Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

(Brent) #1

24 |rencontre DIMANCHE 23 ­ LUNDI 24 FÉVRIER 2020


0123


Grand Corps Malade « J’ai grandi dans


un univers où la vanne est un art de vivre »


JE NE SERAIS PAS ARRIVÉ LÀ SI... « Le Monde »


interroge une personnalité sur un


moment décisif de son existence.


Cette semaine, le slameur, poète,


auteur­compositeur et réalisateur


évoque ses relations à la ville


de Saint­Denis, ainsi que


l’accident qui a changé sa vie


ENTRETIEN


V


ictime d’un grave accident en 1997,
Fabien Marsaud, 42 ans, est devenu
Grand Corps Malade, un slameur
dont l’humour réparateur se déploie aussi au
cinéma. Son deuxième film La Vie scolaire
(1,8 million d’entrées), concourt aux Césars
(le 28 février), dans la catégorie « meilleur
espoir masculin » (avec Liam Pierron).

Je ne serais pas arrivé là si...
Si je n’avais pas accompagné un pote, Jacky
Ido, alias John Pucc’Chocolat, à une soirée
slam, dans un café de la place de Clichy, à
Paris. C’était en 2003, j’avais 26 ans et jamais
je ne m’étais imaginé artiste avant cela.
L’accident avait eu lieu cinq ans plus tôt, je
travaillais au Stade de France, après des étu­
des de management sportif. J’avais bien écrit
quelques textes de rap, vers mes 14­15 ans,
mais rien de plus.

Que s’est­il passé ce soir­là?
Jacky avait perdu un pari, il devait déclamer
un slam sur une scène ouverte. Je me suis
assis dans ce bar et... j’ai pris une claque. Des
gens très différents se sont succédé sur
scène : des jeunes, des vieux, des mecs un
peu marginaux, deux meufs vénères... Une
mixité totale. Je me « prends » dans la tête des
textes hyperforts, superdrôles, très émou­
vants... En rentrant chez moi, j’écris mon
premier titre, Cassiopée.

Tout va ensuite aller vite...
Pendant un an et demi, je fais du slam
comme un fou, à côté de mon job. C’est la
frénésie des débuts, je passe mes nuits à
écrire dans mon appartement, à Saint­Denis.
Vainqueur des concours organisés par le
collectif Bouchazoreill, je deviens un acti­
viste du milieu slam. Je finis par quitter mon
emploi pour me consacrer uniquement à
l’écriture, jusqu’à ma rencontre avec l’humo­
riste et producteur Jean­Rachid [Kallouche],
qui propose d’organiser un concert au
Réservoir, à Paris. Il remplit la salle, à mon
grand étonnement.

Avec du beau monde, n’est­ce pas?
La salle est pleine de professionnels, mais
aussi d’artistes : Edouard Baer, Eric et Ramzy,
Diam’s, Agnès Jaoui... Pression maximale!
Tout se finit bien, par une standing ovation.
C’est vraiment à partir de là que tout va aller
très vite. On m’incruste danss « 93, faubourg
Saint­Honoré », l’émission de Thierry Ardis­
son sur Paris Première. Celui­ci m’invite
ensuite à « Tout le monde en parle », sur
France 2. Je fais deux morceaux. La télé avait
encore une certaine force de diffusion.
Plusieurs maisons de disques viendront
rapidement frapper à notre porte.

Le hasard d’une soirée, dites­vous...
Vous n’êtes donc pas arrivé là
« en raison » de votre accident?
Ce raccourci a été beaucoup fait à mes
débuts, j’ai même lu des articles hallucinants
selon lesquels la poésie m’avait « sauvé la
vie ». C’était oublier qu’entre mon accident et
ma découverte du slam, je m’étais déjà
relevé : j’avais un appartement, un métier,
tout allait bien... Avec le recul, cependant,
j’accepte un peu mieux un certain lien de
cause à effet.

Que voulez­vous dire?
Sans l’accident, j’aurais certainement
continué à faire du sport à fond, et je n’aurais
jamais déployé la même énergie dans le
slam. Ce n’est pas parce que je suis devenu

handicapé que je me suis mis à écrire ; le slam
ne m’a pas du tout sauvé la vie. Mais je
n’aurais pas injecté autant de ferveur dedans,
tout simplement parce que j’aurais continué
à faire deux heures de basket par jour.

