Le Monde - 21.02.2020

(Grace) #1
0123
VENDREDI 21 FÉVRIER 2020

CULTURE


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Selena Gomez et Justin Bieber, maudite idylle

Les deux anciennes idoles des adolescents règlent leurs comptes par albums interposés


MUSIQUE


D

ésolé, Selena Gomez
est très mal lunée,
confiait son staff avec
sollicitude. Lorsqu’elle
passa par Paris, le 12 décembre,
pour promouvoir son troisième
album solo, Rare, la popstar biffa
son agenda : plus question de
s’entretenir avec la presse écrite.
Deux mois plus tard, l’écoute en
avant­première de Changes, le
cinquième album de Justin Bie­
ber, subissait pareille infortune :
prévue de longue date dans un
studio d’enregistrement parisien
à destination des journalistes, la
séance fut annulée quelques
heures en amont, sans aucune
forme d’explication.
Ce n’est ni le premier ni le plus
spectaculaire accroc dans les car­
rières de l’Américaine et du Cana­
dien, âgés de 27 et 25 ans. Au
contraire, leur notoriété se nour­
rit de ces complications à répéti­
tion : tournées interrompues, ar­
restations pour excès de vitesse
et voie de fait, crises d’angoisse,
dépressions, séjours en clinique
spécialisée... « Par amour de mes
semblables, (...) par intérêt vérita­
ble pour ceux qui rendent tout fa­
cile, je reconnus alors que ma tâche
était de soulever partout des dif­
ficultés », écrivait Soren Kierke­
gaard (1813­1855) pour expliquer
son entrée en philosophie. Le pen­
seur danois constatait que ses
congénères se préoccupaient de
bâtir, qui des ponts, qui des che­
mins de fer ; lui, en bon dialecti­
cien, se soucierait de les plonger
dans des abysses d’inquiétude.
A deux siècles d’écart, Selena et
Justin sèment semblablement
tracas, obstacles, anicroches. Ils
sont les enfants d’une industrie
qui s’est fluidifiée à grands flots,
au tournant des années 2010.
L’essor des plates­formes de strea­
ming a rendu la pop music plus
accessible que jamais – plus en­
nuyeuse, aussi, regretteront cer­
tains. Ne pas se fier à leurs voix
lisses et évanescentes : Gomez et

Bieber sont les grains de cette mé­
canique trop bien huilée, les aspé­
rités de nos écrans désespéré­
ment plats. Sans friction, point de
désir, suggèrent les deux garne­
ments, qui formèrent, entre 2009
et 2012, le couple le plus médiatisé
de ce début de millénaire.

Rafistolages sentimentaux
Il faut dire que l’alliance des
contraires avait de l’allure. Visage
anguleux, carrure de hockeyeur,
chevelure de trappeur, Bieber est
tout droit sorti de la cuisse
d’Usher – le sulfureux chanteur
de R’n’B qui l’a introduit dans le
music business, en 2008, après
avoir vu les vidéos postées sur
YouTube par le préado, alors âgé
de 12 ans. Bouille gironde, latine
jusqu’au bout des cils – sa mère
est d’origine italienne, son père
mexicain –, Selena Gomez s’af­
franchit, elle, de l’écurie Disney
dans les pas d’illustres poulains,
Justin Timberlake, Christina
Aguilera ou Britney Spears.
Paru en 2010, Baby, du sieur Bie­
ber, franchira le cap du milliard de
visionnages sur YouTube. Un an
plus tard, Love You Like a Love
Song, de dame Gomez, affiche des
scores presque aussi affolants. Les
tourtereaux planent de cime en
cime, mais patatras : ils rompent,
pour mieux voler de leurs pro­
pres ailes. Avec sa brochette de
hits, l’album Purpose (2015)
prouve que Bieber résiste mieux
que d’autres oisillons aux ravages
de la puberté. Quant à Gomez, elle
papillonne d’albums ardents en

films hardis – on la croisera, sous
sa casquette d’actrice, chez des ci­
néastes de la trempe d’Harmony
Korine, Adam McKay, Jim Jar­
musch ou Woody Allen.
Les ex se donnent des nouvelles
par interviews et chansons inter­
posées, jusqu’à ce que l’impensa­
ble survienne : à l’automne 2017,
ils reprennent le fil de leur rela­
tion. Les amants auraient­ils éplu­
ché l’œuvre de Kierkegaard?
En 1843, dans l’espoir de recon­
quérir le cœur d’une ancienne
maîtresse, le philosophe théori­
sait le chic des retrouvailles
amoureuses. Il appelait ce type de
réconciliation la « reprise » : « La
reprise est un vêtement inusable,
assoupli et fait au corps ; il ne gêne
ni ne flotte. » Las, dans le cas Go­
mez­Bieber, l’étoffe craque pres­
que aussitôt : au printemps 2018,
nouvelle rupture. Justin convole
avec une autre dulcinée – le man­
nequin Hailey Baldwin –, laissant
Selena chanter les joies du célibat.
La genèse et la promotion de
Rare et de Changes, sortis le 10 jan­
vier et le 14 février, ont été hantées
par ces rafistolages sentimentaux.
« Dans ma relation précédente, je
suis parti, j’étais furieux et déchaîné,
c’était imprudent ; je vais beaucoup
mieux », confie Bieber lors d’une
interview pour la plate­forme Ap­
ple Music. « Je pense avoir été vic­
time d’un certain type d’abus : l’abus
émotionnel », rétorque Gomez.
Autant de passes d’armes qui
trouvent un écho démesuré sur la
Toile, déchirée entre « Beliebers »
et « Selenators », ainsi que se sur­
nomment leurs fans. Dans le do­
cumentaire Seasons, diffusé en
dix épisodes sur YouTube, Bieber
met en scène son come­back,
après cinq ans de silence disco­
graphique. Entouré de sa belle
actuelle et d’une ribambelle
d’agents, il mesure le chemin ac­
compli, revenant sur le parvis du
HLM où il a grandi, dans le tré­
fonds de l’Ontario, méditant sur
l’isolement des idoles et les affres
du succès : rien de très nouveau
sous le soleil de la célébrité.

