0123
VENDREDI 21 FÉVRIER 2020 disparitions| 25
21 JUILLET 1920 Nais-
sance à Blida, en Algérie
1953 Publie « L’Erreur »,
son seul roman
1954 Débute
à « L’Express »
22 NOVEMBRE 1963 In-
terviewe Fidel Castro le
jour de la mort de John
Fitzgerald Kennedy
19 NOVEMBRE 1964
Premier numéro du
« Nouvel Observateur »
1973 « Le Temps qui
reste », essai d’autobio-
graphie professionnelle
2013 « Miroirs d’une vie »
19 FÉVRIER 2020 Mort
à Paris
Au Musée Rodin,
à Paris,
en mai 1979.
SOPHIE BASSOULS/LEEMAGE
la presse française à protester contre la
bombe d’Hiroshima. « Camus devenait
mon héros, Combat ma Bible... Vendredi,
c’était les intellectuels au pouvoir. Combat,
les philosophes jugeant l’histoire. »
1946 : à 25 ans, Jean Daniel devient la
plume du président du conseil, Félix
Gouin. « La grande comédie commençait. »
Il rencontre Léon Blum – « un génie ». Re
fuse un poste de souspréfet que lui pro
pose Louis Joxe. Découvre le spectacle des
phénomènes de cour, la servilité et la cor
ruption de ceux qu’il côtoie.
1947 : avec des amis, il fonde la revue Ca
liban, dont la formule consistait à publier,
à la fin de chaque numéro, le texte intégral
d’une œuvre méconnue ou injustement
oubliée. Y collaboreront des écrivains
comme André Chamson, Etiemble, Jules
Roy ou Emmanuel Roblès, sans oublier
certains proches parmi lesquels sa compa
gne d’alors, Marie Susini, et son cousin,
Norbert Bensaïd.
Après le sixième numéro, Jean Daniel re
çoit un coup de téléphone. Albert Camus
se permet de lui faire une suggestion :
pourquoi ne pas publier La Maison du
peuple, de Louis Guilloux? Jean Daniel ac
cepte, mais à condition que Camus en
écrive la préface. Rendezvous est pris à la
NRF. « Il me parut, ce jourlà, particulière
ment beau : Humphrey Bogart jeune, avec
un masque un peu plus japonais, et un goût
de vivre plus expansif. » Coup de foudre.
La préface de Camus déclenche une
polémique à cause d’une phrase qui,
dit Daniel, « impatienta tous les intellec
tuels de gauche » : « Nous sommes quel
quesuns à tolérer avec gêne qu’on puisse
parler de la misère autrement qu’en
connaissance de cause. »
En 1951, après avoir atteint un tirage de
150 000 exemplaires, Caliban disparaît.
Sans ressources, Jean Daniel trouve un
emploi de professeur à Oran, au cours
Descartes, que dirigeait un ami de Camus,
André Bénichou. Deux ans plus tard, tou
jours grâce à Camus, il entre à la Société gé
nérale de presse où il couvre les affaires
coloniales. Rencontre Pierre Viansson
Ponté et K.S. Karol. Fait la connaissance, à
Paris, de Bourguiba. Houleux : « Vous vou
lez donc que ce soit un pays exsangue et dé
capité de ses élites qui obtienne l’indépen
dance? Vous voulez donc toujours vous
mêler de nos affaires, la droite pour nous
exploiter, la gauche pour nous donner des
leçons? Qu’estce vous connaissez de nous?
(...) Vous savez ce qu’ils sont, ces hommes de
gauche, eh bien, moi, Bourguiba, je vais
vous le dire, ce sont des impérialistes idéo
logiques! » Ce mot, Jean Daniel s’en sou
viendra toute sa vie.
1 er novembre 1954 : c’est le début de la
guerre d’Algérie et le premier article signé
Jean Daniel dans L’Express. Le journal de
JeanJacques ServanSchreiber et, sur
tout, de Mendès France, cet autre héros
de Jean Daniel (avec Camus et Malraux),
dont il dira plus tard : « Il a anobli la politi
que, non pas par la grandeur, mais par la
vertu. » L’Express, c’était aussi Françoise
Giroud et « l’équipe des amis » – Léone
Nora, Pierre VianssonPonté et K.S. Karol.