L’impact de votre accident sur votre
carrière artistique ne minimisera
évidemment jamais le drame que
vous avez vécu...
Bien sûr. J’ai vécu trop de galères, trop de
souffrances, ce handicap va m’accompagner
jusqu’à la fin de ma vie... Jamais je n’échange­
rais quoi que ce soit contre ma liberté de
mouvement.

Vous êtes devenu « tétraplégique
incomplet » après ce plongeon à pic
dans une piscine insuffisamment rem­
plie. A quoi pense­t­on en se réveillant?
Certainement pas à ce que vous allez
devenir plus tard. Vous avez un tuyau dans la
bouche, votre corps ne bouge pas, un point
d’interrogation géant se dresse devant vous,
et votre seule obsession est de sortir de cette
phase pour respirer normalement. Vous
n’avez même pas le temps d’être déprimé,
c’est trop tôt. Par la suite, assez vite, j’ai réalisé
des progrès afin de faire bouger des parties
de mon corps.

Votre liberté de mouvement défaillante
est évoquée dans votre album « Plan B »
(2018), à travers le basket­ball, votre
première passion. Est­ce parce que vous
avez intégré l’idée que vous ne referez
jamais plus de sport?
J’ai l’impression d’avoir accepté cette idée
depuis un petit bout de temps. Mais peut­
être fallait­il, en effet, que le temps passe sur
cette acceptation. Le même processus a
opéré à propos de mon séjour en centre de
rééducation : je n’ai pu en parler que quinze
ans après, dans un livre [Patients, éditions
Don Quichotte, 2012, adapté au cinéma par
lui­même en 2017].

Ce travail de résilience transparaît
également dans la « La Vie scolaire »
à travers le personnage de Farid,
lorsqu’il explique avoir perdu sa virginité
lors d’une colonie de vacances
à Saint­Jean­de­Mont (Vendée), là
où précisément a eu lieu votre accident...
Cette évocation n’a rien à voir avec l’acci­
dent, c’est plutôt une dédicace. La colonie de
vacances de Saint­Jean­de­Monts – très axée
basket – appartient à la ville de Saint­Denis.

Tous les gamins basketteurs de la ville y sont
passés, c’est une légende, nos plus belles
années, la plage, la drague... J’y suis allé huit
ans de suite : cinq fois comme enfant, trois
fois comme moniteur.

Quelle place occupe dans votre vie
Saint­Denis, que vous avez quitté
il y a six ans pour vous installer à Paris?
Saint­Denis est ma ville, je l’aime, et elle
restera toujours ma ville. Mes parents y
vivent encore, j’y suis souvent, c’est à vingt
minutes de chez moi. Cette ville m’a profon­
dément nourri et elle a fait ce que je suis
aujourd’hui. Sur ma photo de classe, nous
n’étions pas beaucoup de « 100 % blanc
français ». Il y avait des Antillais, des Blacks
originaires d’Afrique, des rebeus... A l’époque,
je ne me rendais pas compte de cette
diversité. Il était juste naturel d’aller à l’école
avec des enfants du monde entier. C’était
d’une richesse incroyable.

Comment les jeunes s’occupaient­ils,
dans les quartiers?
La mairie – communiste − de Saint­Denis
faisait vraiment beaucoup pour les gamins. Il
y avait l’école des sports, où on pouvait prati­
quer toutes les disciplines, la MJC et, surtout,
les centres de vacances. En plus de celui de
Saint­Jean­de­Monts, la ville possédait une
colo à Montrem (Dordogne). Son directeur
nous a appris à écouter chanter les oiseaux,
on dormait à la belle étoile, on montait à che­
val, il y avait une vallée, deux forêts, un lac...

Le PC, justement, a­t­il cherché à vous
récupérer plus tard politiquement?
Oui, mais le PS aussi. Avant chaque élection
présidentielle, je reçois des petits appels
m’invitant à prendre position. Localement, il
m’est arrivé d’apporter mon soutien au
maire de Saint­Denis [Patrick Braouezec] que
j’ai connu par mon père [ex­secrétaire général
de la ville]. Je me sentais légitime de le soute­
nir, même si c’est toujours délicat, quand on
est artiste, de s’afficher avec des politiques.

