Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

(Brent) #1

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D I M A N C H E 2 3 - L U N D I 24 F É V R I E R 2 0 2 0

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ous n’avez pas besoin de vous coiffer, vous êtes

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Au café Le Select, à Paris, le 10 février. JÉRÔME BONNET POUR « LE MONDE »

Frédéric Potet

Petite ville de Loire-Atlantique martyri-
sée pendant la seconde guerre mon-
diale, Bouvron, 3 200 habitants, ne se
lasse pas de pleurer ses Tricoteuses.
Peint en 1913, ce tableau du pointilliste
Henri Martin (1860-1943) montre des
femmes s’adonnant à l’art de la maille,
dans un jardin, sous l’ombre mélancoli-
que des arbres. La toile avait été mise
en dépôt par l’Etat à Bouvron en 1952,
en compensation des souffrances en-
durées par la commune, pilonnée par
des obus américains. Envoyées au Mu-
sée d’Orsay en 2016 pour y être restau-
rées, Les Tricoteuses ne sont jamais reve-
nues. « Un scandale », fulmine le maire
Marcel Verger (DVG), qui aimerait ache-
ver son dernier mandat en récupérant,
au minimum, les frais de restauration,
payés par la municipalité (21 700 euros).
L’histoire commence le 11 mai
1945, trois jours après la capitulation
allemande. L’armée nazie n’avait pas
encore rendu totalement les armes
autour de la poche de Saint-Nazaire.
La reddition définitive sera faite ce
jour-là, à Bouvron. « C’est ici que prit
fin la seconde guerre mondiale en Eu-
rope », déclarera le général de Gaulle
en visite dans le bourg, six ans plus
tard, avant d’ordonner le prêt de trois
tableaux appartenant à l’Etat. Les Tri-
coteuses est le plus fameux. Accroché
dans la salle du conseil municipal, le
chef-d’œuvre sera, en six décennies,
témoin de plusieurs centaines de
mariages. « Tous les Bouvronnais et
Bouvronnaises y sont très attachés »,
assure Marcel Verger, qui s’est lui-
même marié sous la toile.
Les premières semonces remon-
tent à 2001. Envoyé sur place afin de
vérifier son état, un émissaire du Musée
d’Orsay estime qu’il est urgent de don-
ner une seconde jeunesse au tableau.
La proximité d’un radiateur a accentué
les craquelures d’âge, la couche pictu-
rale se soulève, les empâtements gri-
macent. Une grosse dizaine d’années
passera avant que le musée parisien
ne revienne à la charge en invoquant le
code du patrimoine, selon lequel les
collections nationales ne peuvent plus
être déposées dans des institutions
non muséales.
Paris exige donc le retour des
Tricoteuses. Bouvron s’y oppose. Le
maire ira jusqu’à solliciter l’intervention
d’un premier ministre de ses connais-
sances, Jean-Marc Ayrault. Gagné : la
ministre de la culture Aurélie Filippetti
validera le maintien du tableau au vil-
lage, fin 2013. Parti se faire retaper au
Centre de restauration des musées de
France, à Versailles, il revient triompha-
lement à Bouvron, en décembre 2017.
Las : entre-temps, des travaux ont
transformé l’hôtel de ville, en le dotant
notamment d’un ascenseur accessible
aux fauteuils roulants. De belles dimen-
sions (209 × 283 cm), l’huile d’Henri
Martin ne passe plus dans la cage d’es-
calier. L’équipe municipale aura beau
proposer de démonter le balcon en fer
forgé et de gruter la toile à travers la
fenêtre : négatif, répondra Orsay ;
retour à Paris.
Paris, où Les Tricoteuses ne sont
plus aujourd’hui, le tableau ayant fina-
lement été confié au Musée d’arts de
Nantes, refait à neuf. Deux logiques
s’affrontent ici. « Il est de mon devoir
de protéger cette œuvre tout en per-
mettant son accessibilité » au plus
grand nombre, justifie dans un courrier
Laurence des Cars, la présidente du
Musée d’Orsay. « Cette œuvre trans-
cende et dépasse son intérêt pictural,
rétorque Marcel Verger. Nous en priver
revient à piétiner la mémoire locale et
le message de paix auquel Bouvron
est associé. »
Orsay a proposé à la commune
le dépôt d’une œuvre de remplace-
ment, à choisir dans le Fonds national
d’art contemporain. Marcel Verger n’a
pas répondu. Le tableau qu’il aimerait
voir accroché dans la salle du conseil
municipal est Guernica, de Picasso.
Pas sûr que le Musée de la Reine Sofia,
à Madrid, soit très partant.

