18 |économie & entreprise VENDREDI 21 FÉVRIER 2020
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A Fessenheim,
le blues de l’atome
Si ses opposants se réjouissent de la fermeture prochaine
de la centrale nucléaire, salariés et élus dénoncent
une « catastrophe économique » et un « gâchis humain »
REPORTAGE
fessenheim – envoyé spécial
U
ne « satisfaction
partielle » pour les
organisations an
tinucléaires, un
« grand soulage
ment » pour les ri
verains allemands, une « catastro
phe économique » pour les élus lo
caux et un « gâchis industriel et
humain » pour le personnel... l’ar
rêt définitif de la centrale de Fes
senheim (HautRhin), la doyenne
du parc nucléaire français, en
deux temps, samedi 22 février,
pour le réacteur n° 1, et le 30 juin,
pour le second, marque un tour
nant dans l’histoire de cette in
dustrie en France.
« Il est trop tôt pour faire la fête,
tout risque n’est pas écarté, il faut
rester très vigilant », assure Jean
Jacques Rettig, 80 ans, cofonda
teur, en 1970, du Comité pour la
sauvegarde de Fessenheim et de
la plaine du Rhin, dont il est tou
jours le président actif. Ce mili
tant historique savoure cette
« étape très importante ». « La cen
trale ne sera plus active, mais res
tera radioactive », souligne, quant
à lui, André Hatz, président de
l’association Stop Fessenheim.
Même après l’arrêt complet de la
production, « les risques subsiste
ront jusqu’en 2023, au moins »,
explique l’homme de 67 ans.
« Endlich! » (« enfin »), lâche
Axel Mayer, 65 ans. Le président
régional de la puissante fédéra
tion allemande pour la protection
de l’environnement et de la na
ture (BUND) se réjouit de voir dis
paraître « une grande menace
pour les populations des deux cô
tés du Rhin ». Le petit village alsa
cien se trouve, en effet, à moins de
40 km de Fribourg (BadeWur
temberg), le berceau du mouve
ment écologiste allemand, qui
fournissait le gros des troupes
lors des manifestations contre
l’installation. Le 30 juin sera jour
de fête pour M. Mayer, à Fribourg.
MOBILITÉ FORCÉE
« Je vais tout perdre. Ma famille,
mes amis, ma copine, qui ne veut
pas me suivre à Lyon, et mon poste
d’entraîneur dans un club d’athlé
tisme à Mulhouse », énumère pour
sa part Fabrice, qui n’a pas sou
haité indiquer son nom. Ce trente
naire fait partie des opérateurs qui
se relayeront, samedi, dans la salle
de commande pour piloter, « le
cœur serré », l’arrêt définitif du
réacteur n° 1 de 900 mégawatts
(MW), couplé au réseau depuis dé
cembre 1977. Construit dans une
zone sismique au bord du grand
canal d’Alsace longeant le Rhin, ce
site nucléaire, dont la durée d’ex
ploitation avait été fixée à qua
rante ans, est le plus controversé
en Europe, la « bête noire » des éco
logistes allemands, qui dénoncent
de « multiples incidents ».
Comme la quasitotalité des
700 agents EDF travaillant ici, Fa
brice devra « se construire une nou
velle vie ailleurs », après avoir
grandi dans un village proche de la
centrale où il a été embauché voilà
onze ans. Il s’est porté volontaire
pour aller travailler à la centrale du
Bugey, dans l’Ain, en service depuis
mai 1978, faute de reclassement
possible dans la région. La mobi
lité forcée a provoqué des drames
familiaux, effets collatéraux de la
fermeture. Contrairement aux
agents d’EDF bénéficiant de la ga
rantie d’emploi dans le groupe,
les 280 salariés d’entreprises sous
traitantes travaillant en perma
nence sur place risquent, eux, de
se retrouver au chômage.
« Les salariés veulent tourner la
page », affirme Alain Besserer,
50 ans, secrétaire FO du comité so
cial et économique (CSE), en poste
à Fessenheim depuis 1992. « Ils ont
vécu de longues années avec une
épée de Damoclès audessus de la
tête », rappelletil, entre la « fer
meture immédiate », promise
en 2011 par le candidat François
Hollande, mais plusieurs fois re
portée après son élection, et la
confirmation de la fermeture,
en 2017, par le président Emma
nuel Macron, devenue finalement
effective en 2020. Neuf ans après
la promesse électorale, motivée
officiellement par l’ancienneté du
site, mais « purement dogmati
que », selon Alain Besserer.