Pour tonton Kierkegaard, déjà,
« la foule est une masse aveugle qui
broie les individus », analyse le
chercheur Etienne Naveau, spé­
cialiste du philosophe danois,
dans son ouvrage La foule, c’est le
mensonge (Kierkegaard) (Pleins
feux, 2002). « Il n’est de vraie pen­
sée qu’enracinée dans la chair de
l’individu », assenait ailleurs le
mystique scandinave.

Loin des records d’antan
Regardez les pochettes de Rare et
Changes : Selena pose en tee­shirt,
Justin expose tatouages et cruci­
fix ; tous deux sont cernés par de
grandes masses vides. Oyez les
instrumentations, qui rivalisent
d’épure. Visez les titres de leurs
chansons, qui ne sont qu’égo­
tisme et introspection : All Around
Me, Come Around Me, Take It Out
On Me ou Get Me, côté Bieber ;
Hands to Myself, Me & the Rhythm,
Me & My Girls, Lose You to Love Me
ou Let Me Get Me, côté Gomez.
Là encore, rien de si singulier, à
la vérité. Ces ultramodernes soli­
tudes résonnent avec le train­
train des refrains pop, qui
n’aiment rien tant qu’osciller en­
tre démonstration de force et ex­
hibition de vulnérabilité. Par le
passé, Madonna, Beyoncé, Jay­Z
ou Rihanna ont pu incarner cet
idéal de puissance et de vigueur


  • mission dont s’acquitte aujour­
    d’hui la petite mais costaude
    Ariana Grande, 26 ans. Pareille­
    ment, le flambeau doloriste, jadis
    porté par Adele, Eminem ou Jus­
    tin Timberlake, est repris par
    Billie Eilish, 18 printemps, qui ne


fait aucun mystère des maux qui
l’accablent (hyperactivité, syn­
drome de La Tourette...).
Pour orchestrer son retour, Bie­
ber s’est tourné vers ces deux
popstars au lustre croissant. En
avril 2019, Ariana Grande l’invite
sur la scène de Coachella ; trois
mois plus tard, il duettise avec
Billie Eilish, qui n’a jamais caché
son passé de « Belieber ». Même
stratégie pour Selena Gomez :
dans un élan de sororité tous azi­
muts, elle ne tarit pas d’éloges sur
Grande et Eilish, de réseaux so­
ciaux en plateaux télévisés.
Las, ces feux n’ont guère fait il­
lusion : les étoiles de Gomez et
Bieber pâlissent à vue d’œil. Egra­
tignés par une partie de la criti­
que, boudés par certains de leurs
fans, loin des records d’antan,
Rare et Changes sont deux dis­
ques malades, criblés de craintes
post­succès et de tremblements
post­séparation. On songe au
Bruce Springsteen de Tunnel of
Love (1987), où le Boss explorait
les impasses creusées par le
triomphe de Born in the USA
(1984). A la Mariah Carey de Me­
moirs of an Imperfect Angel
(2009), aussi, qui voyait la diva sa­
boter son retour en grâce auprès
du grand public. Celles et ceux qui
goûtent ce genre de sabordage en
feront leur miel ; les autres déver­
seront leur fiel sur la première
plate­forme venue.
Kierkegaard, encore : « Qu’est­ce
qu’un poète? Un homme malheu­
reux qui cache en son cœur de pro­
fonds tourments, mais dont les lè­
vres sont ainsi disposées que le
soupir et le cri, en s’y répandant,
produisent d’harmonieux accents.
Il en est de lui comme des infortu­
nés torturés à petit feu dans les
flancs de Phalaris : leurs cris ne
parviennent pas aux oreilles du ty­
ran dans un hurlement d’épou­
vante ; il les percevait comme une
douce musique. » Ainsi de Selena
Gomez et Justin Bieber, tendre et
mélodieux gibier, dont se repais­
sent les foules ad libitum.
aureliano tonet

Selena Gomez
et Justin Bieber,
le 27 février 2011,
à Hollywood
(Los Angeles).
CHRISTOPHER POLK/VF11/GETTY
IMAGES FOR « VANITY FAIR »

« Rare » et
« Changes » sont
deux disques
criblés de craintes
post-succès et de
tremblements
post-séparation

LES  DATES


1992
Naissance de Selena Gomez
au Texas (Etats-Unis).

1994
Naissance de Justin Bieber
dans l’Ontario (Canada).

2007
Selena Gomez joue dans une
série produite par Disney,
Hannah Montana ; Justin Bieber
poste des reprises sur YouTube.

2009­
En couple, ils cumulent les
tubes. Baby (2010), de Bieber,
totalise 2 milliards de vues sur
YouTube, Love You Like
a Love Song (2011), de Gomez,
plus de 550 millions.

2017
Après 150 concerts dans 40 pays,
Justin Bieber annule les
14 dernières dates de sa
tournée. Très suivie sur Insta-
gram, Selena Gomez multiplie
les tournages prestigieux.

2018
Après dix ans en pointillé, les
deux popstars mettent un terme
à leur relation. En fin d’année,
Selena Gomez passe deux mois
en hôpital psychiatrique.

2020
Sortie, à un mois d’intervalle,
des albums Rare, de Selena
Gomez, et Changes, de Justin
Bieber, après cinq ans de silence
discographique.

Leur notoriété
se nourrit
de complications
à répétition :
tournées
interrompues,
crises
d’angoisse...
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