Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

(Brent) #1

0123
DIMANCHE 23 ­ LUNDI 24 FÉVRIER 2020 idées| 27


L’AGRICULTURE BIO


INTERDIT LES


PESTICIDES DE


SYNTHÈSE. MAIS


PEU D’ÉTUDES


COMPARATIVES EN


TIENNENT COMPTE


Christel Cederberg


et Hayo van der Werf


Oui, l’agrobiologie


est bonne pour


l’environnement


Les effets bénéfiques des pratiques agricoles
biologiques sont trop souvent négligés dans les
études d’impact environnemental sur
l’agriculture, notent les deux scientifiques

L’


évaluation des effets en­
vironnementaux de l’agri­
culture et de l’alimentation
fait l’objet de nombreuses
études. Elle est au cœur de mul­
tiples débats dans un contexte
où beaucoup de consommateurs
veulent faire des achats éthiques
et respectueux de l’environne­
ment. Mais en ce qui concerne
notre alimentation – domaine vi­
tal et pour lequel les consomma­
teurs ont la possibilité de voter
avec leur porte­monnaie –, les in­
formations confuses et contra­
dictoires abondent.
On nous a affirmé que l’agri­
culture biologique, en réalité,
n’est pas bonne pour le climat,
car ses rendements sont infé­
rieurs à ceux de l’agriculture
conventionnelle, et qu’elle utilise
donc plus de terres pour compen­
ser cela. Un article scientifique ré­
cent (L. G. Smith, G. J. Kirk, P. J. Jo­
nes, A. G. Williams, « The green­
house gas impacts of converting
food production in England and
Wales to organic methods », Na­
ture, Comm. 1­10 2019) a rapporté
que si un pays passait à l’agricul­
ture biologique, cela augmente­
rait considérablement ses émis­
sions de dioxyde de carbone et

cette affirmation a été largement
disséminée dans les médias
scientifiques et généraux.
Mais ce raisonnement est trop
simpliste et ne tient pas compte
d’aspects importants concernant
la relation entre l’alimentation,
l’agriculture et l’environnement.
Dans un article à paraître (H.M.G.
van der Werf, M. Trydeman Knud­
sen, C. Cederberg, « Towards bet­
ter representation of organic agri­
culture in life cycle assessment »)
dans la revue scientifique Nature
Sustainability, nous avons ana­
lysé de nombreuses études sur les

impacts environnementaux de
différents modes de production
agricole et avons constaté que
trop souvent, les caractéristiques
bénéfiques de l’agriculture biolo­
gique y sont négligées.
La biodiversité est d’une impor­
tance vitale pour la santé et la rési­
lience des écosystèmes. Cepen­
dant, elle est en déclin dans le
monde : l’agriculture convention­
nelle est l’une des principales
causes de tendances négatives tel­
les que la disparition d’insectes et
d’oiseaux. Des études antérieures
ont déjà montré que les champs
conduits en agriculture biologi­
que supportent des niveaux de
biodiversité environ 30 % plus éle­
vés que les champs conduits en
agriculture conventionnelle. En­
tre 1990 et 2015, l’utilisation des
pesticides dans le monde a aug­
menté de plus de 70 %, et les rési­
dus de pesticides dans le sol, dans
l’eau et dans les aliments peuvent
être nocifs pour les humains et
pour les écosystèmes terrestres et
aquatiques, et causer une perte de
biodiversité. L’agriculture biolo­
gique interdit l’utilisation de pes­
ticides de synthèse. Mais peu
d’études comparatives tiennent
compte de ces effets.

Des évaluations réductrices
Par ailleurs, la dégradation des
terres et la réduction de la qualité
des sols résultant d’une gestion
non durable des agroécosystè­
mes constituent un problème ra­
rement considéré. Les avantages
des pratiques agricoles biologi­
ques, telles que des rotations mo­
bilisant une plus grande diversité
de cultures et l’utilisation d’en­
grais organiques, sont paradoxa­
lement souvent négligés. Dans
notre analyse des études sur cette
question, nous constatons que
ces facteurs sont souvent mini­
misés, voire non pris en compte.
La méthode la plus courante
pour évaluer les impacts environ­
nementaux de l’agriculture et de
l’alimentation est appelée analyse
du cycle de vie (ACV). L’ACV était à
l’origine pensée pour l’évaluation
des impacts environnementaux
de la production industrielle en
termes de volume de produit.
Dans cette perspective, les pra­
tiques agricoles intensives sont

