Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

(Brent) #1

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D I M A N C H E 2 3 - L U N D I 24 F É V R I E R 2 0 2 0

L E M O T D E L A S E M A I N E

Neige


n. fém.

Eau congelée qui tombe


en flocons et fait le bonheur


des amateurs de sports d’hiver...


quand elle tombe. En son


absence répétée, Céüze, petite


station des Hautes-Alpes, peine


à trouver un repreneur pour ex-


ploiter ses installations.


Superbagnères (Haute-Garonne)


a remédié au problème en se


faisant livrer 50 tonnes de neige


par hélicoptère, le 14 février


BLOC-NOTES

T E I N T U R E S


M O R T E S


LES HOMMES TURKMÈNES de plus de
40 ans ont reçu l’« interdiction orale » de se
teindre les cheveux depuis que leur prési-
dent, Gourbangouli Berdimoukhamedov,
a lui-même décidé d’abandonner les
produits colorants et d’exhiber ses « nobles
cheveux gris », selon le magazine Courrier
international. Pour accompagner cette
mesure, seuls les fonctionnaires aux che-
veux gris ont accès aux réunions honorées
par la présence du président.

9%


C’est le pourcentage
de Français qui ont déjà en-
voyé une ou plusieurs photos
de leur sexe avec leur smart-
phone, selon un sondage
conduit à la mi-février
par l’IFOP pour le compte du
magazine Hot Video. 13 % des
hommes disent s’y être
adonnés, contre seulement
5 % des femmes, précisent
les auteurs de l’étude.

CHERS ÉTRONS

Les élus d’une commu­
ne lombarde, en Italie,
ont mis au point un
système original et eff i­
cace pour retrouver et
punir d’une amende de
75 euros les propriétai­
res de chiens qui aban­
donnent les déjections
de leur animal sur la
voie publique : prélever
l’ADN de ces excré­
ments et les croiser
avec « une base de don­
nées du registre canin
de la région, où doivent
être enregistrés tous les
chiens », selon l’hebdo­
madaire Il Venerdi.

LASSE RUSSE

Q


uand je regarde mes enfants en train de jouer au parc,
me vient souvent à l’esprit la réflexion suivante :
comment se fait­il que ces petits soient mieux ha­
billés que moi, alors qu’ils n’ont jamais été abonnés à
Teen Vogue, ni à MilK, et qu’ils n’ont même pas de
quoi se payer un tee­shirt du discounter Fabio Lucci?
La première réponse qui me vient est celle­ci : le
corps d’enfant possède une grâce naturelle que
l’adulte a perdue. Tout lui va. Un peu trop généri­
que et essentialiste, cette piste voit sa validité re­
mise en question lorsque j’examine les photos té­
moignant de ma propre enfance. Avec mes pulls
trop serrés et affreusement bariolés, mes panta­
lons en velours vaguement pattes d’ef, et parfois
même ma cagoule qui gratte, on dirait le figurant
d’un remake de South Park par Tony Gatlif.
Si mes enfants sont mieux habillés que
moi aujourd’hui, c’est donc, à mon sens, pour
d’autres raisons. Désormais vitrine d’une bonne
parentalité, l’enfant, en sa qualité d’investisse­
ment narcissique, est devenu un faire­valoir. En
conséquence, ses dotations échappent à la com­
pression de certains postes de dépenses. Si,
d’après l’Insee, la part de l’habillement dans le
budget des Français a diminué d’un tiers depuis
1960, et tandis que cette contraction s’est encore
accentuée récemment (les dépenses vestimentaires globales représen­
taient 3,7 % du budget consommation des Français en 2005, à peine
2,8 % en 2018), la mode enfantine reste épargnée. Représentant 12 % des
ventes totales du secteur (étude Kantar, 2019), l’enfant joue aujourd’hui
un rôle prescripteur qui en fait une cible stratégique de choix, scrutée,
chouchoutée. Pas étonnant que le fameux « Sapé comme jamais » de
Maître Gims soit un des refrains favoris des cours d’école.
Parfois avant même de savoir marcher, l’enfant arbore une
paire de Nike collectors à vous faire baver, qui sera du plus bel effet sur
Instagram. L’équation est assez simple : parentalité + réseaux sociaux
= montée en gamme de la garde­robe enfantine. A cela s’ajoute la stari­
sation de babies fashionistas qui dictent la tendance. Harper Beckham,
la fille de Victoria et David, voit le moindre de ses looks décortiqué par
la presse féminine. « La fashionista miniature travaille son style au dé­
tail près. Cette fois, elle joue la carte des sixties avec une robe baby­doll à
la coupe droite et à l’imprimé vichy. Et quoi de mieux qu’un collant noir
opaque pour mettre en valeur cette robe aux accents vintage. Le détail
punchy? Ses petites Vans fleuries, qui apportent un peu de couleur et
donnent du piquant à sa tenue », écrivait le magazine Elle en légende
d’une photo de la petite Harper, alors âgée de 3 ans.
Dans le sillage de ces babies fashionistas, les enfants d’aujour­
d’hui sont habillés avec plus d’audace que jadis, osant, là où les adultes
restent timorés, aussi bien le sweat à paillettes à tête de Ninjago que la
chapka synthétique à oreilles d’ours (la coiffe iconique de mes deux
fils). Pendant ce temps­là, selon le principe des vases communicants, le
père de famille se laisse progressivement submerger par le laisser­aller
vestimentaire. Lui qui maintenait jusqu’alors une certaine exigence