Premiers reportages en Algérie, « l’occa
sion pour moi d’assouvir enfin et sponta
nément toutes ces velléités de “romancier
du réel” que j’avais réprimées en renon
çant à la littérature ».
Le 6 février 1956, Robert Lacoste est
nommé gouverneur général de l’Algérie
par Guy Mollet, les ultras d’Alger triom
phent. Lucide et accablé, pressentant le dé
sastre à venir, Camus décide de ne plus
écrire sur l’Algérie, ni à L’Express ni ailleurs.
Devant Jean Daniel, à des étudiants algé
riens, il explique : « La réparation qu’on
vous doit est immense, considérable, peut
être surhumaine. Mais la solution passe
aussi par les Français d’Algérie. Il y a une pa
trie algérienne et deux peuples qui y sont en
racinés avec désormais la même intensité.
Une Algérie exclusivement arabe sacrifierait
l’un des deux peuples. Ce serait répondre à
une injustice par une injustice. Il y a des
hommes qui s’y résignent au nom de l’his
toire. Je ne crois pas à la nécessaire coïnci
dence entre l’histoire et la justice. Eux non
plus d’ailleurs. Mais, en ne le disant pas, ils
abandonnent leur qualité d’intellectuels. »
Daniel n’est pas d’accord. Pour lui, il faut
traiter avec le FLN. « Ce fut ma ligne. Et ce fut
avec Camus une terrible rupture. »
Dans une lettre à Camus, Jean Daniel
écrit : « Vous êtes la seule personne qui,
ayant tort à mes yeux, me conduit à m’inter
roger sur la justification de ce que je pense. »
Camus répondra : « L’important, c’est que
vous soyez, comme moi, déchiré. » « S’il a
tort, au fond de moi, je n’ai pas raison
d’avoir raison. Il me met dans le malaise de
me sentir en déséquilibre avec moimême »,
écrira plus tard Jean Daniel.
Spécialiste et acteur du Proche-Orient
Le FLN s’étant installé à Tunis, Jean Daniel
s’y rend constamment. Haï à Alger, me
nacé de mort par l’OAS, il est à l’origine de
presque toutes les saisies dont est victime
L’Express. Dans Le Temps qui reste, il fait le
portrait de tous ces confrères qui, avec lui,
formaient ce qu’il appelle le « Maghreb
Circus ». Il y a là, outre son grand ami Tom
Brady, du New York Times, Boris Kidel (The
Observer), Edward Behr (Time), Marcel Nie
dergang (France Soir), Philippe Herreman
(Le Monde), AlbertPaul Lentin (France Ob
servateur), JeanFrançois Chauvel (Le Fi
garo). Sans oublier le truculent correspon
dant du Monde à Tunis : Guy Sitbon. Avec
Brady, Jean Daniel découvre l’un des hauts
lieux de la volupté, où plus tard il achètera
une maison : Sidi Bou Saïd.
20 juillet 1961, journée de forte tension
en Tunisie. Avec Charles Guetta, son com
pagnon d’armes de la division Leclerc, et
Bechir Ben Yahmed, qui à l’époque diri
geait l’hebdomadaire Afrique Action, Jean
Daniel traverse Bizerte quand un petit
avion les repère. Tirs nourris. Il est grave
ment touché. Sauvé par ses deux amis, Da
niel est opéré à l’hôpital de Bizerte avant
d’être évacué vers Tunis puis une clinique
de NeuillysurSeine. C’est là qu’il apprend
la mort de sa mère, et que l’Algérie lui « [de
vient] soudain étrangère ».
Le premier grand fait d’armes journalis
tique de Jean Daniel eut pour cadre
Washington et La Havane. Son idée? Faire
dialoguer, par son truchement, Kennedy
et Castro. Le 24 octobre 1963, avec l’aide de
Ben Bradlee, qui devint par la suite le lé
gendaire patron du Washington Post, il
passa vingtcinq minutes dans le bureau
Ovale avec JFK. Un mois plus tard, il passa
deux jours entiers dans la capitale cubaine
à écouter Fidel Castro.
