Le Monde - 21.02.2020

(Grace) #1

12 |


SPORTS


VENDREDI 21 FÉVRIER 2020

0123


Dans l’athlétisme, 


le linge sale se lave 


en famille


Depuis la révélation des premières affaires


en 2018, la Fédération française d’athlétisme


prône la « tolérance zéro », mais reste


réticente à communiquer sur le sujet et


peine à assumer son rôle disciplinaire


ENQUÊTE


U


ne libération de la parole as­
sez rare. Des accusations de
violences sexuelles visant
certains entraîneurs répu­
tés. Au printemps 2018,
deux ans avant les prises de
parole de Sarah Abitbol et d’autres ancien­
nes patineuses qui ont conduit à la démis­
sion, le 8 février, du président de la Fédéra­
tion française des sports de glace, Didier
Gailhaguet, la Fédération française d’athlé­
tisme (FFA) avait également été ébranlée,
dans une moindre mesure. « C’est vrai qu’on
a été secoués, mais on ne peut pas nous accu­
ser d’omerta », nuance André Giraud, à la tête
de la FFA depuis 2016.
Le 1er avril 2018, Le Monde révélait une
plainte pour agression sexuelle visant un en­
traîneur, Pascal Machat. Une coureuse inter­
nationale, Emma Oudiou, l’accusait de lui
avoir mis des mains aux fesses et d’autres
gestes déplacés. Coach renommé, Giscard
Samba était de son côté visé par une plainte
pour viol déposée par l’une de ses ex­athlè­
tes. A propos de M. Samba, d’autres jeunes
femmes décrivaient un coach « très tactile »,
adepte des remarques sexuelles. Les entraî­
neurs niaient toute infraction.
Depuis, la fédération reste prudente sur ce
genre d’affaires. A l’image des décisions pri­
ses par ses instances disciplinaires indépen­
dantes concernant MM. Samba et Machat.
En 2018, l’organe d’appel a rapidement dé­
cidé de lever leurs suspensions décidées en
première instance, en attendant les déci­
sions de justice. Si l’enquête judiciaire vi­
sant Pascal Machat est toujours en cours,
celle concernant Giscard Samba a été clas­
sée sans suite en février 2019, pour cause
d’infraction « insuffisamment caractérisée ».
« On s’est attaqué sans fondement à une per­
sonne, et je trouve ça un peu dommage »,
avait alors réagi le directeur technique na­
tional (DTN), Patrice Gergès.

« Les victimes parlent plus »
L’athlétisme français a­t­il tiré des leçons de
cette première étape de libération de la pa­
role? « Nous avons été la première fédération
à installer la parité hommes­femmes dès 2016
et nous avons créé un comité d’éthique dès
2013 », aime rappeler André Giraud, pour
mieux souligner que les actions n’ont pas at­
tendu le mouvement #metoo. Depuis, il
vante une « vigilance accrue », qui n’empêche
pas certaines tergiversations. Ainsi, la mise
en place d’un numéro d’appel spécial pour
les victimes, propre à la FFA, a été envisagée.
Jusqu’à présent, aucune décision n’a été prise
pour un dispositif qui coûterait « entre
30 000 et 50 000 euros », selon M. Giraud.
« Aujourd’hui, les victimes ou les gens qui
voient des choses parlent plus », constate
Lahcen Salhi, directeur sportif de la ligue
d’Ile­de­France d’athlétisme (LIFA). L’Agence
France­Presse a révélé, mardi 18 février,
qu’un entraîneur d’un club des Yvelines fai­
sait l’objet d’une enquête préliminaire pour
harcèlement moral et sexuel et « viol sur un
mineur de moins de 15 ans », après plusieurs
plaintes de jeunes femmes.
Portées à la connaissance de la LIFA fin
2019, les accusations ont été remontées à la
direction régionale de la jeunesse et des
sports. L’entraîneur a été suspendu, début
janvier, par la préfecture des Yvelines. La
commission de discipline devrait se pro­