Vous l’avez pourtant fait en participant
à un concert en faveur de Ségolène Royal,
entre les deux tours de l’élection
présidentielle de 2007...
Je n’ai déclamé qu’un titre, ce jour­là, au
milieu de chanteurs plus connus que moi.
Renaud et Yannick Noah m’avaient appelé
quelques jours avant : « Allez, viens avec
nous, s’il y a un truc à faire, c’est mainte­

nant! » Il se trouve que je ne voulais pas que
Sarko soit élu. Il y a eu un élan, trois jours
magiques pendant lesquels on s’est dit que
Ségolène Royal pourrait devenir la première
femme présidente – cela aurait été la classe!
Je me suis laissé porter. Parfois, je me dis que
j’aurais pu ne pas le faire.

Pensez­vous que les conditions
de vie des handicapés s’améliorent?
Cela progresse, mais on est vraiment à la
traîne à côté de l’Allemagne ou des pays
scandinaves. Le secteur où les choses avan­
cent le moins est l’intégration des gamins
handicapés à l’école. Il faut absolument qu’ils
puissent se mêler aux enfants valides.
D’abord parce qu’ils ont le droit à une vraie
scolarité, sans devoir être parqués dans des
foyers­ghettos. Ensuite parce que c’est le seul
moyen pour rendre leur présence naturelle
aux yeux de tous.

Avant votre accident, que saviez­vous
du handicap?
Absolument rien. J’avais croisé deux ou
trois mecs en fauteuil roulant, pas plus, car
ces gars­là ne sortent pas beaucoup dans la
rue, tellement c’est galère pour eux. Le
handicap ne signifiait rien chez moi.

Pour traiter ce sujet, comme pour les
autres (la banlieue, le système scolaire),
vous préférez l’arme de l’humour à celle
du sérieux ou du pathos. Pourquoi?
J’ai grandi dans un univers où la vanne est
un art de vivre. Avec ma bande de potes, on
est tout le temps en train de se chambrer,
c’est inscrit dans notre ADN. La dérision est
inhérente aux contextes dramatiques et aux
milieux compliqués. L’humour du handi­
capé, par exemple, est très trash ; les
handicapés entre eux s’en foutent plein la
gueule. Je me souviens d’avoir énormément
rigolé pendant mon année en centre de
rééducation. Quand tu es en galère, tu ne re­
cherches pas le pathos. L’autodérision
s’avère même vitale.

Ce goût pour la « chambrette » atteint
des sommets dans « La Vie scolaire »
à travers des blagues sur les caractéristi­
ques ethniques. C’est osé, non?
Quand on se connaît bien, on peut se per­
mettre ce genre de choses. Dans les quartiers
populaires, les moqueries autour des stéréo­
types sont monnaie courante. On appelle
d’ailleurs cela des « vannes racistes » entre
nous, même s’il n’y a rien de lourd ni de dis­
criminant derrière. L’humour permet de
bien vivre ensemble.

Est­ce que le slam vous nourrit
autant qu’avant?
Il me nourrit moins dans la mesure où
l’essence même du slam est d’assister à une
scène ouverte afin de se prendre des mots
dans la figure. J’ai maintenant deux enfants,
et le slam... ça se passe plutôt le soir. Il m’ar­
rive encore d’assister à des scènes ouvertes,
mais rarement. Cela me manque.

Sur votre dernier album, on vous entend
chanter pour la première fois.
Faut­il y voir un virage?
Non. Il s’agit juste d’assumer davantage
mes textes. J’ai déjà le sentiment de me
mettre à nu en les déclamant ; les chanter est
encore plus risqué et plus impudique. Cette
envie est venue sur scène, lors d’une précé­
dente tournée, en reprenant La Médaille, une
chanson de Renaud : je slamais les deux
premiers couplets et m’amusais à chanton­
ner le troisième. Il y aura des passages
chantés dans mon prochain album [prévu
pour avant l’été], mais jamais je ne sortirai un
disque intégralement chanté.

Vous avez écrit plus d’une centaine
de titres. Arrivez­vous à tous les retenir
sur scène?
Ils reviennent assez vite avant de partir en
tournée. J’ai la mémoire des mots, pas
celle des visages. Les potes m’appelaient le
« disque dur ».

Est­ce dû au fait que vous avez grandi
dans un monde de livres, avec une mère
bibliothécaire?
Ma mère trouvait pourtant que je ne lisais
pas assez. La chanson française a aussi joué
un rôle, sans doute. Mes parents écoutaient
beaucoup Barbara, Ferrat, Brassens, Brel,
Renaud. Et plus tard Aznavour.
propos recueillis par frédéric potet

Fabien Marsaud
dit Grand Corps
Malade,
en février 2018,
à Paris.
EDOUARD CAUPEIL/PASCO
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