stylistique en raison de l’impératif de séduction se retrouve comme
un paon en RTT. Epuisé par sa nouvelle condition de daron multi­
tâche, rendu hagard par les permanences de nuit et les changements
de couches au radar, il cède peu à peu à l’emprise vénéneuse du tee­
shirt non repassé. Son nouveau mot d’ordre (à articuler en détachant
chaque syllabe) : fonc­tio­nnel.
Pour qui n’y prend pas garde, cette vision
utilitariste peut vite sombrer dans le crade, lors­
qu’on s’affiche tout sourire en public avec des
vêtements maculés de régurgitations sèches. On
frôle là l’oubli de soi, dans le plus mauvais sens
du terme. Un oubli qui n’a rien à voir avec une
forme monacale de détachement existentiel,
mais qui s’apparenterait plutôt à une soudaine
amnésie des règles de bienséance. Depuis quand
est­il bienvenu d’aller acheter le pain avec un
sweat à capuche constellé de purée de potiron?
Ce trou d’air stylistique qui affecte le
père de famille (et parfois aussi la mère, soyons
honnêtes) est même devenu un genre vesti­
mentaire en soi : le « dadcore », contraction de
daddy (« papa ») et hardcore (« extrême »). Jean
informe et stonewashed exhumé d’un placard
des années 1990, anorak trop large, vestes de
costume oversize et grosses baskets génériques,
avec en prime col de chemisette mal ajusté et
étiquette qui dépasse, auquel on peut éventuellement adjoindre un sac
banane : tels sont les attributs de ce look qui, à l’origine, avait pour
fonction secrète de coller la honte aux enfants à la sortie de l’école.
Ajoutez à cela la petite bedaine qui apparaît sous l’effet du
combo bière + sédentarité, et vous obtiendrez un individu au look
lambda, aussi affriolant qu’une escalope de dinde et sa jardinière de pe­
tits légumes. Oui mais voilà, cette apparence qui avait tout pour dé­
plaire est devenue, par un incroyable retour de fortune, une des maniè­
res de s’habiller les plus en vue du moment. Même les marques de
mode se sont emparées du dadcore, Balenciaga présentant une collec­
tion printemps­été 2018 totalement inspirée de cette façon de se (mal)
vêtir. Quant à la « dad shoe », cette pompe à grosse semelle, elle court
désormais les rues aux pieds des hipsters.
Ce que souligne la notion de dadcore, c’est que le vêtement est ici
rendu à sa fonction première, utilitaire, par l’approche anesthétique du
parent. L’apparat relégué au vestiaire, l’habit se trouve arraché à l’em­
pire suffocant des signes, des références, du paraître, retrouvant une
sorte d’innocence perdue qui le rend fascinant. Voilà pourquoi je flotte
dans mon jean et au cœur d’un incroyable paradoxe vestimentaire, où
je suis à la fois moins bien habillé que mes enfants, et beaucoup mieux.

Affranchi


de l’impératif


de séduction,


le père


se retrouve


comme


un paon en RTT


PARENTOLOGIE


« Dadcore », ou le naufrage


stylistique du père de famille


L’éducation est une science (moyennement) exacte. Cette semaine, Nicolas Santolaria dresse
un état des lieux vestimentaire des membres du foyer, où papa
s’autorise un look paresseux, à la limite des convenances, mais tellement confortable

Léa, Léo, Tom, Noé, mais aussi Tim, Ali,
Max et Ugo ont à l’école des copains
à quatre lettres, Théo, Hugo, Noah,
Adam ou Enzo. Quand ils croisent des
Marie-Pierre, des Christophe ou
des Marie-Laure, c’est lors des repas de
famille, lorsque plusieurs générations
sont réunies.
Christiane, ça « sonne vieux », Ana, ça
« sonne jeune ». Ce sentiment n’est pas
faux et, chose formidable, on peut le
mesurer. L’âge moyen d’une personne

prénom plus jeune. Et donner un
prénom long, c’était s’assurer d’être
« dans le vent ». Dans les années 1950,
la mode était aux Marie-Anne, alors
que Marie était déjà sur le déclin. A un
moment, le phénomène s’est retourné :
Jean-Christophe et Marie-Ségolène
avaient déjà plus d’une douzaine
de lettres. Comment en ajouter?
L’innovation, qui, de 1900 à 1950,
était venue de l’allongement et des
prénoms composés, est venue ensuite
du raccourcissement. D’abord, en
abandonnant les prénoms les plus
longs : ceux de plus de dix lettres dès
1950, ceux de plus de sept lettres
dès 1975. Puis en embrassant ceux
de quatre ou cinq lettres, plutôt que
ceux de trois lettres, finalement rares.
Nos petits-enfants s’appelleront-ils
alors Pim, Pam et – pour les parents

vraiment exubérants – Poum? Non.
Et l’on peut le prédire : depuis dix ans,
la part des prénoms de plus de cinq
lettres ne diminue presque plus,
et la part des prénoms de trois lettres
stagne. On se dirige, petit à petit,
vers davantage de longueur. Léa, dans
cinquante ans, a toutes les chances
d’être un prénom de grand-mère :
ses enfants et ses petits-enfants
supporteront quelques lettres en plus.

Baptiste Coulmont est professeur de sociologie
à l’université Paris VIII et auteur de « La
Sociologie des prénoms » (La Découverte, 2014).
(http://coulmont.com)

qui porte un prénom de trois lettres,
aujourd’hui, en France, est d’environ
20 ans. Alors que l’âge moyen d’une
personne qui a un prénom de plus
de onze lettres tourne autour de
50 ans. Une petite génération sépare
Max de Maxime ou Tom de Thomas :
chaque lettre en plus dans un prénom
vaut cinq ans en plus.
Cette situation n’a pas toujours existé :
pour nos (arrière)-grands-parents,
un prénom plus long semblait être un

L E P R É N O M D E S G E N S

Léa


Par Baptiste Coulmont

DAVID ADRIEN
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