bien sûr plus efficaces et offrent
de meilleurs rendements – c’est ce
pour quoi elles ont été conçues.
Mais nous pensons que consi­
dérer l’agriculture sous cet angle
est réducteur et ne parvient pas à
saisir le rôle plus large de l’agri­
culture pour la société et la nature.
Un facteur également très diffi­
cile à saisir dans ce type d’études
est l’impact des changements et
des tendances sociales. Par exem­
ple, la demande croissante des
consommateurs pour la viande
biologique : traditionnellement,
les études faisant des calculs dans
ce domaine peuvent simplement
supposer que la consommation
globale de viande restera la
même, et qu’il faudra donc plus de
surfaces agricoles, ce qui accen­
tuera la déforestation. Mais ceux
qui achèteront de la viande biolo­
gique pour des raisons environne­
mentales et éthiques seront pro­
bablement aussi moins portés sur
des produits d’origine animale – il
est donc très difficile de connaître
les conséquences réelles de ces
choix et d’en évaluer les impacts
environnementaux.
La recherche dans ce domaine
n’est pas encore suffisamment
complète et a une perspective
trop étroite. Notre analyse des étu­
des actuelles montre comment la
méthode d’analyse n’évalue pas
correctement les systèmes com­
plexes tels que l’agriculture biolo­
gique. Nous ne pouvons pas utili­
ser l’ACV comme mesure unique
et universelle pour comparer les
impacts environnementaux de
l’agriculture biologique et de
l’agriculture conventionnelle. Il
faut l’améliorer et la compléter
avec d’autres méthodes d’évalua­
tion environnementale pour ob­
tenir une image plus équilibrée.

Christel Cederberg est profes-
seure à l’université de techno-
logie Chalmers, à Göteborg
(Suède) ; Hayo van der Werf
est chercheur à l’Institut
national de recherche pour
l’agriculture, l’alimentation
et l’environnement (INRAE)

Ce Nutri-score dont les lobbys ne veulent pas


Pour les eurodéputés Eric
Andrieu, Sylvie Guillaume et
Marc Tarabella, tous les pays
de l’UE doivent adopter ce logo
d’information nutritionnelle,
qui aide les consommateurs
à faire des choix éclairés

L


e constat à la base est édifiant. La santé
des Européens se dégrade : un adulte sur
deux et près d’un enfant sur trois est en
situation de surpoids en Europe, près
d’un citoyen sur cinq est atteint d’obésité, et
ces chiffres ne font qu’augmenter (source :
OMS 2017). L’Organisation mondiale de la
santé qualifie même ce phénomène de grave
épidémie. Parallèlement, les personnes victi­
mes de diabète, d’hypertension ou de maladies
cardio­vasculaires sont de plus en plus nom­
breuses. Un des principaux responsables? La
malbouffe. Partant de cet état des lieux,
en 2010, l’Europe a entrepris de rénover l’éti­
quetage des produits alimentaires avec une
nouvelle législation, le but étant de permettre
davantage de transparence sur le contenu de
ces produits, leur provenance, avec une signali­
sation plus claire des composants, mais aussi
des allergènes potentiels.
C’est alors que la question d’un Nutri­score
s’est invitée à la table des discussions. L’idée
était simple : proposer un logo qui indique la
qualité nutritionnelle des aliments, au travers
de notes allant de A à E, avec l’objectif de com­
parer aisément des produits. Le calcul, sur la
base d’un algorithme, prend en compte des
paramètres à favoriser, comme les fruits,
les légumes, les fibres ou les protéines, et à li­

miter, tels les acides gras saturés, les sucres,
le sel... Mais le texte législatif résultant de ces
travaux a été vite la proie des lobbys de l’in­
dustrie agroalimentaire qui ne voulait pas
qu’on lui dicte ce qu’elle devait mettre sur les
étiquettes, ni qu’on l’oblige à mentionner les
composants de ses produits ou leur origine.
Alors, ajouter à cela un logo Nutri­score : les
grandes marques ont crié au scandale.
Le bras de fer tournera finalement à l’avan­
tage de l’Europe qui imposera malgré tout sa
législation, dès 2011, mais, dans ce combat, le
Nutri­score est passé à la trappe... pour un
temps seulement. L’idée du logo, soutenue
par de nombreuses associations de protec­
tion de consommateurs et par des scientifi­
ques, a continué malgré tout à faire son che­
min. Les multinationales ont alors rivalisé de
génie pour tenter de continuer leur politique
de désinformation. Certains mettront même
sur leurs emballages des logos alternatifs
ayant pour seul but de tromper le consom­
mateur, en jouant sur les codes couleurs, en
les intervertissant, par exemple.

