Le Monde - 21.02.2020

(Grace) #1
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VENDREDI 21 FÉVRIER 2020

ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE


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La pauvreté pousse à l’usage accru d’opioïdes


Une étude menée en France montre que la lutte contre la précarité réduit la consommation d’antalgiques opiacés


L

a pauvreté incite­t­elle à
consommer davantage
de médicaments opia­
cés? Ou ces antalgiques
entraînent­ils certains patients
dans une spirale d’addiction et de
déclin? Pour la première fois, des
économistes se sont penchés sur
le cas de la France, et pour eux,
dans l’Hexagone du moins, la pre­
mière hypothèse est la bonne.
Selon leurs calculs, l’augmenta­
tion du taux de pauvreté de 1 %
dans un département se traduit
par une augmentation de 10 % de
médicaments opiacés. Ces cher­
cheurs de l’Université libre de
Bruxelles (ULB) ont exploité les
données de vente d’antalgiques
en France entre 2008 et 2017 – jus­
que­là jamais exploitées à
l’échelle départementale – et plu­
sieurs indicateurs socio­écono­
miques : le taux de pauvreté (14 %
en moyenne dans le pays), le taux
de chômage, la densité de popu­
lation ou le niveau d’éducation.
Cette approche leur a permis
d’étudier l’influence de ces diffé­
rentes variables, et de comparer
les départements entre eux.
« Ce résultat valide l’hypothèse
des “deaths of despair” [morts de
désespoir] américains », com­
mente Mathias Dewatripont, l’un
des coauteurs de l’étude, qui n’a
pas encore été publiée. Concep­
tualisée par le Prix Nobel d’écono­
mie Angus Deaton et sa consœur
Anne Case, cette hypothèse expli­
que la surmortalité liée aux dro­
gues et aux médicaments par le
blues de la « working class » amé­
ricaine, prise au piège d’une éco­
nomie en berne. Aux Etats­Unis,
les antalgiques opiacés ont ainsi
causé au moins 200 000 décès de­
puis 1999. Près de 100 milliards
de comprimés ont été distribués
pour la seule période 2006­2014.
Cette crise pourrait­elle se pro­
pager en Europe? En matière de
consommation d’opioïdes, la
France arrive en quatrième posi­
tion, après le Royaume­Uni, l’Alle­

magne et l’Espagne, mais les auto­
rités s’inquiètent de l’engoue­
ment des patients pour certaines
molécules. En janvier, l’Agence na­
tionale de sécurité du médica­
ment (ANSM) a placé sous sur­
veillance le Tramadol, après avoir
constaté une augmentation des
mésusages et des décès. Il s’agit de
l’antalgique opiacé le plus con­
sommé en France, avec des pres­
criptions en hausse de près de
70 % en dix ans. « Les gens dans la
pauvreté, qui se sentent abandon­
nés des services publics parce qu’ils
sont dans les zones rurales, qui

sont moins éduqués et donc ont du
mal à se réadapter au marché du
travail, représentent une popula­
tion à risque », souligne M. Dewa­
tripont, ex­directeur de la Banque
nationale de Belgique.

Impact du mode de vie
Pour corroborer leurs résultats,
les auteurs se sont intéressés aux
changements induits par la mise
en place du revenu de solidarité
active (RSA) à partir de 2007 dans
une partie des départements et à
partir de 2009 partout en France.
« Il y a un effet positif de cette poli­
tique en termes de réduction de la
consommation d’opioïdes », note
Mathias Dewatripont. « Si vous
avez mal au dos, et que vous êtes
moins pauvre, vous avez davan­
tage les moyens de vous payer un
abonnement au fitness. »
Cette étude suggère d’autres
pistes possibles pour réduire la
consommation d’opioïdes. « Sen­
sibiliser les médecins et les inciter à
prendre davantage de précautions
avec les patients à risque est une
première piste », avance Ilaria Na­
tali, l’une des coauteurs. « Il fau­
drait aussi améliorer la pharma­
covigilance, afin de détecter les pa­
tients qui font du shopping auprès