Coïncidence extraordinaire : Jean Daniel
se trouvait avec le Lider Maximo lorsque
Osvaldo Dorticos, le président de la Répu
blique cubaine, lui annonça par téléphone
la nouvelle de l’assassinat de Kennedy.
« Como? Un attentado? » Fidel ajouta : « Es
una mala noticia » (« Voilà une mauvaise
nouvelle »). La veille, il expliquait à Jean
Daniel que « Kennedy était responsable de
tout, mais que tout autre que lui aurait fait
pire... » Dans L’Express du 6 décembre 1963,
puis dans Le Temps qui reste, Jean Daniel
raconte longuement ces entretiens qui lui
valurent une certaine notoriété des deux
côtés de l’Atlantique.
Cette célébrité soudaine n’est pas du
goût de JeanJacques ServanSchreiber.
D’autant qu’à cette époque il projette de
transformer L’Express en « vrai magazine
d’information », sur le modèle de Time ou
de Newsweek. Jean Daniel, qui n’est pas
d’accord, quitte le journal avec quelques
amis (K.S. Karol et Michel Bosquet – nom
de plume d’André Gorz – en particulier).
Quelques mois plus tard, à l’automne
1964, Gilles Martinet annonce que France
Observateur, l’hebdomadaire dont il est le
directeur, devient Le Nouvel Observateur.
Jean Daniel en sera le rédacteur en chef et
Claude Perdriel, un jeune industriel rou
lant en Jaguar, l’actionnaire principal.
Pierre Mendès France, qui s’est éloigné de
L’Express, parraine le nouveau journal.
Une augmentation de capital laisse 30 %
des actions à l’ancienne équipe ; 30 % vont
à Claude Perdriel, 8 % au groupe de Jean
Daniel, les 32 % restants étant assurés par
une souscription.
Le premier numéro sort le 19 novem
bre 1964, avec une contribution de Jean
Paul Sartre et une de Mendès. Dans son
éditorial, Jean Daniel précise la ligne : « Si
la gauche se cherche, notre simple ambi
tion est de l’aider à se trouver en favorisant
des débats, en ne refusant aucune analyse
et aucune information gênante pour nos
principes, en resituant les anciens problè
mes dans le contexte moderne. C’est ainsi
que nous pouvons le mieux, pensonsnous,
réconcilier la gauche avec ellemême et lui
donner les véritables armes de l’action. »
C’est le début d’une extraordinaire aven
ture de presse. Et pour Jean Daniel l’occa
sion d’exercer un magistère sur la gauche
française et européenne. Hubert Beuve
Méry avait trouvé en de Gaulle un interlo
cuteur à sa mesure. « Vous êtes l’homme
qui dit non », avait dit un jour le Général au
fondateur du Monde. Ce reproche en
forme de compliment, ni Mendès, évi
demment, ni Rocard et Delors, qu’il sou
tint toujours, ni même Mitterrand, avec
qui les relations furent parfois plus com
pliquées, ne l’adressèrent à Jean Daniel.
Outre la situation de la gauche française,
Jean Daniel consacre nombre d’éditoriaux
au ProcheOrient. Il en devient même très
vite l’un des meilleurs spécialistes. Et l’un
des acteurs. Ainsi, en juin 1970, dans le
plus grand secret, il organise une rencon
tre entre Nahum Goldmann, le président
du Congrès juif mondial, et le roi Hassan II
du Maroc.
Deux ans plus tard, après l’attentat de
l’aéroport de LodTelAviv, il écrit un édito
rial appelant à la « formation de deux Etats,
l’un palestinien, l’autre israélien, qui coexis
teront d’abord, coopéreront ensuite, fu
sionneront enfin. Cela deviendra une né
cessité évidente le jour où les peuples en
auront assez du malheur et de la mort ».