Dépasser le stade des promesses
Aujourd’hui, huit des dix plus grandes multi­
nationales sont toujours opposées au Nutri­
score. Elles représentent à elles seules près
d’un demi­millier de marques, et surtout des
dizaines de milliers de produits, qui, si un
Nutri­score unique était obligatoire, se ver­
raient affublées d’un feu rouge à cause de leur
excès en sucre, en sel ou en graisse. Pour ces
industriels, le danger d’une perte colossale de
profits est indéniablement la principale rai­
son de leur rejet d’un Nutri­score unique.
Pourtant, l’idée de cet outil n’est pas d’oc­
troyer des mauvaises notes, mais bien de ren­
dre leur pouvoir aux consommateurs, leur
rendre la possibilité de faire des choix éclairés
pour leur santé. L’intention n’est pas de pros­

crire les produits notés « E », mais de rappeler
que ceux­ci ne peuvent pas constituer la base
de l’alimentation. Dans ce contexte, les pou­
voirs publics doivent reprendre la main. Le
moment est venu! D’abord parce que la santé
des 500 millions de citoyens européens est
primordiale et parce que les consommateurs
ont fait savoir qu’ils étaient majoritairement
en faveur du Nutri­score. Ensuite parce que, au
niveau politique, la Commission européenne
(CE), dans son projet de « pacte vert » envisage
une harmonisation du système d’étiquetage
des produits alimentaires. D’ailleurs, quelques
Etats membres ont déjà fait le choix d’adopter
le Nutri­score. L’occasion est donc belle d’im­
poser enfin un label Nutri­score européen.
Nous appelons tous les acteurs du secteur
agroalimentaire, fabricants et distributeurs, à
apposer sans délais le Nutri­score sur les em­
ballages de tous leurs aliments ; nous appe­
lons les politiques et la CE à soutenir ce projet
et nous les invitons à enfin dépasser le stade
des promesses pour passer aux actes.
Il faut un Nutri­score sur les emballages des
produits et il faut qu’il soit efficace et davan­
tage commun à toute l’Europe. On ne peut lais­
ser indéfiniment les grandes entreprises pilo­
ter le monde sans que l’intérêt général soit pris
en compte. Les bénéfices de multinationales
ne devraient jamais prévaloir sur la santé des
citoyens européens ni sur l’éthique.

Eric Andrieu, eurodéputé (Alliance progres-
siste des socialistes et démocrates) ; Sylvie
Guillaume, eurodéputée (Alliance progres-
siste des socialistes et démocrates), Marc
Tarabella, eurodéputé belge (Alliance
progressiste des socialistes et démocrates)

Le partage des risques,


rempart de la zone euro


L A C H RO N I QU E


D EPATRICK ARTUS


A


ujourd’hui, la dynamique inexo­
rable qui a conduit à la crise de la
zone euro de 2010 à 2014 est
beaucoup mieux comprise. Son
point de départ est lié à la création de la
zone euro, qui a fait disparaître le risque
de variation des taux de change entre
les pays membres. Cela a en effet
conduit à une intégration financière
forte de la zone euro, avec une capacité
accrue des pays ayant un déficit d’épargne à se financer auprès
des pays ayant un excédent d’épargne.
Le degré d’intégration financière peut être mesuré, en compa­
rant, par exemple, la taille des actifs étrangers détenus par l’Alle­
magne et celle du financement extérieur de l’Espagne ou de l’Ita­
lie. Les avoirs extérieurs brut de l’Allemagne sont ainsi passés de
115 % du PIB de l’Allemagne en 1999 à 224 % en 2009 ; la dette ex­
térieure brut de l’Espagne a, quant à elle, grimpé de 114 % du PIB
de l’Espagne en 1999 à 227 % en 2009 ; celle de l’Italie de 86 % à
151 % du PIB. Cette intégration financière en hausse stimule dans
un premier temps la croissance dans les pays périphériques de la
zone euro en y canalisant l’excès d’épargne des pays du cœur de
la zone euro, en particulier l’Allemagne mais, dans un second
temps, elle conduit à la crise de balance des paiements de 2010
(Luca Fornaro : « Monetary Union and Financial Integration »,
Discussion Paper n° 14216, CEPR, décembre 2019).
En effet, la dette extérieure des pays périphériques de la zone
euro (Espagne, Italie, Portugal, Grèce) devenant très impor­
tante, le recul de la croissance avec la crise des subpri­
mes en 2008­2009 a conduit les investisseurs étrangers à consi­
dérer ces pays comme insolvables. Ils ont même arrêté leurs
prêts et ont retiré leurs capitaux de ces pays. Ceux­ci, ne pou­
vant plus financer un déficit extérieur, ont dû le faire disparaî­
tre. Cela a entraîné un recul de la demande intérieure et la réces­
sion dans ces pays. La balance courante de l’ensemble des pays
périphériques de la zone euro est passée de 8 % de leur PIB
en 2008 à un excédent de 2 % de leur PIB en 2013, mais ceci a en­
traîné un recul de 17 % de leur demande intérieure.