noncer dans les prochaines semaines. « Sur
ce sujet­là, il y a tolérance zéro », affirme
M. Giraud. Il révèle, à l’appui de ses propos,
que la décision de radier un entraîneur
pour des faits de violences sexuelles a été
prise en début de semaine.
Mais la fédération se fait parfois plus dis­
crète. En marge de l’affaire Samba s’est jouée,
en catimini, une autre histoire. Au cours de
son audience par la commission d’appel, le
13 juillet 2018, l’entraîneur évoque un inci­
dent qui s’est déroulé début 2017, en amont
du meeting de Nantes.
A cette époque, Giscard Samba se rend
compte que l’organisateur de la compétition,
Jean­Yves Le Priellec, l’a placé dans la même
chambre d’hôtel que l’une de ses athlètes.
Leur échange téléphone est retranscrit dans
le PV de l’audition. « Je vais voir avec elle si ça
ne la dérange pas », dit l’entraîneur. Réponse
de l’organisateur : « Quelquefois, il faut pous­
ser. Il faut savoir pousser un petit peu. »

La charte éthique, « une blague »
M. Le Priellec a d’abord nié avoir tenu de tels
propos. Puis il a invoqué l’humour. La com­
mission de discipline d’appel a finalement
décidé, en janvier 2019, de lui adresser un
« blâme », estimant « choquants et inappro­
priés » ces propos. M. Le Priellec a, depuis,
cédé la présidence de la commission spor­
tive et d’organisation (CSO). Il n’apparaît plus
non plus parmi les membres du comité
d’éthique et de déontologie, dont il faisait
partie, et n’est plus vice­président de la fédé­
ration. Mais il reste, à ce jour, membre du co­
mité directeur de la FFA. « Il a aussi des pro­
blèmes de santé, on n’a pas voulu en rajouter,
l’accabler », justifie M. Giraud.
Evoquer le sujet des violences sexuelles et
sexistes au sein de la fédération n’est pas
sans causer quelques crispations. « Vous
m’appelez parce qu’il y a des problèmes, mais
je crois que ce serait pas mal que les journalis­
tes parlent plus des choses positives », réagit
Michel Samper lorsque Le Monde le contacte.
Président du comité d’éthique et de déonto­
logie, dont huit des dix membres sont des
hommes, ce retraité explique que le comité,
s’il a instauré un module obligatoire sur
l’éthique, n’a pas souhaité mettre en place

une formation spécifique, « car on a pensé
que la personne moyenne trouverait anormal
qu’on lui fasse un peu la morale ».
Contactée, la présidente de la commission
disciplinaire d’appel de la FFA, Annie Lau­
rent, n’a pas voulu commenter les levées de
suspension décidées en 2018 : « On a pris une
décision, point barre. Elle est ce qu’elle est. »
Pourquoi la FFA n’a­t­elle jamais entendu les
nombreuses sportives qui dénonçaient dans
la presse des comportements inappropriés
de Giscard Samba? « Nous ne sommes pas la
justice, a dans un premier temps répondu
André Giraud. Les athlètes ne se sont pas ma­
nifestées auprès de la fédération, on ne va pas
se baser sur des articles de presse ou des décla­
rations sur les réseaux sociaux. Elles peuvent
m’écrire, à moi, il n’y a pas de problème. » En
réalité, plusieurs ont envoyé des lettres à la
FFA, mais n’ont pas répondu ensuite aux
convocations fédérales. « Les filles ne sont pas

allées au bout de leur démarche, elles n’ont
pas porté plainte », a ajouté, dans un second
temps, M. Giraud.
Si ses responsables se disent vigilants, la
fédération a peu communiqué sur le thème
des violences sexuelles depuis le printemps


  1. Les athlètes sont encouragés à par­
    ler, mais leurs dirigeants restent peu ba­
    vards. La charte éthique ne figure toujours
    pas sur le site Internet de la FFA. « C’est une
    blague, ce texte, critique un salarié de la FFA.
    Tout le monde s’en fout... »


« Tu m’as forcée, c’était horrible »
Pour les athlètes qui ne la respectent pas, les
sanctions ne sont pas toujours sévères.
Ainsi le cas d’un sprinteur de l’équipe
de France, accusé par une autre athlète in­
ternationale de l’avoir embrassée de force
à la veille d’un meeting à La Chaux­de­
Fonds (Suisse), en juillet 2017. L’affaire ne

« NOUS NE SOMMES 


PAS LA JUSTICE. 


ON NE VA PAS SE 


BASER SUR DES 


ARTICLES DE PRESSE. 