E T P E N D A N T C E T E M P S - L À ...
À B O U V R O N

Les « Tricoteuses »


envolées


UN APÉRO AVEC...


LAMBERT WILSON


Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. Bientôt de Gaulle à l’écran, l’acteur
revient sur les grands hommes qui l’ont fait, à commencer par son père

« J’avais un léger zozotement,


on m’appelait Bugs Bunny »


Laurent Carpentier


première des Trois mousquetaires, du cinéaste Richard
Lester, que Lambert Wilson décide qu’il sera une star.
Hollywood, Rolls, manoir, tout le lot... « Mais rien ne s’est
passé comme prévu », soupire­t­il, ironique. Vraiment?
Que disent ces regards qui se lèvent, ces murmures sur les
lèvres, alors que nous traversons la salle pour aller fumer
une cigarette? Sa voix elle­même est une signature. Il se
marre. « C’est vrai, dans la queue à la boulangerie, il suffit
que je parle et les gens se retournent... Je l’ai totalement tra­
vaillée, cette voix. A l’école, j’avais un léger zozotement, et
un timbre pas très viril, on m’appelait Bugs Bunny. Mais à la
maison, j’écoutais en boucle tous les enregistrements de
Gérard Philipe. C’est comme ça qu’à mes débuts j’ai attrapé
une voix très aiguë, presque éthérée, que j’ai dû modifier. »
Avant d’incarner de Gaulle, il a été l’abbé Pierre,
Cousteau, Yves Montand (en spectacle chanté), et regrette,
pour des raisons de calendrier, de n’avoir pas pu être Van
Gogh pour Pialat... Il apprécie ces rôles qui lui font adopter le
corps d’un autre. Tout petit, on lui fabrique des costumes
avec des papiers brillants. « J’aimais me déguiser. » Un trans­
formiste? Il ne refuse pas le terme. « Transformation : chez les
Anglais, c’est une obsession. Mes modèles s’appellent Daniel
Day Lewis, Anthony Hopkins. Je suis minuscule à côté d’eux.
Après, tu ne choisis pas vraiment tes rôles. Mon visage angu­
leux raconte la morgue, la dureté. Alors on me donne souvent
les parts du méchant. On préjuge de ma froideur. »
A Malassis, près de Rambouillet (Yvelines), où ils
avaient finalement élu domicile, le père Wilson avait cons­
truit une petite scène où Lambert, adolescent, son frère et la
voisine interprétaient des extraits du Cid. Il fut Don Diego,
quand son frère (« qui, lui, s’en foutait ») était Rodrigue. « Ce
fut la première humiliation. J’étais le méchant et j’étais fou de
rage. » Il y a dix ans, alors que Des hommes et des dieux fait
un succès au box­office, son père meurt, suivant en cela
Nicole de quelques mois. Dépression. « J’avais toujours telle­
ment voulu leur plaire. Et d’un seul coup, ils ne sont plus là. Et
maintenant qu’est­ce qu’on fait? C’est quoi le sujet? »
« Je suis le mal­aimé », reprend son personnage dans
On connaît la chanson d’Alain Resnais (1997). Six fois nommé
aux Césars, jamais élu. « Je ne suis pas grégaire. Après les tour­
nages, je disparais alors que les metteurs en scène ont besoin
de sentir que vous les aimez. » Il y a chez Lambert Wilson quel­
que chose de l’enfant inconsolable. « J’ai toujours eu une pho­
bie du groupe. C’est le truc de la cour de récré. Je me mettais à
part et en même temps ça me faisait souffrir. Mais cette dou­
leur, si on la convoque sur scène et qu’on la triture, après, pour
le coup, on peut aller boire des coups avec les copains. » Les co­
pains? Des « gens normaux », des techniciens, un chaudron­
nier... « J’ai tendance à m’éloigner des comédiens. J’ai un souve­
nir trop précis des banquettes en moleskine rouge du bar Le
Coq, au Trocadéro, où on attendait pendant des heures que
mon père arrête de parler de lui. Je fuis toujours un peu. Je vais
me coucher tôt. On pourrait me reprocher d’être bon élève,
mais c’est le syndrome de la banquette en moleskine », justifie­
t­il en effleurant la toile de coton ciré sur laquelle il est assis.
« Et le pire, c’est que je ne dors pas. La nuit m’angoisse... »

