Le Monde - 21.02.2020

(Grace) #1
Cahier du « Monde » No 23364 daté Vendredi 21 février 2020 ­ Ne peut être vendu séparément

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L A « U N E » , S U I T E
vE N Q U Ê T E
De l’influence
de Roberto Bolaño
sur la littérature
contemporaine

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L I T T É R AT U R E
vColette Fellous,
Isaac Bashevis Singer,
Agnès Riva,
Rachid Benzine,
Franz Kafka,
Victor del Arbol

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H I S TO I R E
D ’ U N L I V R E
v« Notre corps,
nous-mêmes », du
collectif NCNM

7
E S S A I S
vDeux livres
sur le Hirak, le
soulèvement algérien
né il y a un an

8
C H R O N I Q U E S
vL E F E U I L L E TO N
Jérôme Ferrari
réussit, selon Camille
Laurens, l’exercice
du livre d’entretiens

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S É L E C T I O N
vDans les poches

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R E N C O N T R E
vAnne-Marie Garat :
« J’écris mes
romans autant
qu’ils m’écrivent »

enrique vila­matas
écrivain

L


e secret d’ennuyer est celui de
tout dire », disait Voltaire. Ce
n’était pas, semble­t­il, ce que
pensait le jeune Kafka lors­
que, dans Description d’un
combat (1909), il exigea que
tout, absolument tout lui fût raconté
(« Incontinent je lui criai : – Sortez­les donc
vos histoires! J’en ai assez de vos réticen­
ces! Dites­moi tout de A à Z! Je veux tout
savoir, tout ; j’en brûle d’envie! »).
Entre Voltaire et Kafka, on devine un
arc dans lequel s’encastrent à la perfec­
tion les cinq tendances essentielles de la
prose romanesque de notre temps : celle
de ceux qui n’ont rien à raconter, celle de
ceux qui délibérément ne racontent rien,
celle de ceux qui ne racontent pas tout,
celle de ceux qui espèrent que Dieu se
décidera un jour à tout raconter, et celle
de ceux, enfin, qui ont succombé au
pouvoir de la technologie, laquelle sem­
ble tout enregistrer et rendre superflu
jusqu’au si ancien métier d’écrivain.
Il faudrait situer le Chilien Roberto
Bolaño (1953­2003) quelque part dans le
quatrième groupe. Non parce qu’il aurait
été tenté, à un moment donné, de riva­
liser avec n’importe quel substitut de
Dieu, mais parce qu’avec 2666 (2004 ;

Christian Bourgois, 2008), dans la der­
nière étape de sa trajectoire littéraire, il
chercha le « roman total », une tentative
de tout embrasser qui fut interrompue,
au cours de l’été 2003, par la mort, cette
célèbre spécialiste de la destruction de
tout, à commencer par l’idée d’atteindre
le fascinant ensemble qui excitait
tant Kafka.
La grande réussite du volume qui pa­
raît, le premier des six tomes qui compo­
seront les fascinantes Œuvres complètes
de Bolaño, repose sans doute sur l’auda­
cieuse, et tout compte fait puissante
revendication du rôle absolument capi­
tal que joua la poésie dans la vie et les
livres de l’écrivain chilien. Avoir situé au

premier plan le poète au détriment du
romancier montre combien ses nou­
veaux éditeurs, brillants continuateurs
de l’admirable travail mené à terme pen­
dant ces deux dernières décennies par
Christian et Dominique Bourgois, ses in­
troducteurs en France, ont été inspirés.
Perçu dans tous les pays de l’orbite
nord­américaine – d’une façon y com­
pris obsessionnelle – comme un ra­
conteur, Bolaño fut en réalité jusqu’au
bout des ongles un poète, et c’est pour­
quoi ce n’est nullement un hasard si les

principaux personnages de ses romans
sont aussi des poètes. Je le revois riant au
bord de la mer, à Blanes, en Catalogne,
toujours conscient qu’il devait appren­
dre à évoluer à « la vitesse nécessaire de
celui qui ne veut pas survivre ». Conscient
également – il revient plusieurs fois à
cette image bouleversante dans L’Univer­
sité inconnue (2007 ; recueil inédit en
français sur lequel s’ouvre Œuvres com­
plètes I) – que « la mort est une automo­
bile avec deux ou trois amis lointains ».
Ce sont des phrases énigmatiques – on

ne finit jamais de bien comprendre Bo­
laño, et peut­être est­ce le meilleur éloge
que l’on puisse faire de son écriture –
qu’il aurait pu parfaitement mettre dans
la bouche de James Dean mais que, fina­
lement, prononça dans 2666 un poète
inventé répondant au nom de Benno
von Archimboldi (pseudonyme d’Hans
Reiter), l’un des personnages les plus
charismatiques de Bolaño, un type qui,
comme son créateur, pensait que toute

lire la suite page 2

On ne finit jamais


de comprendre Roberto Bolaño


Le premier tome des « Œuvres complètes » du grand écrivain chilien, mort en 2003, donne à lire


autant d’inédits insolites que de chefs­d’œuvre, de poésie que de fiction. Une réussite


Roberto Bolaño, en mars 2003, à Paris. RAPHAËL GAILLARDE/GAMMA-RAPHO

Benno von
Archimboldi, un
personnage de
« 2666 », l’un les plus
charismatiques de
Bolaño, pensait,
comme son créateur,
que toute la poésie
était et pouvait être
contenue dans un
roman

Franz Kafka.

Alger, 14 février.
RYAD KRAMDI/AFP
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