Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

(Brent) #1
D I M A N C H E 2 3 - L U N D I 24 F É V R I E R 2 0 2 0

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saturés de zones commerciales et de lo­
tissements pavillonnaires que desservent
des rocades et des RER bariolés.
Même si, en réalité, la région pa­
risienne regorge de vallons tranquilles,
de forêts centenaires et de châteaux his­
toriques, le voyageur, lui, rêve d’exo­
tisme. Loin des vernissages d’exposi­
tions et des trottoirs encombrés de scoo­
ters du 11e arrondissement, il veut du
grand air, la vraie campagne et ses va­
ches, la cité de caractère avec des gens
qui ont un accent, des produits du terroir
et de généreuses spécialités.
« On peut être à Fécamp, au bord
de la mer, et se sentir loin de Paris, alors
qu’après dix heures d’avion, à Buenos
Aires ou à New York, le Parisien ne sera pas
du tout dépaysé », note Georges Amar.
Que voulez­vous, le Parisien s’émerveille
d’un rien, pourvu que ça ne ressemble
pas à la grande ville. Pour s’exciter les
sens, rien de tel que la « campagne pro­
fonde », « le fin fond de la province », par­
don, un « territoire oublié », comme on
dit depuis la crise des « gilets jaunes ».
Une région où, comme le raconte la réa­
lisatrice Virginie Verrier dans son film
intitulé comme il se doit A deux heures
de Paris, il est parfaitement admis d’affi­
cher dans son salon sa collection d’ani­
maux empaillés, où les cafetiers ne ser­
vent pas d’orange pressée, mais seule­
ment du coca normal, et où, si vous
passez chez des inconnus en début de
soirée, il est fort probable qu’ils vous in­
vitent à dîner. Une vie rurale contempo­
raine tellement étrange que, « quand on
couche avec quelqu’un, on peut aussi
avoir des sentiments », comme le dit l’un
des personnages du film.
De fait, le décor de ce long­mé­
trage, baby­foot fatigué du bar du Crotoy
(Somme), trophées de chasse, enseigne
vintage de la discothèque ou hôtel char­
mant aux lits défoncés, tout cela est bien
réel. « Je n’ai eu recours à aucun acces­
soire », assure la réalisatrice, qui se dé­
fend de toute entomologie malsaine.
« C’est Paris qui est décalé par rapport à la
France, et non l’inverse. Quand on en sort,
même à moins de deux heures, on peut
très vite être dépaysé », analyse celle qui a
grandi dans un autre coin de Picardie, à
Compiègne (Oise).
Deux heures, pour les Parisiens,
c’est enfin « le seuil psychologique au­


delà duquel la mobilité pendulaire
devient inefficace. Au­delà, on passe à
une demi­journée de voyage, et c’est un
peu trop quand on part deux jours »,
observe l’anthropologue et consultante
Sonia Lavadinho. On calquerait ainsi son
parcours hebdomadaire sur la durée
maximale de l’aller­retour quotidien.
L’hypothèse n’est pas absurde. A deux
heures, l’immobilier devient enfin abor­
dable, suffisamment éloigné des prix de
Paris, de la petite et même de la grande
couronne.

T H É O R I E

De la relativité de la distance


D


eux heures, d’accord, mais deux heures de quoi?
Bizarrement, alors que 65 % des foyers parisiens
ne possèdent pas de voiture, la promotion des
escapades et des hôtels de charme semble partir du
principe que le voyage se fera en automobile. Dans une
région fortement embouteillée, le succès de cette entre­
prise motorisée dépend d’un facteur non négligeable, le
jour et l’heure du départ. En deux heures de voiture, un
mardi en fin de matinée, on se retrouve dans les Arden­
nes, sur la place ducale de Charleville­Mézières, « vraie
fausse » jumelle de la place des Vosges. Un vendredi
soir, on atteint à peine la Seine­Saint­Denis, et l’on ne
dépasse pas Noisy­le­Grand.
En avion, deux heures (Vienne, Edimbourg ou
Porto) en durent plutôt cinq ou six, si on ajoute l’accès à
l’aéroport, les files d’attente et la séance de déshabillage
pour cause de sécurité. A vélo, en pédalant quelque cent
vingt minutes, on parvient, par la coulée verte qui file
vers le sud, à Massy (Essonne), ou, en longeant le canal
de l’Ourcq, quelque part vers Sevran (Seine­Saint­Denis).
C’est agréable, mais cela ressemble davantage à une
découverte de la banlieue qu’à un lointain voyage.
A pied, deux heures de marche depuis le parvis de
l’Hôtel de ville conduisent au marché couvert de Saint­
Maurice (Val­de­Marne). Des huîtres au bar, un verre de
vin blanc, et le patron du bistrot, qui tutoie vite, s’enquiert

