son bud­
get amputé de 43 % en 2020 et ra­
mené à 415,3 millions de reais
(87,4 millions d’euros). Un désastre
pour un secteur qui emploie
300 000 personnes et génère
5,2 milliards d’euros de recettes an­
nuelles, mais dont la dépendance
aux aides de l’Etat est très forte.
Résultat : aujourd’hui, l’Ancine
est paralysée, avec une file de
plus de 4 000 projets de film et de
série en attente d’un finance­
ment. « A l’Ancine, tout le monde
est mort de trouille, personne
n’ose plus bouger un doigt de peur
d’être viré », confie­t­on en in­
terne. Car, pour Jair Bolsonaro, il
ne s’agit pas uniquement de faire
des économies. Le président de la
République souhaite que l’Ancine
utilise désormais des « filtres »
afin de privilégier des œuvres
« qui intéressent la population
dans son ensemble, et pas seule­
ment les minorités ». En clair : que
l’organisme cesse de financer des
projets relatifs à la communauté
LGBT, qualifiés de « films porno­
graphiques » par Jair Bolsonaro.

Pour ce faire, la direction de l’An­
cine (dont le chef d’Etat souhaitait
« couper la tête ») a été presque en­
tièrement remaniée. Désormais,
parmi les vice­présidents de
l’agence, on trouve ainsi un pas­
teur évangélique capable, comme
l’exigeait Bolsonaro, de réciter de
mémoire « 200 versets bibliques » :
il s’agit d’Edilasio Barra, dit « Tu­
tuca », un ancien chroniqueur de
télévision reconverti dans le sa­
cré, qui a pour mission de sangler
fermement l’institution.

Faire table rase
Pour bien montrer que les temps
avaient changé, les dossiers de
plusieurs projets de série et long­
métrage ayant pour sujet les gays,
les lesbiennes ou les trans ont été
suspendus par l’Ancine. En dé­
cembre 2019, la direction a fait dé­
crocher des couloirs de son siège, à
Rio de Janeiro, sa collection d’affi­
ches de films brésiliens. Au pla­
card, les œuvres de Glauber Rocha,
Rogério Sganzerla ou Eduardo
Coutinho. Il fallait, dit­on, garantir
« l’impersonnalité et l’isonomie
[égalité devant la loi] » des lieux.
Autrement dit, faire table rase.

« Le gouvernement veut restrein­
dre la liberté de création, constate
de son côté le critique de cinéma
Pedro Butcher. Ce n’est pas une cen­
sure institutionnalisée, avec un co­
mité officiel, comme sous la dicta­
ture. Mais, en pratique, c’est la
même chose. Certes, de grands
films doivent sortir cette année,
comme Tous les morts [fiction de
Marco Dutra et Caetano Gotardo
autour des conséquences de l’abo­
lition de l’esclavage à la fin du
XIXe siècle, en lice pour l’Ours d’or
de la Berlinale, qui sera décerné le
29 février], ajoute­t­il. Mais tous
ces projets ont été produits avant la
crise et l’extrême droite. Les vrais ef­

fets se feront sentir d’ici trois ou
quatre ans... » Et ils promettent
d’être brutaux.

Année d’apaisement?
La situation plonge dans l’anxiété
producteurs, distributeurs mais
aussi de jeunes réalisateurs
comme Marcela Borela, 36 ans,
coréalisatrice, avec son frère Hen­
rique, du long­métrage Mascara­
dos, présenté à la Mostra de Tira­
dentes. Grave et poignant, il narre
le quotidien des ouvriers des mi­
nes de l’Etat de Goias (Centre
ouest). « C’est un film social, sur un
sujet compliqué, tourné dans une
région périphérique, explique
Marcela Borela. Il a fallu trois an­
nées pour réunir les 600 000 reais
[126 000 euros] nécessaires à la
réalisation. Aujourd’hui, dans ce
contexte, ce serait extrêmement
difficile de produire un tel projet. »
L’année 2020 pourrait­elle être
celle de l’apaisement – ou, au
moins, de statu quo? Bolsonaro a
promu fin janvier à la tête du se­
crétariat à la culture – le ministère
a été supprimé – Regina Duarte,
une célèbre actrice de telenovelas
se présentant comme « fiancée »

L’incertaine prolongation de Pierre Lescure au Festival de Cannes


Des profils féminins sont évoqués alors que l’ex journaliste, âgé de 74 ans et président depuis 2014, est candidat à un troisième mandat


L


e président du Festival de
Cannes qui a décerné sa
palme à Parasite avant que
le film de Bong Joon­ho ne reçoive
l’Oscar du meilleur film est­il ina­
movible? Pierre Lescure, 74 ans,
peut­il être sacrifié, alors qu’il est
candidat à un troisième mandat
de trois ans, sur l’autel du renou­
vellement, du jeunisme et/ou de
la parité? « Il n’y a pas de fatwa
contre Pierre Lescure, commentait,
vendredi 21 février, un conseiller
de l’Elysée alors que la veille, deux
hebdomadaires, Paris­Match et
Challenges, croyaient déjà connaî­
tre le nom de son successeur. La
fuite, assure­t­on, ne vient pas

de l’Elysée. » Notre interlocuteur
poursuit : « Si aucune candidature
n’est satisfaisante, Lescure pourra
être renouvelé. » Une déclaration
qui résonne comme une prudente
position de repli.