C’est peu de dire que les relations entre
Jean Daniel et le Parti communiste fran
çais furent compliquées. La publication
de L’Archipel du Goulag, l’ouvrage
d’Alexandre Soljenitsyne, déclencha une
polémique entre Georges Marchais,
L’Humanité et Le Nouvel Observateur ac
cusé d’être « un professionnel de la divi
sion de la gauche ». Alors premier secré
taire du Parti socialiste, Mitterrand tenta
de calmer les choses. Sans grand succès...
Même La Pravda y alla de ses accusations
contre Daniel, « cet antisoviétique de gau
che qui cherche à ébranler le régime politi
que des pays du socialisme en ayant re
cours aux services de dissidents ».
Sous le charme de Mitterrand
En 1981, Le Nouvel Observateur soutient
sans réserve le candidat de l’union de la
gauche. Une fois élu, Mitterrand confiera
certaines missions diplomatiques à Jean
Daniel, en Algérie ou au Portugal, par
exemple. « Ce qui m’attache à François Mit
terrand, disait Jean Daniel, c’est qu’il me
parle de la politique avec la distance d’un
historien et de la littérature avec l’intimité
d’un écrivain. » En 1988, il lui consacre un
ouvrage, Les Religions d’un président
(Grasset). Il prend sa défense au plus fort
de l’affaire Bousquet, lorsqu’un autre édi
torialiste du Nouvel Obs, Jacques Julliard,
demande au chef de l’Etat d’avoir le cou
rage de donner sa démission. « Jamais Pé
tain n’a été aussi solennellement con
damné par un président de la République »,
réplique alors Jean Daniel.
Sans appartenir au premier cercle de la
Mitterrandie, Jean Daniel est sous le
charme du monarque républicain. « Il
était difficile d’aimer cet homme, écrira
til, mais comme je l’ai aimé. » Autre for
mule, bien caractéristique du bon
homme : « Je ne voulais pas être ministre
de Mitterrand, mais j’étais enchanté qu’il
y pense. » D’une manière générale,
Jean Daniel n’était pas insensible aux
honneurs. Souvent moqué pour son
narcissisme, il fut ainsi croqué par Ber
nard Frank dans Solde en 1980 : « Quand
Jean Daniel admire, il importe que l’objet
de son admiration se le tienne pour dit
et ne s’avise pas de les compromettre, lui
et son journal, par des fantaisies de lan
gage intempestives. »
Dans un entretien accordé au Monde en
mai 1995, Jean Daniel résumait sa pensée
politique. De gauche : « Je partage aujour
d’hui la position de Camus qui disait : mal
gré elle et malgré moi, je mourrai à gau
che... » Il ajoutait : « Il y a constamment une
tension entre la volonté d’universalité, qui
risque de porter à la dissolution de la na
tion dans le monde, et l’exigence de particu
larité, qui expose cette même nation au re
pli complaisant et stérile sur ellemême. »
Pointant le fait que la machine à intégrer
ne fonctionne plus –« nous avons perdu les
grands mécanismes intégrateurs qu’étaient
l’armée, l’école, l’Eglise, les syndicats et le
Parti communiste » –, il disait, un brin pro
vocateur : « Il n’est ni absurde ni révoltant de
demander à une jeune fille ou à un jeune
homme nés en France de parents étrangers
de confirmer leur volonté de devenir fran
çais. Cela ne me choquerait aucunement
d’avoir à faire cette confirmation moi
même. »
Avec Claude Perdriel, ses rapports furent
à la fois complices et conflictuels. Leur
pacte professionnel était clair : à Perdriel
l’entreprise, à Daniel la rédaction. Il n’em
pêche : les scènes de ménage entre eux fu
rent nombreuses. D’autant plus que leurs
vies sentimentales s’entrecroisèrent
parfois. Lors de la vente du Nouvel Obser
vateur – qui n’allait pas tarder à devenir
L’Obs – aux actionnaires du Monde (Pierre
Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse),
Jean Daniel ne fut pas associé directement
aux discussions.
Sous son règne, Le Nouvel Obs demeura,
vaille que vaille, le lieu des débats de la
gauche française. Mendésiste et camu
sien, socialdémocrate revendiqué, inlas
sable avocat de la paix entre Israéliens et
Palestiniens, Jean Daniel fut un irrempla
çable veilleur du monde.
franck nouchi