bientôt : « Tu ne connaissais pas le marché, mais tu viens
d’où? » Et de s’exclamer : « Comment ça, de Paris! »,
comme si on lui avait annoncé qu’on débarquait d’Ama­
zonie ou du Kansas. « C’est bien, ici, on n’est pas dérangé,
on est chez nous », poursuit­il. Bigre. A peine quitté Paris
et déjà on n’est plus d’ici.
Pour Yves Crozet, économiste des transports et
maire de Saint­Germain­la­Montagne (Loire, 240 habi­
tants), le trajet suppose le recours à la grande vitesse
ferroviaire. « Deux heures, c’est le standard Paris­Lyon »,
affirme­t­il, assis dans le salon du petit hôtel du Quartier
latin où il a ses habitudes quand il descend du TGV. Le
spécialiste se souvient de la manière dont Lyon a fait sa
promotion, dans les années 1980, « en s’adressant à la
clientèle d’affaires, pour qui tout se passe à Paris ».
Cette durée de voyage est progressivement deve­
nue un étalon pour les maires des grandes villes sou­
cieux de rallier les lieux de pouvoir rapidement tout en
couchant à la maison le soir. Au fil des extensions des
lignes à grande vitesse, le label « à deux heures de Paris »
a été octroyé à Strasbourg, Bordeaux ou Besançon. Cette
ville en avait même fait une publicité, en 2011 : « C’est où
Paris? », s’affichait en lettres capitales blanches sur fond
rouge. « A 2 h 05 de Besançon », poursuivait la municipa­
lité, qui se gardait bien de préciser, toutefois, que ce
temps de parcours était garanti depuis la gare TGV, située
à un quart d’heure en train du centre­ville.
Mais, même par les voies ferrées, le temps s’est
dilaté au fil des ans. « Quand je quitte mon village pour
la gare TGV de Mâcon, j’ai besoin de dix minutes de plus
qu’il y a trente­cinq ans », raconte M. Crozet. « Les limita­
tions de vitesse sont plus strictes, les contrôles routiers
plus fréquents, et la SNCF a agrandi les parkings de la
gare qu’il faut traverser à pied pour atteindre les voies. »
Deux heures, mon œil...

L E C H I F F R E

3


C’est le nombre d’heures


de route acceptable selon les ma-


gazines new-yorkais pour partir


en week-end de charme. Car à


chaque conurbation, sa distance


idéale. En Suisse, « le maximum,


c’est plutôt une heure, une durée


établie sur le Berne-Zurich


en train, 58 minutes », avance


Sonia Lavadinho, anthropo-


logue urbaine et géographe.


D


eux heures de Paris, mais
pour quoi faire? Une fois
épuisées les « échappées loin
du stress », certains cherchent à
s’en aller pour de bon. D’après un
sondage effectué en février 2019
par l’institut Elabe, 56 % des Franci-
liens habiteraient dans une autre
région s’ils en avaient la possibilité.
La proportion monte même à 80 %
chez les cadres, disposés pour cela
à rogner sur leur salaire. On peut
gager que le long épisode de grève
des transports de cet hiver, assorti
d’images anxiogènes des couloirs
du métro bondé, fera augmenter
significativement cette proportion
de futurs exilés franciliens.
Entre l’exil définitif et la résidence
secondaire, il y a un entre-deux,
le travail à distance. Il faut pouvoir
revenir de temps en temps, ou
prendre des rendez-vous avec des
gens forcément importants dans
la capitale. « Dans un mode de vie
basé sur les loisirs, le modèle 5 jours
de travail/2 jours de week-end est
remis en question. Certains passent

