Le Monde - 21.02.2020

(Grace) #1

10 |france VENDREDI 21 FÉVRIER 2020


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« Je ne sais pas comment ma mère a terminé »


Les dérives du Centre du don des corps de l’université de Paris suscitent la colère des familles de donneurs


TÉMOIGNAGES


L

a gorge serrée, Christine
Letellier se souvient de ce
jour de décembre 2017 où
le transporteur a em­
mené la dépouille de sa mère au
Centre du don des corps (CDC), rue
des Saints­Pères, à Paris. « Comme
mon père, décédé cinq ans plus tôt,
ma mère avait choisi de donner
son corps à la médecine. C’était un
geste humaniste pour aider les fu­
turs médecins, raconte­t­elle. Elle
était maquillée, avec de beaux vê­
tements dans son cercueil. Elle
était belle quand elle est partie. Je
n’aurais jamais imaginé qu’elle fi­
nirait comme ça... entassée sur
d’autres corps, bouffée par les rats,
ses organes vendus à la pièce. »
Le 27 novembre 2019, Christine
Letellier a « perdu [sa] mère une
deuxième fois » lorsqu’elle a pris
connaissance, dans L’Express, des
conditions indignes dans lesquel­
les les corps des donateurs ont été
conservés depuis vingt ou trente
ans dans les chambres froides in­
salubres et non hermétiques du
CDC, le plus grand centre anato­
mique de France, créé en 1953 et
rattaché à l’université Paris­Des­
cartes (devenue en janvier l’uni­
versité de Paris après sa fusion
avec sa consœur de Diderot).
Odeur de putréfaction, corps
démembrés et inutilisés, pan­
nes d’électricité, incinération de
masse, prolifération de mouches,
de vers et de rats... Avec moult
détails sordides, l’enquête de
l’hebdomadaire décrit ce « char­
nier au cœur de Paris » et révèle
que l’université faisait payer les
chirurgiens, mais également des
entreprises privées souhaitant
utiliser des pièces anatomiques
pour effectuer des recherches,
comme des crash­tests pour les
habitacles des voitures.

« Politique de l’autruche »
Ces révélations ont aussitôt
poussé le ministère de l’enseigne­
ment supérieur à fermer pro­
visoirement le CDC et à diligenter
une inspection. Le 29 novem­
bre 2019, le pôle santé du parquet
de Paris a ouvert une enquête pré­
liminaire pour « atteinte à l’inté­
grité d’un cadavre ». Au fil des
auditions, les policiers de la bri­
gade de répression de la délin­
quance contre la personne cher­
chent à déterminer la part de res­
ponsabilité des dirigeants succes­
sifs de Paris­Descartes et du CDC,
qui défilent actuellement dans
leurs locaux.
D’autant que, depuis 2004, des
éléments communiqués aux
dirigeants de l’université attes­
tent l’état de délabrement du CDC
(procès­verbaux, rapport d’audit,

photos, mémo). « Je veux savoir
qui savait et que ceux qui ont laissé
s’effondrer cette institution soient
condamnés, tempête Christine
Letellier. Comment ont­ils accepté
que nos proches soient considérés
comme des détritus sur une dé­
charge publique? »
Aiguillée par l’Union française
pour une médecine libre, un syn­
dicat de médecins, Christine Le­
tellier a déposé plainte contre X,
le 7 février, auprès du parquet de
Paris, pour « atteinte à l’intégrité
d’un cadavre ». Réunies au sein du
collectif Proches des victimes du
charnier de Descartes, vingt­trois
autres familles ont également
saisi la justice. « Il y a un délit ca­
ractérisé d’atteinte au respect dû
au mort. C’est comme si on profa­

nait une tombe dans un cime­
tière », souligne Me Frédéric Dou­
chez, l’avocat qui a collecté ces
vingt­quatre plaintes. D’ici au
15 mars, il doit déposer six autres
plaintes et espère en réunir « une
quarantaine au total ».
Le 27 février, les plaignants ma­
nifesteront en silence devant le
CDC. « On veut qu’il n’y ait plus de
marchandisation des corps et on
réclame davantage de transpa­
rence. Descartes pratique la politi­
que de l’autruche. Que se passe­t­il
entre le transport et la créma­
tion? », s’interroge Baudouin Auf­
fret, porte­parole du collectif,
dont le père avait choisi de don­
ner son corps au CDC avant son
décès, en 2017. A l’unisson, les
plaignants dénoncent le « man­

que de traçabilité » des dépouilles,
dont les cendres sont dispersées
au Jardin du souvenir du cime­
tière de Thiais (Val­de­Marne).