LES ATHLÈTES 


PEUVENT 


M’ÉCRIRE, À MOI, 


IL N’Y A PAS 


DE PROBLÈME. »
ANDRÉ GIRAUD
président de la fédération
française d’athlétisme

l’enquête judiciaire est une
épreuve de fond où la ligne d’arrivée
tarde parfois à se dessiner. Coureuse
internationale, Emma Oudiou, 25 ans,
en fait l’expérience. Début 2018, elle
portait plainte contre Pascal Machat,
alors responsable national du demi­
fond chez les jeunes. L’athlète dénon­
çait des mains aux fesses, des bisous
dans le cou et d’autres gestes inap­
propriés de la part de l’entraîneur,
en marge de compétitions juniors
en 2013 et 2014.
Deux ans après l’audition de la
sportive par la police, au printemps
2018, Pascal Machat, lui, n’a pas en­
core été entendu. Une enquête pré­
liminaire est toujours en cours. En
avril 2019, le parquet de Fontaine­
bleau s’est dessaisi au profit de celui
d’Amiens, où habite M. Machat.
« Treize témoins ont été entendus »,
selon le procureur d’Amiens, Alexan­
dre de Bosschère. Les dirigeants de la

Fédération française d’athlétisme
(FFA), eux, ont fait le choix d’attendre.
Dès juin 2018, la commission discipli­
naire d’appel de la fédération a décidé
de suspendre... la suspension de six
mois ferme à l’encontre de M. Ma­
chat, décidée en première instance,
quelques semaines plus tôt.

« Question d’interprétation »
« En même temps que nous instruisions
ces affaires [celle de Pascal Machat et
celle concernant Giscard Samba, un
autre entraîneur visé par des accusa­
tions], des plaintes avaient été dépo­
sées, et les résultats des enquêtes poli­
cières ont blanchi les deux intéressés »,
avance à tort Annie Laurent, prési­
dente de l’instance disciplinaire, pour
justifier la décision. Avant d’admettre :
« Cela fait quelque temps que je n’ai pas
suivi ce cas. Nous avons pris une posi­
tion que nous estimions devoir pren­
dre, je ne vous en dirai pas plus. »

Désormais, la fédération se retran­
che derrière les suites de l’enquête
pour prendre d’éventuelles sanctions
disciplinaires. « Nous attendons que la
justice se prononce », résume André Gi­
raud. Le président de la FFA ajoute que
M. Machat « n’a plus, au sein de la fédé­
ration, de fonctions d’encadrement. Il a
désormais un travail administratif,
plus que de terrain ». Cadre technique,
rattaché au ministère des sports, il a
été muté dans la Ligue de Normandie.
A titre privé, il continue d’entraîner un
groupe d’athlètes.
Après avoir longtemps répondu aux
médias et encouragé la libération de la
parole des sportives, Emma Oudiou
ne souhaite plus s’exprimer sur le su­
jet pour le moment. Elle se focalise sur
ses entraînements, les Jeux olympi­
ques de Tokyo (24 juillet­9 août) en
tête. Difficile, pourtant, de se concen­
trer sur les seuls objectifs sportifs. No­
tamment lorsque, en janvier, durant

un stage de l’équipe de France au Por­
tugal, elle a eu la désagréable surprise
de retrouver sur le même stade Pascal
Machat, venu avec ses athlètes. Au
Monde, André Giraud affirme qu’il
n’était « pas au courant » de cet épi­
sode et ajoute à propos de l’entraî­
neur : « Il n’y avait aucune mission
officielle. On ne va pas empêcher quel­
qu’un de se déplacer. »
Le président de la FFA préfère ne pas
accabler l’entraîneur. « Dans l’affaire
Machat­Oudiou, c’est une question
d’interprétation, estime­t­il. Je n’étais
pas sur les lieux, je me garderai de por­
ter un jugement sur une athlète qui ac­
cuserait un entraîneur d’avoir eu des
gestes déplacés. » Selon nos informa­
tions, depuis 2018, Emma Oudiou n’a
pas été sollicitée une seule fois par les
dirigeants de la FFA pour s’exprimer
publiquement sur la question des
violences sexuelles dans le sport.
y. bo.

Dans l’affaire Machat, la fédération s’abrite derrière la justice


V I O L E N C E S S E X U E L L E S

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