Le découplage de la fermeture
de la centrale du démarrage de
l’EPR de Flamanville (Manche) –
dont le chantier s’éternise –,
annoncé en octobre 2018 par le
ministre de la transition écologi
que et solidaire, François de
Rugy, a été « le coup de grâce ».
« Dès lors, la fermeture était deve
nue inéluctable », reconnaît
M. Besserer. Cadre technique res
ponsable de l’état des installa
tions, il a audité l’ensemble des
centrales françaises. « Fessen
heim n’a pas à rougir, assuretil.
Avec les investissements nécessai
res, la durée d’activité pouvait
être prolongée à cinquante, voire
soixante ans, au moins. »
Evoquant « un mélange d’in
compréhension, de tristesse et de
colère » au sein du personnel,
Anne Laszlo, déléguée syndicale
CFECGC, estime que « rien ne jus
tifie la fermeture. C’est un gâchis
industriel, économique et écologi
que ». Depuis 1977, Fessenheim a
produit 437 milliards de kilowatt
heures (kWh), dont 12,3 milliards
en 2019, la cinquième meilleure
performance de l’histoire du site.
« De l’électricité décarbonée, souli
gnetelle, qui ne contribue pas au
réchauffement climatique. »
A l’entrée des lieux, deux bande
roles accrochées à la grille résu
ment le point de vue du person
nel. L’une proclame : « La centrale
est sûre, qu’elle dure. » L’autre :
« Produire du courant propre est
notre métier. La sûreté est notre
devoir. » Dans 130 jours, à l’arrêt
du second réacteur, le 30 juin, el
les seront obsolètes.
A la mairie, située à 2 km, Claude
Brender, 61 ans, le premier édile
(sans étiquette) de la commune
de 2 400 habitants ne décolère
pas. Après avoir bénéficié pen
dant quarantedeux ans de la
manne du nucléaire, son terri
toire risque de subir une « catas
trophe économique », aggravée
par une « double peine » : une hé
morragie d’habitants, avec toutes
les conséquences sur le com
merce local et les services, ainsi
que la perte de recettes fiscales
« sans projet de compensation
concret à court et à moyen terme ».
La création d’un parc d’activités
transfrontalier de 200 hectares
est encore dans les limbes. « Nous
n’avons pas les atouts pour attirer
d’autres industries », déploretil.
« UN SCANDALE »
EDF a versé, en 2019, 14 millions
d’euros de taxes aux collectivités
locales, dans un département où
le taux de chômage s’élève à 8,2 %.
Ce territoire est très dépendant de
la centrale, qui, selon une étude de
l’Insee, génère près de 2 000 em
plois directs et indirects.
« Le plus urgent, c’est la question
fiscale », confie le maire. Alors
que sa commune va perdre l’es
sentiel de ses revenus liés à la
centrale, le village et la commu
nauté de communes devront
continuer à verser leur contribu
tion de 2,9 millions d’euros par
an au FNGIR, le fonds national de
péréquation entre aggloméra
tions. Une « aberration » et un
« scandale », selon M. Brender.
« Nous sommes sacrifiés alors
qu’EDF a obtenu une compensa
tion de 400 millions d’euros pour
la fermeture anticipée. »
Cet accord révèle que l’électri
cien prévoyait de maintenir Fes
senheim en activité pour plus de
vingt ans. A l’issue de la troisième
visite décennale, l’Autorité de sû
reté nucléaire avait prolongé
l’autorisation d’exploitation des
deux réacteurs, respectivement
jusqu’en 2021 et 2023. « La
meilleure reconversion aurait été
de construire deux réacteurs de la
nouvelle génération à l’emplace
ment prévu ici », lâche le maire.