« En vrac dans la nature »
Solange Oostenbroek n’a jamais
su quand ni si son père, disparu
en février 2019, a été incinéré.
« J’ai appelé le centre en août 2019.
On m’a dit que ce n’était pas encore
fait. J’ai rappelé en décembre 2019,
après l’article de L’Express, en di­
sant que je n’avais pas reçu de
courrier », raconte la sexagénaire,
dont les parents avaient pris leur
carte de donateurs en 1973 pour
« faire un beau geste. On m’a alors
dit que cela avait été fait le
9 mai 2019. Je leur ai dit que ce
n’était pas possible ».

Florence Jager est dans le même
« flou artistique » depuis le décès
de sa mère en 2001. « Je n’ai jamais
su ce qu’il est advenu d’elle et on ne
peut pas faire son deuil. Descartes
aurait pourtant dû m’informer de
l’utilisation, de la date d’incinéra­
tion, soupire­t­elle. Ma mère vou­
lait être utile pour le progrès de
l’humanité et considérait, pour des
motifs religieux, que nous étions
des enveloppes corporelles après
notre décès. » Aujourd’hui, la plai­
gnante ne décolère pas depuis la
mise au jour de cette affaire : « Les
images défilent. On imagine des
gens qui trient des piles électriques
et qui les foutent en vrac dans la
nature. A Descartes, ils auraient pu
nous dire qu’ils n’avaient ni la place
ni les moyens d’accueillir des corps.

L’embarras de l’administration de l’université Paris­Descartes


Les responsables de l’établissement ont tardé à réagir, alors que, dès 2016, une note alarmante dénonçait « une situation intenable »


E


ntre embarras et silence
poli, à l’université Paris­
Descartes, les langues re­
chignent à se délier. Depuis le
27 novembre 2019 et la révélation
des dérives liées à la conservation
et à l’usage des dépouilles au
Centre du don des corps (CDC) de
la rue des Saints­Pères, rattaché à
l’établissement (devenu en jan­
vier l’université de Paris après la
fusion avec sa consœur Paris­Di­
derot), une onde de choc s’est pro­
pagée au sein de l’administration.
Une enquête administrative
doit désormais faire la lumière
sur la chaîne des responsabilités.
Des auditions sont actuellement
menées par l’Inspection générale
des affaires sociales. « Le Centre
restera fermé jusqu’à ce qu’une dé­
cision de réouverture ou de non­
réouverture soit prise, ce qui ne

pourra être fait qu’après la récep­
tion du rapport contenant les re­
commandations des inspecteurs »,
indique­t­on au ministère de l’en­
seignement supérieur, où l’on at­
tend le document fin mars.
A ce volet administratif s’ajoute
le volet judiciaire, avec l’enquête
préliminaire ouverte le 29 no­
vembre 2019 par le parquet de Pa­
ris pour « atteinte à l’intégrité d’un
cadavre ». Pour sa défense et selon
nos informations, l’université
s’est rapprochée de Me Patrick
Maisonneuve, un avocat péna­
liste parisien. Contacté, ce dernier
n’a pas donné suite.
« C’est très difficile de s’exprimer
dans ce contexte d’enquêtes »,
souffle­t­on en interne. Sous le
couvert de l’anonymat, un profes­
seur de médecine reconnaît que
« l’affaire est extrêmement sensi­

ble pour toutes les personnes qui
étaient en responsabilité. Tout le
monde se méfie... »
L’université de Paris a assuré
avoir « mis en place toutes les pro­
cédures nécessaires à la réhabilita­
tion du Centre, avec le lancement
d’un vaste plan de travaux voté fin
2017 et qui prendra fin à l’horizon