à 4 jours/3 jours, voire 10 jours/
5 jours », décrypte Sonia Lavadinho,
anthropologue et consultante.
Deux sites au moins, Partirdeparis.fr
et Paris-jetequitte.com, se présen-
tent comme des guides des démar-
ches administratives et immo-
bilières à effectuer pour s’installer
ailleurs, là où la vie serait plus belle.
« L’accès à la propriété devient possi-
ble, ainsi que l’espace, la verdure,
la mer, tous ces fantasmes de citadin »,
souligne Adrien Pépin, fondateur
du site Partir de Paris. Car certains
urbains veulent partir à tout prix,
mais ne savent pas précisément où.
Forcément, cela suscite des convoi-
tises : « Nous aidons les territoires et
entreprises à se faire connaître auprès
de notre audience, ce qui contribue

à leur développement économique »,
détaille Aurélie de Cooman, co-
fondatrice de Paris je te quitte.
La petite ville de Joinville, dans la
Haute-Marne, 2 800 habitants,
2 h 45 de Paris en train, 3 h 20 en
voiture, a souscrit aux propositions
des deux sites. « Nous avons de
superbes hôtels particuliers à vendre
à des prix défiant toute concurrence »,
vante Anthony Koenig, chargé
de mission à la mairie, qui attend
impatiemment lesdits Parisiens.
Sans véritable succès pour
le moment. « On est à plus de deux
heures », déplore-t-il, fataliste.
Jean-François Debat, maire (PS)
et candidat à sa réélection à Bourg-
en-Bresse, 1 h 52 de la gare de Lyon,
espère avoir plus de succès. Lorsque
le marché immobilier parisien a
dépassé, en septembre dernier, le
seuil symbolique des 10 000 euros
le mètre carré, l’élu s’est adressé aux
« jeunes cadres qui rêvent de travailler
à Paris, tout en habitant en dehors, et
en refusant le statut de banlieusard ».
Il y aurait sans doute beaucoup à
dire sur ce « statut de banlieusard »,
mais ce n’est pas le sujet. En atten-
dant, le maire signale opportuné-
ment que pour 200 000 euros, « un
couple peut profiter d’une maison à
dix minutes à vélo de la gare de Bourg
et d’un cadre de vie agréable ».
D’autres collectivités misent sur
les couloirs du métro pour vanter
leurs charmes. Les villes de Rennes
(1 h 25 en TGV) ou Reims (47 mi-
nutes), les départements du Cher
(2 heures en voiture) ou de la Hau-
te-Marne (2 h 39) ont récemment
sacrifié à l’affiche multicolore
destinée à jouer du contraste entre
les charmes de leur territoire et
la grisaille du souterrain. L’espace
disponible et le coût de la vie sont
présentés comme les principaux
atouts. En effet, le kilo de poireaux
dans le Cher, à deux heures,
demeurera toujours moins onéreux
qu’au Bon Marché, qui est pourtant
à cinq minutes.
A Bourg-en-Bresse ou à Joinville,
dans sa maison percheronne ou
à Fécamp (Seine-Maritime),
le résident secondaire ou perma-
nent ne subit plus la pression. Sans
se rendre compte qu’il la met
aux autres. Car chacun connaît
les responsables de l’augmentation
des prix dans certaines campagnes
ou dans les grandes villes : ce sont
« les Parisiens ». Il y a quelques
années, des autocollants « Parisien
rentre chez toi » étaient apposés
dans les rues de Bordeaux. Pour
Yves Crozet, économiste des trans-
ports, l’augmentation des prix dans
la métropole bordelaise s’explique
surtout par « le changement socio-
logique de la partie centrale de
la ville ». Prix en hausse, vernissages
trendy, installations de publicitaires,
scooters, trottinettes, bref, le cycle
infernal. Bientôt, on ira se réfugier
à deux heures de Bordeaux.

Pour deux jours ou pour de bon

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