de plusieurs docteurs et pharma­
cies », poursuit­elle.
Cette analyse à l’échelle natio­
nale confirme ce que les méde­
cins observent sur le terrain. « La
précarité sociale rend plus vulnéra­
ble à certaines maladies associées
à des douleurs chroniques », té­
moigne le professeur Nicolas Au­
thier, qui dirige le centre de la dou­
leur au CHU de Clermont­Ferrand
et l’Observatoire français des mé­
dicaments antalgiques (OFMA).
Une étude menée par son équipe
en 2015 sur 120 patients avait ré­
vélé qu’un sur cinq était en situa­
tion de vulnérabilité sociale et un
sur six en situation de précarité.
Le médecin évoque l’impact du
mode de vie, notamment le taba­
gisme, plus élevé chez les person­
nes défavorisées. Une étude pu­
bliée en 2017, portant sur près de
190 000 personnes, avait révélé
que les cancers du poumon ou du
larynx frappaient davantage les
plus pauvres. Or 30 % des opioï­
des forts sont prescrits en cancé­
rologie. De même, le diabète, dont
les complications peuvent être
très douloureuses, touche davan­
tage les plus défavorisés.
« Soigner suppose de prendre en
charge le patient douloureux dans

sa globalité, avec ses problèmes fi­
nanciers, de logement, et pas seu­
lement la douleur », insiste M. Au­
thier. « Le temps d’écoute est très
important. Or la place des tra­
vailleurs sociaux dans le parcours
de soins est insuffisante pour une
bonne prise en charge », regrette
ce psychiatre, qui plaide pour la
création de structures intermé­
diaires entre les médecins de ville
et les centres de la douleur.
Les patients doivent actuelle­
ment attendre entre trois et neuf
mois pour obtenir un rendez­
vous dans son centre. « C’est trop
long », déplore­t­il. Pour certains
antalgiques opiacés, un phéno­
mène de dépendance peut appa­
raître après seulement quelques
semaines de traitement. Et le se­
vrage est d’autant plus difficile
qu’ils ont un effet anxiolytique

« France­Antilles » : l’arrivée de M. Niel suscite espoir et interrogations


Le fondateur de Free a jusqu’au 2 mars pour présenter un plan de reprise du quotidien d’outre­mer, mis en liquidation le 30 janvier


Q


uelle mouche a donc pi­
qué Xavier Niel, action­
naire à titre personnel
du Monde? Depuis que
le tribunal de commerce de Fort­
de­France a dévoilé, mardi 18 fé­
vrier, l’intention de l’homme
d’affaires de sauver le quotidien
France­Antilles, présent en Gua­
deloupe, Guyane et Martinique,
l’heure est à l’interrogation
chez les salariés.
« C’est politique. C’est en tout cas
comme ça qu’on le perçoit. Ne pas
avoir de quotidien dans ces terri­
toires, c’est compliqué par rapport
à tout ce qui circule sur les réseaux
sociaux », tranche Caroline Ba­
blin, la rédactrice en chef de Fran­
ce­Antilles Guadeloupe.
Une chose est sûre : la fermeture
du seul quotidien des Antilles

constituait « un sujet de préoccu­
pation majeur » pour le gouverne­
ment. Lors de ses traditionnels
vœux à la presse, le 15 janvier, Em­
manuel Macron s’était ému de la
situation. « Des mesures spéci­
fiques seront prises pour la presse
en outre­mer, particulièrement
fragilisée », avait alors lancé le lo­
cataire de l’Elysée.
Depuis la mise en redresse­
ment judiciaire du quotidien, en
juin 2019, l’Etat n’avait pas mé­
nagé sa peine pour le sauver, se di­
sant même prêt à investir. Las!
L’actionnaire actuel, AJR Partici­
pations, dirigé par Aude Jacques­
Ruettard, petite­fille de Robert
Hersant, qui avait lancé la pre­
mière édition de France­Antilles
en Martinique en 1964, n’avait
pas réussi à boucler son plan de

continuation. Le 30 janvier, le tri­
bunal avait donc prononcé la
mise en liquidation judiciaire.
« Ce sont des territoires com­
plexes sur le plan politique, avec
des tendances quelque peu extré­
mistes, des mouvements indépen­
dantistes... L’absence de presse
écrite régionale pose question »,
explique Frédéric Verbrugghe, di­
recteur général de France­Antilles.