toujours beau », souffle la femme aux rides mali­
cieuses enfoncée dans sa banquette, alors que re­
tirant le K­Way qu’il enfile pour circuler à scooter,
Lambert Wilson ajuste sa tignasse. « Beau? C’est
parce que je me coiffe, en fait », répond­il avec une ga­
lante dérision avant de confier mezza voce : « Les gens
ne comprennent pas. Ils pensent que vous êtes beau,
mais ne voient pas que vous venez du complexe, que vous
vous êtes constitué un visage. » Le Select, boulevard du
Montparnasse, à Paris, 18 heures. Chablis. Dehors, il pleut.
« Ce n’est pas tant le mythe Sartre­Beauvoir qui m’attire ici,
souligne­t­il, qu’une image – rêvée – de la jeunesse de mes
parents. Ici, mon oncle et ma tante sont tombés amoureux. »
Lambert Wilson, 61 ans, alias « de Gaulle » à l’écran à
partir du 4 mars (86e film au compteur), Alceste sur les plan­
ches dans Le Misanthrope, chantant (avec orchestre) Kurt
Weill à la Philharmonie... Mais aussi Lambert, fils de Georges,
monument du théâtre français, compagnon et successeur de
Jean Vilar au TNP. Le comédien parle souvent de cet ogre de
père. Plus rarement de sa mère. « Elle détestait ça. C’était une
tigresse de la vie privée qui a laissé un souvenir fort aux hom­
mes qui l’ont approchée... Depuis quelques années, remarque­
t­il, je vois se cristalliser en moi le père Wilson – sa colère, sa mi­
santhropie, sa solitude... – alors que jusqu’ici se manifestait
surtout le côté aimable et charmeur de ma mère. »
Elle, c’est Nicole. « Une vraie Parisienne, à la mode du
Londres des Swinging Sixties, du genre qui conduit une Mini
Cooper, porte des minijupes... » Lambert Wilson raconte deux
« enfants de la grande misère » qui se rencontrent dans le
Paris bohème de l’après­guerre. Georges est déjà comédien.
Nicole, 17 ans, fait des allers­retours au sanatorium (« très
thomasmannienne »), elle a un rire charmeur. De son en­
fance, Lambert Wilson dresse un tableau double, cour et jar­
din : « D’un côté un roi avec couronne et manteau de fourrure,
de l’autre le drame familial, les tromperies. J’ai vu beaucoup de
pleurs. J’ai longtemps voulu la sauver. Il m’a fallu du temps
pour comprendre qu’il n’y a pas de bourreau sans victime. »
Ces abîmes familiaux, il les porte depuis toujours,
la pudeur en embuscade derrière le sourire chaleureux.
« 40 ans de mystères », ironise­t­il. « Enfin, 60... Que voulez­
vous : on choisit ce métier pour se planquer. Mon père racon­
tait dans les interviews qu’il habitait seul dans un moulin,
alors même qu’on vivait avec lui. » Enfant, Georges Wilson,
lui, avait grandi à Champigny­sur­Marne (Val­de­Marne)
avec sa mère, sa tante et sa cousine. Pas de père connu, juste
un « Monsieur Henri » qui passait régulièrement et qu’il
aimait comme un père. A 11 ans, quand la mère meurt, on
lui annonce que Monsieur Henri est en fait son géniteur,
mais aussi celui de sa cousine, et qu’en outre, il a une fa­
mille ailleurs. « Mon père, dans ses derniers jours, était ob­
sédé par ça. La blessure initiale. Il avait une honte tellement
profonde de sa situation de bâtard! Comme si on l’avait
montré du doigt. La grande misère des filles­mères. »
On hérite des masques comme des traumas. A l’ado­
lescence, c’est au bal masqué, à la Conciergerie, qui suit la
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