2023 (pour un montant total d’en­
viron 7,5 millions d’euros) ». Mais,
en interne, des craintes se font
jour qu’une « certaine inertie pro­
pre à l’université et qu’un manque
de moyens financiers » aient pu re­
tarder la mise en œuvre des chan­
gements envisagés.
A l’initiative de ces travaux, le
président de Paris­Descartes en­
tre 2011 et 2019, Frédéric Dardel,
avait commandé dès 2012 un
audit du CDC. En 2016, il a été le
destinataire d’une note alar­
mante, photos macabres à l’appui,
du professeur Richard Douard,
alors directeur du Centre, relative
« aux pertes liées aux défauts de
conservation » des corps. « La si­
tuation était intenable, et tout le
monde le savait depuis long­
temps », affirme un proche du
dossier. Malgré le vote des tra­

vaux de réhabilitation, M. Douard
a démissionné en 2017, souli­
gnant « l’absence de projet et de vi­
sion » de l’administration et esti­
mant que « rien n’allait changer ».
Aujourd’hui conseiller au cabi­
net de Mme Vidal, M. Dardel n’a pas
donné suite aux sollicitations du
Monde. Quant à l’illustre généti­
cien Axel Kahn, à la tête de Paris­
Descartes de 2007 à 2011, il assure
« qu’aucune alerte ne lui a été re­
montée [durant son mandat]. Pa­
ris Descartes s’étale sur 275 000 m^2 ,
on ne visite pas tout ».

« Pièces anatomiques »
« Ce n’est pas forcément étonnant
que des responsables n’y aient pas
mis le bout d’un pied », concède un
universitaire. Ce dernier souligne
que le CDC est situé au 5e étage du
très vaste Centre des Saint­Pères,

et servait seulement aux person­
nels en lien avec l’utilisation des
corps, principalement des chirur­
giens et futurs chirurgiens.
Axel Kahn assure avoir été solli­
cité sur ces dérives bien plus tard,
en 2018, par Bertrand Ludes, tout
juste nommé à la tête du CDC. Ce
dernier souhaitait évoquer avec
lui « des questions qui le cho­
quaient sur le plan éthique, celles
relatives à la mise à disposition de
pièces anatomiques pour un usage
en dehors du cadre proprement
académique ». « Je lui ai dit de sai­
sir le Comité consultatif national
d’éthique », précise M. Kahn. Or,
celui­ci n’a jamais été interpellé.
Contacté, Bertrand Ludes n’a pas
souhaité donner suite, en raison
« des enquêtes en cours au sein
du Centre ».
r. d. et camille stromboni

Même les hommes de Neandertal
étaient plus regardants avec leurs
défunts. Quand on ne respecte pas
les morts, on ne se grandit pas. »
En portant plainte, Véronique
Lafond a décidé de « laver l’hon­
neur » de sa mère, l’actrice Miche­
line Dax, incinérée par le CDC en
août 2014. « Je ne sais pas com­
ment ma mère a terminé, si elle a
servi à quelque chose ou a été dis­
séquée. Et je ne le saurai jamais,
dit­elle. Je veux comprendre le mé­
canisme qui a poussé Descartes à
tromper de A à Z des gens qui ont
parfois payé un transporteur pour
être utiles et dont on ne s’est pas
servi parce qu’ils avaient pourri. »
Le collectif des plaignants milite
aussi pour un encadrement juri­
dique du don des corps à la
science, acte volontaire qui n’est
pas réglementé par le code de la
santé publique. « Ce n’est pas à un
conseil d’administration d’univer­
sité de décider du tarif du démem­
brement et de la mise à disposition
des organes, estime Solange Oos­
tenbroek. Un long travail de ré­
flexion sur le statut des dépouilles
doit être mené par une commis­
sion d’experts composée de méde­
cins, juristes, sociologues. »
Sans nouvelles de Descartes de­
puis l’arrivée du corps de sa mère
au CDC, en janvier 2017, Jean­Jac­
ques Guinchard souhaite que le
collectif des plaignants « se dote
d’un statut associatif afin de s’ins­
crire dans la durée et d’établir une
charte des donateurs qui permet­
trait aux gens de s’opposer, de leur
vivant, à la vente de leur corps
pour certains usages ».
M. Guinchard salue le vote au
Sénat, le 28 janvier, d’un amende­
ment du gouvernement au projet
de loi bioéthique qui prévoit
qu’un donateur devra exprimer
son consentement « de manière
écrite et expresse » s’il choisit de lé­
guer son corps « à des fins d’ensei­
gnement médical et de recher­
che ». « Un premier pas dans le bon
sens », selon les membres du col­
lectif, qui rappellent que le « don
du corps n’est pas un dû ».
rémi dupré

« Il y a un délit
caractérisé
d’atteinte
au respect dû
au mort. Comme
si on profanait
une tombe »
FRÉDÉRIC DOUCHEZ
avocats des proches
de victimes du « charnier
de Descartes »

« L’affaire est
extrêmement
sensible pour
les personnes
qui étaient en
responsabilité »,
reconnaît
un professeur
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