Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

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La montre et le territoire


Vu de la capitale,


il existerait « à deux


heures de Paris »,


un monde idéal,


ni trop proche


ni trop éloigné. Mais


comment ce


découpage


spatio-temporel


s’est-il imposé


dans l’esprit


des Parisiens?


ENQUÊTE


Par Olivier Razemon

D


es « escapades », des « city
breaks », une « parenthèse
normande », la « Bourgo­
gne buissonnière »... Et
tout cela à deux heures de
Paris, s’il vous plaît. Les
hebdomadaires, webzines et autres blogs
de voyage semblent chérir cette distance,
exprimée en temps de parcours, au dé­
part de la capitale. Voyez un peu ces
séminaires que telle agence événemen­
tielle organise dans un château perche­
ron ou une demeure du Loir­et­Cher. Ou
ces résidences secondaires, qu’il faudrait
pouvoir rejoindre en 120 minutes chrono
en partant du parvis de Notre­Dame.
Tandis qu’Airbnb promeut « le calme de la
campagne », voire « le bout du monde »,
mais « à deux heures de Paris ».
Ce sont aussi ces ministres, les
épaules alourdies du poids des affaires
de la France, qui sont priés, au mois
d’août comme pour les fêtes de fin d’an­
née, de rester à proximité. « Pas plus de

Méditerranée, Alpes, Bourgogne, plaines
de la Bresse, et même... Paris.
Alors, pourquoi deux heures, et
d’abord, pourquoi Paris? Mais parce que
les Parisiens sont au centre du monde,
pardi! Comme chacun sait, la plupart
des agences de voyages, des journalistes,
des illustres publicitaires, ont posé leur
nombril intra­muros. Dès lors, si vous
êtes là, en train de consulter ces proposi­
tions de week­ends et de résidences
secondaires, vous habitez nécessaire­
ment la capitale. Les autres ne savent
pas lire? Ils n’ont pas Internet? Pas les
moyens de partir en vacances, peut­
être, d’organiser des séminaires ou
d’acheter une maison de campagne?
Présumés moins fortunés, ils sont donc
moins intéressants? L’affaire se corse.
On s’interrogeait naïvement sur l’op­
portunité de séjourner « à deux heures
de Paris », et nous voilà plongés dans les
relations d’ordre psychanalytique entre
la capitale et le reste du pays.
D’ailleurs, vu de Bourgogne ou
de Normandie, Paris ne se limite pas aux

arrondissements numérotés de 1 à 20,
mais inclut sa banlieue, petite, moyenne
et grande couronnes confondues. En
plus des 2 millions de Parisiens, on re­
cense en Ile­de­France 10 millions de per­
sonnes qui se trouvent bien des raisons,
elles aussi, de vouloir échapper à l’entas­
sement et à la congestion. La capitale de­
meure dans l’imaginaire collectif la ville
où tout se décide et où tout événement,
du microscopique accident de trottinette
à la déclaration, anodine ou tonitruante,
d’un candidat aux municipales, fait les ti­
tres des médias nationaux. Soumis à la
pression de ces faits incessants, les Pari­
siens auraient, à lire les prospectus pro­
mettant des week­ends au vert, besoin
de « se ressourcer », d’« échapper à la gri­
saille » ou à la « chaleur étouffante », se­
lon la saison, en tout cas à la foule et à
l’oppression de la vie parisienne.
La vie parisienne. Cette expres­
sion symbolisait à l’époque d’Offenbach
les plaisirs raffinés, les jambes en l’air et
la joie de vivre. Aujourd’hui, elle serait
plutôt synonyme d’appartements mi­
nuscules, de particules fines, de vacarme
urbain et de cernes sous les yeux. « Au
fond, l’expression “à deux heures de Paris”
dit beaucoup de ce qu’est la vie à Paris »,
résume Georges Amar, consultant en
mobilité, qui a longtemps exercé comme
prospectiviste à la RATP.
Alors maintenant, pourquoi
« deux heures »? Pourquoi pas une de
plus, ou une demie de moins? Deux heu­
res, « c’est la barrière psychologique pour
un week­end loin de Paris, au vert, affirme
Verena von Derschau, une Parisienne
d’origine allemande. Quand mes beaux­
parents ont voulu acheter une résidence
secondaire, leurs enfants ont assuré que,
pour en profiter régulièrement, il fallait
que ce soit à moins de deux heures de
Paris. C’est peut­être pour ça que la Nor­
mandie, le Perche, le nord de la Bourgogne
ont tellement de succès... » « A une heure de
Paris, on est encore à Marne­la­Vallée ou à
Fontainebleau [Seine­et­Marne], bloqué
dans les bouchons. A deux heures, on s’est
échappé. C’est un peu comme si l’on voyait
encore la Terre en n’étant plus soumis à
son attraction », corrobore Marie­Xavière
Wauquiez, une habitante de Saint­Maur­
des­Fossés (Val­de­Marne). A cette distan­
ce, on se détourne progressivement des
paysages franciliens, que l’on présume

Photos extraites
de la série « Des petits riens ».
PATRICK TOURNEBOEUF/
TENDANCE FLOUE

deux heures de Paris », avait demandé
l’été dernier le premier ministre à son
gouvernement. Souvenons­nous enfin
des guerres de l’ex­Yougoslavie, au début
des années 1990, qui indignaient les in­
tellectuels français, choqués que l’on
puisse se battre, pour la première fois de­
puis la fin de la seconde guerre mon­
diale, à nos portes. « A deux heures
d’avion de Paris, la Bosnie­Herzégovine
est sous les bombes », s’exclame alors l’as­
sociation Première urgence dans une
publicité assortie du soutien de nom­
breuses personnalités, parue dans le
Nouvel Observateur, ancêtre de L’Obs.
Des recherches en ligne confir­
ment que l’expression « à deux heures de
Paris », pour un sujet grave ou léger, ren­
contre un grand succès. A l’inverse, les ex­
cursions « à deux heures de Lyon », de Nan­
tes ou de Lille font un flop, tout comme
les « dépaysements garantis », « à une
heure » ou « à trois heures de Paris ». Pour­
tant, à deux heures de Lyon, on trouve
une variété de paysages à faire pâlir le
Grand Bassin parisien : Massif central,
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