« Un vrai projet de presse »
« Il y a des sujets chauds comme le
chlordécone, cet engrais toxique
utilisé dans les bananeraies. C’est
pour cela qu’il faut un canal d’in­
formation, qui permet de modérer
le “makrélaj” [les ragots, en
créole] », corrobore une source
proche du groupe. Sans parler du
fait que le Rassemblement natio­

nal gagne progressivement du
terrain à chaque élection et ce, à
deux ans du scrutin présidentiel.
Paradoxalement, ce n’est que
très tard – fin janvier – que le mi­
nistère de la culture a contacté Xa­
vier Niel. « Jusqu’à la dernière mi­
nute, tout le monde pensait qu’il y
aurait un repreneur », explique
une source. « Le personnel politi­
que et l’opinion publique s’étaient
convaincus que rien ne pouvait ar­
river à France­Antilles. Le prési­
dent de la région Guadeloupe, Ary
Chalus, avait réagi, mais Alfred
Marie­Jeanne, de la collectivité ter­
ritoriale de Martinique, pas du
tout. Et les députés se sont mani­
festés de manière sporadique »,
complète Frédéric Verbrugghe.
Que proposera Xavier Niel, qui
avait déjà repris Nice­Matin au

nez et à la barbe d’Iskandar Safa,
le propriétaire de l’hebdomadaire
de droite Valeurs actuelles, pour
sauver France­Antilles? Le fonda­
teur de Free, qui ne fait pas de
commentaires, doit déposer son
offre au plus tard le 2 mars. La dé­
cision du tribunal, elle, est atten­
due le 10 mars.
Le groupe emploie 235 person­
nes, réalise un chiffre d’affaires de
28 millions d’euros et perd jus­
qu’à 6 millions d’euros par an.
L’homme d’affaires a promis « la
reprise d’un nombre significatif de
salariés » et « un vrai projet de
presse quotidienne », selon un
communiqué de NJJ, le holding
personnel du milliardaire, cité
par l’Agence France­Presse.
Mardi, au tribunal de commerce
de Fort­de­France, les syndicats

de France­Antilles Martinique ont
accueilli favorablement l’arrivée
de Xavier Niel, tout en émettant
un certain nombre de réserves.
« Ils souhaitent rencontrer M. Niel
ou son représentant, deman­
dent des garanties sociales et le
maintien de l’outil industriel en
Martinique », relate Mélinda Bou­
lai, journaliste à France­Antilles
Martinique.
« Ils veulent aussi des précisions
sur la ligne éditoriale et l’ouverture
d’un plan de départs volontai­
res à ceux qui en ont assez », pré­
cise Caroline Bablin, qui évoque
« les montagnes russes émotion­
nelles » vécues par les salariés
depuis huit mois. En attendant,
les salaires seront payés au moins
jusqu’au 10 mars.
sandrine cassini

Les prescriptions
de Tramadol
dans l’Hexagone
ont progressé
de près de 70 %
en dix ans

ou antidépresseur qui peut être
recherché par les patients une fois
leur douleur disparue.
Examinée à la loupe par les éco­
nomistes de l’ULB, la consomma­
tion d’oxycodone – un antalgique
deux fois plus puissant que la
morphine – n’est pas liée aux taux
de pauvreté. Multipliée par sept
en dix ans, elle s’expliquerait par
d’autres facteurs non pris en
compte par leur modèle, comme
l’impact du marketing des labora­
toires. « On sait qu’il y a un lien.
Les laboratoires ne paient pas des
commerciaux pour rien. Il n’y a
qu’à voir les chiffres de ventes du
Tramadol et de l’oxycodone »,
avance le professeur Authier.
En France, l’oxycodone est no­
tamment commercialisé sous la
marque OxyContin par Mundi­
pharma, filiale de la firme améri­
caine Purdue, bien connue pour
ses multiples dérapages. « La si­
tuation en France n’a rien à voir
avec celle des Etats­Unis. Mais est­
elle épargnée ou juste en retard? »,
s’interroge Mathias Dewatripont.
En 2015, près de 10 millions de
Français, soit 17 % de la popula­
tion, avaient reçu une prescrip­
tion d’opioïdes.
chloé hecketsweiler

Evolution de la consommation des principaux opioïdes forts en France,
en nombre de doses journalières pour 1 000 habitants

Le boom de l’oxycodoneLe boom de l’oxycodone

Infographie : Le Monde Source : ANSM

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Morphine
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