« Bilan positif »
Selon l’hebdomadaire du groupe
Lagardère, l’actuel président du
Festival serait mal vu à l’Elysée en
raison de ses liens avec François
Hollande, à qui il doit son entrée
comme membre de droit du con­
seil d’administration du Festival
en 2014, succédant au jusque­là in­
déboulonnable Gilles Jacob. Bref,
Pierre Lescure serait trop « ancien

monde », même s’il a été réélu à
l’unanimité des 28 membres du
conseil d’administration (CA)
en 2017. D’autre part, il serait trop
occupé par ses activités dans les
médias (chroniqueur sur France 5,
créateur de la plate­forme Molo­
tov...). Enfin, alors que le CA se réu­
nit habituellement en début d’an­
née du dernier mandat de son pré­
sident, celui­ci n’a toujours pas été
convoqué. Signe d’un certain em­
barras. L’intéressé a fait savoir qu’il
était prêt à lâcher son poste au pro­
fit d’une solution partagée.
Paris Match avance trois noms
pour remplacer Lescure après
l’édition 2020 du Festival. Ils se­

raient en cours d’évaluation par la
conseillère culture d’Emmanuel
Macron, Rima Abdul Malak, ainsi
que par le ministre de la culture,
Franck Riester. La première, Véro­
nique Cayla, a été directrice géné­
rale du Festival de 2000 à 2005.
Elle assure à présent la présidence
du directoire d’Arte. Vient ensuite
Isabelle Giordano, ancienne jour­
naliste et ex­directrice d’Uni­
France actuellement présidente
du comité stratégique du Pass cul­
ture. Enfin, plus disruptif, le nom
de la publicitaire Mercedes Erra,
présidente exécutive d’Havas
Worldwide et de BETC, réputée
meilleure agence de pub française

au monde... Challenges annonce
pour sa part l’arrivée de l’an­
cienne directrice de France­Cul­
ture, Laure Adler.
Même si aucun des interlocu­
teurs contactés ne s’exprime à vi­
sage découvert, tous insistent sur
« le bilan positif » de Pierre Lescure
en six ans de mandat à la tête du
Festival sur le plan de la program­
mation, du rayonnement, du rap­
port avec la ville de Cannes, des
sponsors et de l’Etat. De sa capa­
cité, aussi, à résister aux majors
américaines, mieux traitées aux
festivals de Venise ou de Toronto,
réputés plus dociles à leurs deside­
rata. Pour telle productrice, « Les­

cure a permis au Festival de rester
le premier au monde », alliant
« paillettes et pépettes », soit la fête
et le business. Tel membre de l’ad­
ministration du Festival s’inter­
roge : « Pourquoi changer quand ça
marche? » « Pierre, ce n’est pas
Alain Terzian, il aura beaucoup de
gens avec lui », lance un autre,
dans une allusion au président de
l’Académie des Césars, récemment
poussé à la démission. Secoué
comme jamais par les scandales
d’agressions sexuelles ou les accu­
sations de clanisme, le cinéma
français s’accroche à Lescure
comme à un havre de paix...
philippe ridet

« Mascarados » (2020), coréalisé par Marcela et Henrique Borela. WILSSA ESSER

Le Fonds
sectoriel
de l’audiovisuel,
permettant de
financer les films,
a vu son budget
amputé de 43 %
en 2020

au président. Son prédécesseur,
Roberto Alvim, ayant été limogé
pour avoir prononcé un discours
paraphrasant Joseph Goebbels.
Mais, s’agissant du cinéma, la
nomination­clé a eu lieu en dé­
cembre 2019, avec l’arrivée d’An­
dré Sturm à la tête du secrétariat
de l’audiovisuel du gouverne­
ment. A 53 ans, ce cinéaste, ancien
adjoint à la culture de la ville de
Sao Paulo, a désormais la haute
main sur le septième art brésilien.
« C’est un conservateur autoritaire,
mais tout sauf un incompétent, af­
firme une de ses proches. Sturm
dispose d’une connaissance tech­
nique indéniable, maîtrise les pro­
cessus de financement. Il pourra
peut­être raisonner Bolsonaro... »
A Tiradentes, Raquel Hallak s’est
voulue optimiste. « C’est un mo­
ment atypique, mais temporaire, le
cinéma brésilien s’est déjà réin­
venté à de nombreuses reprises! »,
assure la coordinatrice du festival.
Avant de s’assombrir quand on lui
demande si elle a la certitude que
la Mostra se tiendra en 2021.
« Dans la vie, observe­t­elle, la
seule chose de sûre, c’est la mort. »
bruno meyerfeld
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