Rassurer les investisseurs
Cela a abouti à une situation absurde : la disparition de la mobilité
des capitaux entre les pays de la zone euro, en raison de l’intégra­
tion financière, au lieu de la très forte mobilité des capitaux après
la création de l’euro. Comment, dans ces conditions, éviter à l’ave­
nir une crise de balance des paiements et la récession qu’elle en­
gendre dans la zone euro? En rassurant les investisseurs sur la
solvabilité des pays de la zone euro et donc en partageant entre
les pays les risques liés à un pays en particulier (« risk sharing »). La
manière la plus simple pour assurer le partage des risques entre
les pays est le fédéralisme budgétaire, qui permet notamment à
un pays en difficulté de contribuer moins au budget.
Mais il est inutile de passer trop de temps sur cette solution,
rejetée par un grand nombre de pays (Allemagne, Pays­Bas,
Autriche, Finlande...). Il faut alors
comprendre que la politique moné­
taire très expansionniste constitue
un substitut à ce fédéralisme budgé­
taire impossible. Quand la BCE fixe
des taux d’intérêt extrêmement bas,
elle met en place une taxation des
pays créditaires, comme l’Alle­
magne, au profit des pays débiteurs


  • l’Espagne dont la dette extérieure
    nette est aujourd’hui de 77 % du PIB,
    mais aussi le Portugal (107 % du PIB),
    la Grèce (15 %) et l’Italie (5 %). Ce
    transfert des pays riches vers les pays
    plus pauvres est bien l’équivalent du
    transfert budgétaire qui serait réa­
    lisé par un budget fédéral. La BCE pallie l’absence de ce budget fé­
    déral, mais ce comportement ne peut pas être permanent. La
    persistance dans le long terme de taux d’intérêt nuls sur l’euro et
    des transferts associés n’est en effet pas envisageable.
    Il faut par conséquent mettre en place un véritable partage des
    risques entre les pays de la zone euro, pour répartir les effets d’un
    choc spécifique à un pays, étant donné que la politique moné­
    taire ne peut pas rester perpétuellement expansionniste. Un tra­
    vail de recherche récent (J. Martinez, T. Philippon, M. Sihvonen :
    « Does a Currency Union Need a Capital Market Union? Risk Sha­
    ring via Banks and Markets », CEPR Discussion Paper n° 14220,
    décembre 2019) montre que l’union bancaire partage les effets
    des chocs de demande tandis que l’union des marchés de capi­
    taux partage les effets des chocs d’offre.
    L’union bancaire est une situation où les banques d’un pays
    sont protégées des crises économiques de ce pays. Cela permet
    aux banques d’un pays en difficulté après un choc défavorable de
    demande de continuer à prêter, ce qui est stabilisant.
    L’union des marchés de capitaux est une situation où les inves­
    tisseurs épargnants de chaque pays de la zone euro détiennent
    des portefeuilles d’actifs financiers diversifiés dans tous les pays
    de la zone euro. Un choc d’offre négatif dans un pays y fait baisser
    les prix des actifs financiers, mais, si les portefeuilles des inves­
    tisseurs du pays sont diversifiés, ils sont assurés contre cette
    baisse, ce qui est aussi stabilisant.
    On voit donc que l’intégration financière, dans une union mo­
    nétaire, conduit à une crise de balance des paiements, sauf si un
    mécanisme de partage des risques existe, qui fait reculer le ris­
    que d’insolvabilité de chacun des pays lorsqu’il est touché par un
    choc défavorable. Puisque, dans un futur proche, il n’y aura pas
    de budget fédéral et que la politique monétaire expansionniste
    ne pourra pas être durablement un substitut à ce budget, il est in­
    dispensable que les autres mécanismes de « risk sharing » soient
    mis en place : l’union bancaire (commencée mais non achevée)
    et l’union des marchés de capitaux (aujourd’hui absente).


L’UNION BANCAIRE 


PARTAGE LES EFFETS 


DES CHOCS DE 


DEMANDE, L’UNION 


DES MARCHÉS 


DE CAPITAUX 


PARTAGE LES EFFETS 


DES CHOCS D’OFFRE


Patrick Artus
est chef économiste
de la banque
Natixis et membre
du Cercle
des économistes.
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