« Laisseznous tranquilles! » En
ville, les gens sont excédés par le
déferlement médiatique. Un seul
habitant, Gabriel Weisser, 53 ans,
conseiller pédagogique principal
au lycée technique de Guebwiller,
s’affiche, ouvertement et publi
quement, comme « un riverain in
quiet ». Candidat aux dernières lé
gislatives, avec le soutien de La
France insoumise, il avait recueilli
près de 10 % des suffrages à Fes
senheim. Il continuera, jusqu’à la
fermeture complète, de procéder
à des relevés de radioactivité près
de la centrale avec son compteur
Geiger, comme il le fait régulière
ment depuis la catastrophe de
Fukushima. « Après, je dormirai
plus tranquillement », souritil.
Les organisations environne
mentales françaises et alleman
des tiendront une conférence de
presse le 22 février à Colmar pour
« exprimer dans la sobriété » leur
satisfaction et appeler à « une
grande vigilance pour l’avenir ». El
les n’iront plus manifester sur
place, pour éviter toute provoca
tion du personnel. Seule l’associa
tion Fessenheim notre énergie,
présidée par Claude Brender et re
groupant des partisans du nu
cléaire de toute la France, viendra
manifester son opposition à la
fermeture. Le maire, lui, ne veut
pas tourner la page.
adrien dentz
« Nous sommes
sacrifiés,
alors qu’EDF
a obtenu une
compensation
de 400 millions
d’euros »
CLAUDE BRENDER
maire de Fessenheim
PLEIN CADRE
Le village de Fessenheim (HautRhin) avec, en arrièreplan, les deux réacteurs de la centrale nucléaire, le 31 janvier. PATRICK SEEGER/PICTURE ALLIANCE/GETTY IMAGES
la fin de la production d’électricité à
Fessenheim ouvre une nouvelle page pour
le site : celle du démantèlement progressif
de la centrale. Un processus qui s’annonce
long et complexe. D’ici à 2023, EDF doit
évacuer le combustible irradié. Le cœur de
chaque réacteur est constitué de 157 as
semblages de 264 « crayons » (4 mètres de
long et 600 kg) qui contiennent des mil
liers de pastilles d’uranium enrichi. Ces as
semblages seront stockés durant trois ans
dans des piscines visant à faire diminuer la
radioactivité avant de pouvoir être trans
portés dans des sarcophages en plomb au
centre de retraitement d’Orano (exAreva)
à La Hague (Manche).
Ils seront abrités dans un bâtiment
« non bunkérisé », affleurant la plus
grande nappe phréatique en Europe, s’in
quiète André Hatz, président de Stop Fes
senheim, qui estime que la centrale reste
exposée aux risques sismiques et terroris
tes, même après son arrêt. Fessenheim n’a
pas été dotée, contrairement aux autres
centrales, de diesels d’ultime secours, des
groupes électrogènes pourtant obligatoi
res depuis 2018, afin de garantir en per
manence l’alimentation en eau et électri
cité du système de refroidissement. « Si
cette piscine se vide de son eau, le combus
tible, toujours radioactif, s’autoinflam
mera, provoquant un accident majeur »,
avertit André Hatz.
Reclassement du site
Le scénario postFessenheim présenté par
EDF prévoit cinq ans d’opérations prépara
toires avant le début du démantèlement,
fixé en 2025. La déconstruction s’étendra
au minimum sur quinze ans. Son coût,
« déjà provisionné », selon l’entreprise, est
estimé à près de 1 milliard d’euros pour les
deux réacteurs. L’énergéticien devra amé
liorer l’organisation de son plan, qui n’est
« pas satisfaisante » selon l’Autorité de
sûreté nucléaire. EDF s’est engagé à reclas
ser entièrement le site d’ici à 2041 et à le
conserver « pour un usage industriel » qui
reste encore à définir.
Pour gérer la masse de déchets non con
ventionnels, plus ou moins irradiés, le
groupe étudie la création d’un technocen
tre destiné à fondre l’acier et les pièces mé
talliques, notamment des cuves des réac
teurs et des générateurs de vapeur, pour fa
briquer des objets de consommation cou
rante, comme des casseroles. Mais ce
projet risque de ne pas voir le jour à Fessen
heim, a laissé entendre Elisabeth Borne,
ministre de la transition écologique et soli
daire, qui a souligné les réticences des Alle
mands face à cette initiative.
ad. d. (mulhouse, correspondant)
Un démantèlement complexe et coûteux